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18 févr. 2019, 20:07
 One Shot  Une soirée peu arrosée
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JANE ROSENTHAL
(22 ANS)



AOÛT 2029
CHELSEA, MARKHAM STREET


Les réverbères projetaient leur lumière dorée dans la rue baignée d'obscurité, tandis que les couleurs pastels des façades bien propres se laissaient deviner sous l'encre de la nuit. À cette heure de la soirée, Markham Street était calme. C'était l'heure à laquelle les familles se retrouvaient pour dîner. Plus loin, on pouvait entendre l'agitation constante de King's Road, où les trottoirs seraient encore foulés jusque tard, comme l'invitaient ces douces soirées estivales. Jane marchait d'un pas rapide dans la petite rue, tout en regardant sa montre. Elle arriverait juste à l'heure. Elle savait à quel point son père ne supporterait pas qu'elle soit en retard, et avait de nombreuses raisons de ne pas vouloir le froisser en cette soirée. Elle dépassa encore quelques maisons puis s'arrêta finalement devant une belle façade blanche. Elle sentit son estomac se contracter et posa une main dessus. La jeune femme fixa quelques instants la porte vert sapin, illuminée par une petite lumière à côté. À gauche, elle pouvait voir des silhouettes se mouvoir derrière la grande fenêtre. Anxieusement, elle ouvrit le portillon noir et monta les quelques marches menant à la porte. Elle s'arrêta devant puis caressa d'un geste circulaire son ventre, sur lequel était toujours posée sa main, comme pour se rassurer. Elle ferma alors les yeux et respira profondément tout en serrant sa chemise en soie. Enfin, d'un geste hésitant, elle frappa trois fois la porte du heurtoir doré.

« Salut, Jane ! Je suis content que tu sois là. »

Un jeune homme d'une trentaine d'années lui ouvrit la porte. Il était habillé de vêtements parfaitement taillés, à la qualité certaine. Son pull bleu de minuit faisait joliment ressortir ses boucles brunes-dorées. Adriel avait toujours eu ce quelque chose, cette allure élégante, cette présence. Jane sourit à son frère et lui donna une brève accolade, avant de pénétrer dans la maison à la douce chaleur. Elle pouvait sentir les effluves du repas promis venant de la cuisine. Dans le salon à côté, des voix s'élevaient. Jane suivit le bruit et y découvrit sa famille au complet. Assise sur le canapé, les jambes délicatement croisées, ses cheveux poivre et sel tirés en un chignon bas et sa bouche relevée d'un rouge-à-lèvre rouge, Agnes, sa mère, parlait avec sa sœur. Grace alliait la parole aux gestes, ravissante dans sa combinaison fluide noire. Elle portait à merveille son prénom. Son père, quant à lui, était assis dans un fauteuil, les jambes également croisées, ses coudes posés sur les deux accoudoirs et les mains jointes. Son visage était fidèle à ce que Jane lui avait toujours connu ; dur et peu expressif, aux traits renforcés par sa barbe grise. Comme son fils, Henry possédait cette prestance, néanmoins plus autoritaire. Quand Jane entra, il se leva calmement, ses yeux froids braqués dans les siens. Son entrée avait fait naître une tension. Elle régnait depuis longtemps déjà entre elle et ses parents, et n'était pas prête de disparaître.

« Bonsoir, papa.
Bonsoir, Jane. »

Tout en le saluant, elle l'embrassa rapidement sur chaque joue. Sa mère, rigide, se leva et l'imita. Sa sœur vint ensuite à elle et la prit dans ses bras. Il fallait attribuer l'initiative de ce dîner à Grace et Adriel, qui y avaient vu une bonne occasion pour réunir leur famille avant que l'été ne se termine et que chacun d'eux ne reparte vers leurs études respectives. Jane avait d'abord douté de cette idée, mais avait finalement accepté ; la raison en était qu'elle devait parlait à sa famille. Elle savait que le temps la rattrapait chaque jour un peu plus, et quand il la dépasserait, la confrontation serait inévitable et très brutale. Plus que ce qu'elle ne risquait déjà de l'être.

La jeune femme prit place sur un fauteuil. Sur la table basse en face d'elle étaient disposés cinq verres à pieds, ainsi qu'une bouteille de vin blanc. Diverses assiettes servant de mise en bouche étaient également installées. L’apéritif était un incontournable du dîner de famille.

« Puisque tout le monde est là, je pense que nous pouvons commencer. »

Grace attrapa la bouteille de vin déjà ouverte et entreprit de remplir à moitié les verres. Jane sentit de nouveau son estomac se contracter. Elle leva la main en direction de sa sœur.

« Non merci, je n'en veux pas. »

Tout le monde la regarda. Sa sœur parut amusée.

 « Voyons Jane, depuis quand tu n'aimes plus le vin ? 
Ce n'est pas que je n'aime plus, je n'en veux juste pas. »

Grace fronça les sourcils tout en souriant, partagée entre l'amusement et l'incompréhension. Sa sœur n'avait jamais refusé un verre de vin, particulièrement dans un contexte de retrouvailles familiales – aussi froides pouvaient-elles être. Ne serait-ce que par politesse. Quant à sa mère et son père, ils la regardèrent de façon sévère. Elle savait ce qu'ils étaient entrain de penser. Ils avaient fait l'effort de réunir tout le monde, avaient exprès sorti une bouteille de très bon vin, et déjà, Jane semblait vouloir faire preuve d'opposition. N'était-elle pas capable de faire un effort pour une soirée ? Sa mère ne cacha pas son impatience.

« Jane, pour l'une des rares fois où nous sommes réunis, je pense que tu peux faire l'effort de prendre un verre de vin avec nous.
Je veux bien prendre un verre avec vous, mais pas de vin. Un jus de fruit m'ira très bien.
Assez. Grace, puisque Jane préfère faire l'enfant, va lui chercher une bouteille de jus d'orange. »

Son père trancha. Grace s'exécuta, tandis qu'une tension palpable s'installait dans l'air. Personne ne prononça mot. Jane serra les dents ; avant même de venir, elle savait qu'il était impossible que cette soirée se passe calmement. Grace revint alors avec une bouteille de jus de fruit et servit sa sœur. Plus personne ne fit allusion à ce qui venait de se passer, et le sujet de conversation changea. Adriel annonça que ses études de médecine se passaient très bien et qu'elles lui plaisaient toujours autant. Il allait entamer sa huitième année. Quant à Grace, elle poursuivait ses études de magistrature et expliqua ce qu'elle y apprenait. Jane n'écoutait pas la conversation. Ses pensées étaient bien ailleurs. Elle avait de nouveau posé sa main sur son ventre qu'elle fixait des yeux, et exerçait une légère pression dessus. 

« Et toi, Jane ? On ne t'entend pas beaucoup parler. Comment se passe ton école d'art ? »

Tirée de ses pensées par Agnes, elle releva brusquement la tête et retira sa main. 

« Oui ? Oh. Bien, très bien. »

Elle entendit son père émettre un son s’apparentant à un raclement de gorge, preuve de son agacement. Il avait bien vu que depuis le début, Jane n'était là que par sa présence physique, mais c'était tout. Jane savait d'ailleurs pertinemment que sa mère avait posé cette question uniquement par amabilité, et en ça n'avait aucune culpabilité à fournir aussi peu de détails. Elle avait conscience à quel point Agnes comme Henry pouvaient désapprouver la voie qu'elle avait choisie. Depuis le jour où elle leur avait annoncé qu'elle voulait faire de l'art son métier, ils avaient été en conflit. Ils n'avaient pas accepté qu'elle fasse autre chose que de « grandes études ». L'Art c'était bien, l'Art c'était beau, l'Art ça faisait partie de la culture, mais l'Art, ce n'était en rien une carrière. On en appréciait les grands noms, qui avaient réussi à se faire une place dans le milieu, mais c'était tout. Il n'y en avait que quelques uns, et on savait que les autres ne perceraient jamais. Ceux qui se faisaient appeler « artistes » ne marqueraient jamais son histoire et passeraient leur vie à essayer de se faire un nom. L'art, c'était un loisir, mais pas un métier.

Avec cette réponse se termina le temps de l'apéritif et chacun vint s'asseoir autour de la table pour dîner, suivant le plan minutieux pensé d'avance par Agnes. Jane se retrouva ainsi en face de sa mère et à côté de son père, qui était en bout de table. Au centre de cette dernière trônait une bouteille de Château Latour Martillac, que la jeune femme regarda longuement. Depuis plusieurs années déjà, elle avait été habituée à boire du vin, et même du très bon. Chaque bouteille avait toujours été soigneusement choisie en fonction de l'occasion ou du plat qu'elle accompagnait. Et quand un aussi bon cru se présentait devant elle, ce n'était pas dans ses habitudes de le refuser. Cependant, aujourd'hui, les choses avaient changé ; autant qu'elle aurait aimé pouvoir le goûter, elle ne pouvait désormais se le permettre.

La bouteille fut alors subtilisée de son regard par un geste de son père, qui avait commencé à remplir les verres. Agnes, Adriel, Grace, puis finalement Jane. Cette dernière posa cependant sa main sur son verre et lui dit, le regard lourdement planté dans le sien :

« Je t'ai déjà dit que je n'en voulais pas. »

Une atmosphère glaciale s’abattit soudainement sur la table. Chacun avait stoppé ses gestes. La mâchoire de son père se contracta. Son ton devint menaçant.

« Jane, ça suffit.
Je n'en prendrai pas, un point c'est tout.
Je ne sais pas pourquoi tu as décidée d'être obstinée comme cela ce soir et de ficher cette soirée en l'air, mais tu vas arrêter cette comédie tout de suite. »

La jeune femme restait implacable. Elle défiait son père du regard, la main résolument posée sur son verre. 

« Jane, s'il-te-plaît... »

Grace tenta d'apaiser la situation, mais Jane ne lui répondit pas. Elle éprouvait une profonde aversion pour son père ; entre eux, tout était devenu sujet à dispute.
 
« Je ne joue aucune comédie.
Tu enlèves ta main, maintenant. »

Henry avait reposé la bouteille de vin sur la table. Jane ne bougea pas d'un iota. Il lui attrapa alors le poignet et la força à retirer sa main de son verre. Il n'en fallut pas plus pour qu'elle explose. Jane se leva brusquement, se débarrassa de l'emprise de son père d'un grand mouvement, et s'écria alors en frappant la table de sa main gauche :

« Bordel papa, je suis enceinte ! »

La nouvelle tomba comme un poids sur la table. Voilà. Ce qu'elle devait leur annoncer depuis déjà plusieurs semaines était finalement sorti. Henry entrouvrit sa bouche, sans savoir que dire. Grace et Adriel fixaient leur sœur des yeux, la même expression sur le visage. Quant à Agnes, elle laissa tomber sa fourchette dans son assiette.

« Je te demande pardon ?
Je suis enceinte. »

Elle appuya sur le dernier mot, comme si le dire une fois n'avait pas été suffisant. Son père, toujours debout, sembla finalement retrouver l'usage de la parole. Le ton de sa voix s'était calmé, mais était plus grave que jamais.

« Tu es enceinte ?
Depuis combien de temps ? lui demanda sa mère.
Bientôt trois mois, répondit Jane en se rasseyant. »

Un silence pesant s'installa, qui dura de longues secondes. Grace et Adriel restaient muets, ne sachant que dire devant une telle situation.

« Et qui est le père ?
Je ne sais pas. »

Ce fut le coup de trop. Grace prononça un « Jane... » qui se suffisait à lui-même. Adriel regarda sa sœur d'un air complètement abasourdi. Agnes avait passé sa main sur son visage. Mais la réaction la plus virulente de toutes fut sans aucun conteste celle de Henry.

 « Tu ne sais pas ? Tu ne sais pas ? Bordel Jane, comment est-ce que tu ne peux pas savoir ? Comment est-ce que tu ne peux pas savoir une telle chose ? Mais tu as vingt-deux ans bon sang ! Est-ce que tu réalises ? Est-ce que tu es complètement inconsciente ? »

Jane restait silencieuse, la tête baissée vers son assiette, impassible à la colère de Henry. En réalité, elle connaissait le père. Sa relation avec lui n'avait pas été longue, et ils s'étaient séparés depuis longtemps déjà – avant même qu'elle ne sache qu'elle était enceinte. Mais elle savait bel et bien de qui il s'agissait ; elle n'avait seulement pas envie de lui dire qu'elle attendait un enfant de sa part. Elle n'avait plus envie de le revoir, et ne voulait ainsi pas qu'il ait un quelconque lien avec l'être qu'elle portait désormais en elle. Et si elle avait dit à ses parents de qui il s'agissait, ils auraient cherché par tous les moyens à le contacter, même si elle leur avait clairement exprimé sa volonté contraire.

Devant l'absence de réaction de sa fille, Henry s'emporta de plus en plus, et finit par laisser exploser toute sa fureur.

« Jane, est-ce que tu te rends compte ? Est-ce que tu te rends compte ? Alors c'est comme ça ! On te laisse faire ce que tu veux, on te laisse emprunter une filière artistique, et c'est comme ça que ça se finit ! Trois ans, trois ans, on te laisse sortir d'un cadre de vie approprié, et c'est comme ça que ça se termine ! Tu as un enfant avec le premier venu ! »

Jane se releva brusquement, ne pouvant plus supporter les injures de son père, et déversa à son tour toute sa colère.

« Mais c'est une blague ! Est-ce que tu t'entends ? Est-ce que tu réalises seulement l'absurdité de ce que tu dis ? Qu'est-ce que mes études ont à faire là-dedans !
 Tu le sais très bien, Jane ! Vous êtes tous pareils dans ce milieu ! À revendiquer une liberté, à se dire différents, à vouloir avoir un autre mode de vie, mais regarde ce que vous devenez ! Avoir à vingt-deux ans un gosse sans être capable de l'élever, sans avoir même un métier pour le nourrir ! C'est de la stupidité pure et simple ! Vous êtes complètement immatures !
– Quoi ? "On est tous pareils dans ce milieu" ? Mais je rêve ! Elle tapa du point sur le table. J'en étais sûre ! En fait, toi comme maman, n'avez jamais accepté que je m'oriente vers une école d'art ! Vous n'avez jamais accepté que je ne fasse pas ce que vous vouliez, médecine comme Adriel, ou magistrature comme Jane ! Et ça, vous ne le supportez pas ! Vous ne supportez pas que j'ai pris une voie différente que celle que vous m'imposiez !
– On l'aurait supporté, si on savait qu'il y avait une quelconque chance que tu réussisses dans ce milieu ! Mais on était certains que ce ne serait pas le cas, et qu'il n'aurait rien d'autre qu'une mauvaise influence sur toi ! Et bien entendu, on avait raison ! Regarde-toi ! Comment est-ce que tu vas élever cet enfant maintenant ? Est-ce que tu vas le garder ? »

Jane – outre la prolifération d'invectives dont elle ne réaliserait leur portée que bien plus tard –, sembla complètement estomaquée par une telle question, tant la réponse lui paraissait évidente.

« Mais bien sûr que je vais le garder ! Parce qu'en plus vous voudriez que je fasse avorter ? »

Elle regarda son père d'un air complètement abasourdi. Sa mère ne put alors se contenir davantage.

« Mais Jane, tu ne te rends pas compte ! Est-ce que tu as une idée de ce que ça représente d'avoir un enfant ? Est-ce que tu réalises tout ce que cela signifie ? De ce en quoi ça t'engage ? Voyons, tu es complètement immature ! Tu n'as pas l'âge d'être enceinte ! »

Ses yeux posèrent un regard écœuré sur sa mère.

« Vous savez quoi, votre réaction ne m'étonne même pas. Pas une seule fois vous ne m'avez soutenue lorsque j'ai voulu faire de l'art. Pas une seule fois vous ne vous êtes intéressés à ce que j'y apprenais. Vous avez seulement critiqué ! Et maintenant, vous faites exactement pareil ! Vous passez seulement votre temps à juger mes choix ! Eh bien oui, je suis désolée de ne pas répondre à vos attentes, mais il va falloir vous faire à cette idée, je garde cet enfant ! »

Jane avait désormais ses deux mains posées sur la table, haineuse envers ses parents. Henry la fixa dans les yeux, secouant la tête de gauche à droite, totalement incompréhensif, à la limite du dégoût. Il se rassit lentement sur sa chaise, plein d'amertume envers sa fille. Agnes avala son verre de vin d'un trait. Le calme revint, pourtant dénué de toute plaisance. Ce ne fut qu'après plusieurs secondes qu'Adriel osa prendre la parole.

« Enfin Jane, tu ne comprends pas, tu vas te ruiner ton avenir, tu...
– Arrête Adriel, je n'ai vraiment pas besoin que tu en rajoutes une couche. Surtout pour répéter la même chose. »

Grace, qui s'apprêtait également à dire quelque chose, sembla finalement se raviser. Le silence remplaça les cris autour de la table. De longues secondes, peut-être même minutes, passèrent où chacun resta les yeux fixés dans le vide, sans prononcer mot.

Ce fut finalement Henry qui brisa la glace, d'un ton sans équivoque.

« Jane, maintenant, j'en ai assez. Demain, tu vas voir un médecin. Je ne te laisserai pas gâcher ton avenir. »

Jane lui sourit d'un air méprisant.

« Parce que tu penses pouvoir m'y obliger ? »

Elle laissa échapper un rire moqueur.

« Vous savez quoi ? J'en ai assez. Ça suffit, je pars. Je préfère largement me débrouiller seule pour élever mon enfant plutôt que de le laisser grandir auprès d’une famille qui ne veut même pas de lui. »

Elle se leva alors de table et attrapa son sac qui était resté sur le fauteuil. 

« Jane, s'il-te-plaît, ne réagis pas comme ça... »

Elle ne répondit pas à Grace.

« Jane, si tu sors de cette maison, ne reviens pas nous voir en pleurant. »

Elle regarda son père de longues secondes dans les yeux, avant de se décider à lui répondre.

« Ne t'inquiètes pas, ça ne risque pas. »

Elle lui tourna alors le dos, et claqua la porte d'entrée derrière elle. Ils ne le savaient pas encore, mais c'était la dernière fois qu'ils revoyaient Jane avant quinze ans.

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TROISIÈME ANNÉE RP
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