Hua enfonça ses pieds nus dans l’herbe fraîche en relevant la tête pour admirer le soleil matinal suspendu au-dessus de la ligne de l’horizon. Elle sourit comme elle souriait tous les jours à la nature tandis qu’une brise fraîche lui caressait le visage.

Dire qu’elle n’était même pas dans le parc de Poudlard, mais à plusieurs mètres au-dessus de lui, sur le dos d’un dragon légendaire, au cœur du Sanctuaire, une pièce aménagée spécialement pour ses travaux dans la célèbre pagode du Doyen. Ici, les grandes colonnes rouge impérial étaient recouvertes d’une espèce rare de lierre régurgitant qui crachait sans cesse des spores dorés par de petites lèvres vertes dissimulées sous ses feuilles. Les spores emplissaient la pièce entièrement recouverte d’herbe naturelle mais ne se laissaient jamais toucher par qui que ce soit, sauf Hua.

Un bruit de verre brisé obligea Hua à tourner la tête. Une immense racine verte venait de faire tomber une bouteille d’encre — heureusement vide — du grand bureau en bois encastré dans un saule si large que son tronc occupait toute la largeur du mur et ses ramures le plafond.

« Oui, oui, ma belle, je sais. C’est l’heure ! ⁽¹⁾ »

La racine s’entortilla et se rétracta jusqu’à un fabuleux pot en porcelaine aussi gros qu’un baril. Hua noua son tablier dans le dos puis fit de même avec ses longs cheveux avant de saisir une pelle à main dans son établis. Elle passa près d’une haie qui donnait des baies hérissées de pics aussi grosses que des oranges. Elle sélectionna la plus mûre et la réduisit en poudre dans sa main par simple impulsion magique. La poudre termina dispersée sur la terre du gros pot en porcelaine.

Hua, qui avait l’ouïe particulièrement fine, se redressa en entendant des bruits de pas dans le hall. Elle ne fit pas attention au bulbe aux dents en rasoir qui ingurgita toute la terre et la pelle à main qu’elle y avait laissé avant de roter. Elle avança vers la porte et s’y appuya en croisant les bras sur sa poitrine quand elle reconnut la directrice de Poudlard.

« Ils sont partis étudier la faune de la vieille forêt qui borde votre domaine. Ils ne seront pas de retour avant midi. »

Shaka, qui ressemblait à un faon dont le pelage brun était entièrement recouvert de runes orientales, frotta son museau contre les côtes de Hua.

« Bonjour toi ⁽²⁾, lâcha-t-elle en lui décochant un regard amusé. »

(1)(2) Paroles prononcées en mandarin.

C’était pour voir Mei que Kristen s’était déplacée jusqu’à la pagode ce jour-là ; pour tenter de glaner quelques informations sur elle, sa famille, sa magie. Elle avait l’intention de pomper son savoir pour le faire sien, s’en emparer totalement, comme une araignée attire à elle de petites bêtes pour se nourrir. Elle posa sa main sur la tête du dragon et approcha son propre visage, savourant cette confrontation puissante et silencieuse, puis elle grimpa jusqu’à la Pagode. Elle laissa ses chaussures à l’entrée, comme le voulait la coutume, et regarda à droite et à gauche. La Pagode était vide et silencieuse. La directrice de Poudlard fit quelques pas dans la pièce et entendit un bruit de verre brisé, et, quelques secondes plus tard, Hua Cao la regardait, nonchalamment appuyée contre une porte.

Quand elle apprit que les enfants n’étaient pas là, Kristen ne put que répondre par un petit « oh » et se dirigea malgré tout vers Hua, sans trop savoir pourquoi. Sa conscience voulait lui éviter cette confrontation, mais son caractère improbable menait ses pas jusqu’à cette sorcière – cette femme dont elle avait tué le père, quelques mois plus tôt, son père qu’elle avait littéralement coupé en deux, le laissant se vider de son sang. Le père de cette femme, qui était, finalement, à l’origine de tout ceci, puisque c’était de son dragon que venait l’œuf que Kristen possédait et pour lequel se confrontaient trois binômes, issus d’une alliance entre Poudlard et Zhuangyán.

Même si cet homme ne méritait rien d’autre que la fin qu’il avait eue, Kristen était naturellement gênée. Hua devenait involontairement un affreux miroir, et Kristen se voyait à travers elle comme une meurtrière, et de la pire espèce : une sadique insensible, qui prend un malin plaisir à voir jaillir le sang de ses ennemis. Il y avait de nombreuses façons de tuer : celle de Kristen était loin d’être élégante. Hua Cao ne connaissait certes pas les circonstances exactes de la mort de son père, peut-être même ignorait-elle que Kristen en était responsable, mais la directrice de l’école de sorcellerie ne pouvait s’empêcher, elle, de savoir et de se rappeler de tout dans les moindres détails.

La directrice posa ses yeux bleus sur la créature qui était venue saluer Hua, puis observa son environnement : derrière la chinoise, il y avait tout un coin de nature intérieure. C’était épatant. Elle essaya de combler un silence qui devenait pesant en disant :

« Cet endroit m’a l’air charmant. Il me rappelle une clairière que j’avais la chance d’explorer régulièrement, lorsque j’étais étudiante en créatures magiques. »

Se remémorant cet endroit et le bien-être qu’il lui inspirait – d’autant plus depuis qu’elle l’avait montré à Aude, ce fameux jour de leur premier amour -, Kristen se relaxa légèrement et se baissa un peu. Elle plaça sa main à quelques centimètres de la créature, un peu sous sa tête pour ne pas l'effrayer ou lui imposer un contact, attendant – ou non – une réaction de sa part.

Á la grande satisfaction d’Hua, Shaka, le faon sacré, fourra son museau dans la main du professeur Loewy, ses petites oreilles frétillant de plaisir. Hua tira quelques graines de la poche ventrale de son tablier qu’elle confia au professeur Loewy sans lui demander son avis. Son petit univers avait besoin d’être nourri ; maintenant qu’elle était là, la directrice de Poudlard pouvait bien lui filer un coup de main.

« Ne lui en laissez pas plus de quatre par bouchée, ce gourmand a tendance à les gober quand on lui en donne trop, expliqua-t-elle en tournant sur elle-même. »

Joueur, Shaka réclamait déjà son repas au professeur Loewy par de petits coups de museau contre son avant-bras.

« Je ne savais pas que vous aviez étudié les créatures magiques, dit Hua en posant les genoux devant un couple de Noisilleux — deux espèces d’hermines qui se partageaient la même coquille grosse comme un Souafle. »

Elle se rendait compte qu’elle ne savait pas grand chose de cette femme, si ce n’était qu’elle avait tué son père. Cette pensée désagréable la perdit dans un flot ininterrompu de souvenirs tous plus déplaisants les uns que les autres. Il fallut que la femelle Noisilleux lui mordille le doigt pour que Hua retrouve le fil de ses pensées.

« Tenez, murmura-t-elle en ouvrant un bocal rempli à craquer de sauterelles. »

Le couple de Noisilleux se mit aussitôt en chasse, montrant une fantastique capacité à transplaner sur de courtes distances.

Hua se redressa, suça son doigt endolori puis l’enveloppa dans un pansement de sa propre confection.

« Vous voyez le baril contre le mur ? Pouvez-vous l’ouvrir s’il vous plaît, il renferme des oranges congelées dans la glace… mes Oiseaux-du-soleil en raffolent. Tenez, les voilà. »

Trois somptueux oiseaux au plumage jaune orangé, grands comme des cigognes, se posèrent en même temps sur le large balcon qui terminait cette salle fantastique. Chacun d’eux possédait un long bec recourbé sur lequel poussaient d’étranges cristaux bleus.

Sans trop savoir pourquoi, Hua se rendait compte qu’elle n’avait pas croisé une seule fois le regard du professeur Loewy durant ses instructions. Maintenant qu’elles n’étaient que toutes les deux, Hua devait se rendre à l’évidence et accepter que la présence du professeur Loewy la troublait. Elle eut beau prendre une grande inspiration et essayer de changer d’idée, rien n’y fit. La présence de cette femme la perturbait.

Alors, contre toutes les règles de bienséance qui pouvaient exister entre un hôte et son invité, Hua posa la question qu’elle brûlait de poser depuis que le Doyen l’avait mise dans la confidence.

« Comment l’avez-vous tué ? »

Le ton était sobre, mais le coeur d’Hua battait à tout rompre contre sa poitrine.

Kristen suivit à la lettre toutes les instructions d’Hua, savourant ce moment de simplicité. Elle oubliait progressivement sa gêne, se concentrant tout à fait sur les créatures dont il fallait s'occuper. C’était presque comme un retour à sa jeunesse, quand elle se contentait de choses beaucoup plus banales, de cet amour des créatures que lui avait transmis son père. Quand, à Poudlard, elle aidait son professeur de Soins aux Créatures Magiques à s’occuper des hippogriffes et autres crabes de feu, quand ce n’était encore que sa seule véritable passion... Elle s'était parfois demandé si ce n’était pas l’école elle-même qui lui avait fait prendre ce dangereux tournant, par son insuffisance-même, et avait alors conclu qu'il y avait de cela, mais qu'il y avait beaucoup d'elle - donc d'inexplicable - dans ce virage. Kristen avait malheureusement compris que Poudlard ne lui permettrait pas d’atteindre ses objectifs, et comme elle n’avait pu se contenter de son enseignement, de ces mignonnes séances de soins aux créatures, elle avait cherché ailleurs – trop loin ailleurs.

Caressant les animaux qu’elle croisait, se penchant vers eux, ouvrant d’un coup de baguette les boîtes qui contenaient leur nourriture, elle se sentait presque innocente. J’aime tant ces créatures, comment pourrais-je être quelqu’un de mauvais ? Elle grinça des dents en se rappelant que si on faisait les comptes, elle avait fait aux créatures magiques plus de mal que de bien, surtout lorsqu’elle travaillait du côté des Nuisibles.

Hua la ramena à sa cruelle condition et brisa le monde imaginaire dans lequel Kristen avait osé se réfugier pour un instant. Une question, moins de dix mots, et Kristen se redressa. Pendant une demi-seconde, elle pensa : Qui ? et fut navrée de pouvoir se poser cette question. L'image du dragon et de son maître s'imposa à elle après cette fulgurance d'inconscient. Elle ne vit alors plus aucune créature fabuleuse autour d’elle, mais du sang, simplement du sang, jaillissant des tripes de cet homme qu’elle avait massacré, et dans le reflet de ces flaques pourpres, elle se refit tout le film de la soirée de Beauxbâtons.

Alors, Hua savait : le doyen Xixia le lui avait dit. Kristen chercha le regard de son interlocutrice, espérant y dénicher quelques intentions, bonnes ou mauvaises. La directrice de Poudlard était complètement prise au dépourvu par la spontanéité de la question. Crispée, elle répondit :

« Je… ne crois pas que ce soit très important. »

« Je… ne crois pas que ce soit très important, me répondit la directrice de Poudlard. »

Mais pour qui ? Pour elle ou pour moi ?

Sans m’en être rendu compte, je me trouvais parfaitement droite et immobile au milieu de la pièce. Je me trompais peut-être, mais il me semblait que le regard du professeur Loewy était fixé sur mes épaules. Si mon esprit ne me jouait pas un tour — ce qui n’aurait rien eu de surprenant dans cette situation — je pouvais en sentir la brûlure sur ma peau.

Bouger ! Je devais bouger ! Cette idée toute simple me permit de briser mon immobilisme de façade et d’approcher mes trois Oiseaux-du-soleil. Avant de les caresser, je pris soin d’enfiler mes gants en peau de dragon pour éviter de me brûler les mains. S’occuper le corps et l’esprit pour ne pas avoir à sombrer dans des questionnements douloureux, voilà ce que j’essayais de faire. Le Doyen évoquait une sorte de fuite en avant quand j’employais cette méthode, mais c’était une méthode éprouvée et efficace. Certaines questions ne méritaient  tout simplement pas de réponse ; un certain équilibre en dépendait. La réponse du professeur Loewy laissait entendre qu’elle partageait cette philosophie.

Tay-Tay (le plus grand des trois oiseaux) fit claquer son bec d’impatience.

« Pouvez-vous m’apporter trois oranges s’il vous plaît ? demandai-je au professeur Loewy sans me soucier de l’impression que je lui fis à ne pas m’attarder sur ma question. Ils sont affamés. »

Je me rendis compte, une fois encore, que je n’avais pas osé tourner les yeux vers la directrice de Poudlard. Ce qui me semblait de plus en plus une parfaite idiotie. Aussi, je pris sur moi de souffler un peu et de lui adresser un sourire encourageant par-dessus mon épaule. C’était un moyen comme un autre de lui signifier que j’étais passé à autre chose malgré la lutte intense qui se jouait en ce moment même dans ma tête. Mon regret de ne pas avoir étripé moi-même mon géniteur bataillait de toutes ses forces contre ma raison qui affirmait que la finalité était la même : son horrible tête ne reposait plus sur ses épaules.

« Avez-vous déjà entendu parler de ces créatures ? »

A côté de moi, le professeur Loewy avait les mains blanches de tenir les trois cubes de glace que je lui avais demandés. Je relevai l’état de sa main droite mais ne m’attardai pas dessus. Comme toutes les personnes qui souffraient d’une particularité physique, elle devait s’agacer qu’on la fixe un peu trop longtemps.

« Donnez, je vais vous soulager, lui dis-je en lui prenant deux blocs. »

Tay-Tay tenta d’en piquer un au passage, mais j’étais vigilante et sa tentative se solda par un claquement sec dans le vide.

« Elles emmagasinent la chaleur du soleil. C’est de là que leur vient la douceur de leur aura. En revanche, si vous les touchez à mains nues, j’ai bien peur qu’il n’en reste plus rien. Tenez, prenez ces gants. »

Je posai les cubes de glace sur le sol en fixant durement Lin et Thuang pour les tenir en respect puis tendis les gants en peau de dragon au professeur Loewy.

« Tay-Tay est un roublard. Il vaut mieux que vous les portiez. Il pourrait vous brûler sans le vouloir. »

Hua Cao avait accepté la non réponse de Kristen avec une facilité déconcertante. Au début méfiante, parce qu’elle pensait que cela cachait quelque chose, la directrice de Poudlard plissa les yeux en observant son interlocutrice. Finalement, elle suivit une fois encore ses instructions pour nourrir les créatures. Les oranges étaient glacées, ce qui ne manqua pas d’endolorir un peu ses mains, mais il n’y avait là rien d’insupportable. Ensuite, Kristen prit docilement les gants en cuir de dragon que lui tendit la maîtresse de ces créatures.

« J’aime beaucoup les roublards, dit Kristen en poussant le bout de ses doigts au fond des gants. »

Elle lança un regard intrigué à Hua, se demandant quand est-ce que le sujet tabou reviendrait sur le tapis, comme il y était venu la première fois de manière assez brusque. Elle approcha une main de ce Tay-Tay et pencha la tête sur le côté, ce qui lui donnait un air attendri. Malgré les gants, elle sentait qu’à l’approche de l’oiseau, la température augmentait. Elle saisit un cube de glace renfermant une orange et le posa dans le plat de sa main. L’oiseau ne réfléchit même pas avant de toucher de son bec le bloc, qui se mit à fondre instantanément. Il saisit l’orange et la goba comme si cela avait été une simple friandise. Kristen sourit un peu.

« Quel appétit. On dirait mon Fléreur : il serait capable d’avaler une souris tout entière, remarqua-t-elle. »

Ces petites phrases sympathiques ne l’empêchaient pas de penser au père d’Hua, dont elle sentait la potentialité d’un surgissement dans la conversation comme une menace latente et permanente. Cependant, puisque la grande guérisseuse semblait accepter de contourner le sujet pour le moment, Kristen ne prit aucunement le risque d'y revenir.

« J’étais venue interroger Mei Ling. C'est une petite remarquable, n'est-ce pas ? Enfin, je ne repartirai pas déçue. Vos créatures sont une belle découverte. »

Rares étaient les nouvelles à nous parvenir d’Europe, mais quand elles nous parvenaient, elles nous racontaient forcément de grandes histoires conduites par des hommes et des femmes hors du commun. Celle de l’école française n’avait pas dérogé à la règle. Mais là où certaines âmes avaient montré de la curiosité pour le terrible mage noir ou pour le personnel vaincu, j’avais été l’une des rares à porter mon dévolu sur cette directrice étrangère, cette Kristen Loewy qui s’était jetée au coeur de la bataille pour délivrer une école soeur du Mal.

J’éprouvai une certaine curiosité à me trouver aux côtés d’elle désormais, à n’être plus confrontée à un personnage déformé par le prisme de l’histoire mais face à une personne faite d’espoirs et de contradictions. Je l’observai attentivement, et tout dans le moindre de ses petits gestes dégageait une maîtrise de soi remarquable. Ses gestes disaient je sais ce que je fais, et pour sûr, Kristen Loewy ne me donnait pas l’impression d’hésiter en quoi que ce soit. Même face à l’inconnu. Je lui souris en rangeant sa remarque sur un « Fléreur » dans un coin de ma tête ; l’information échappait à mes connaissances mais je jugeai le moment inopportun d’en discuter. Je voulais comprendre cette femme, saisir ses motivations avant toute chose.

Je saisis les deux blocs de glace que j’avais laissé sur le sol et les jetai un peu plus loin, laissant à Lin et Thuang le loisir de se chamailler pour leur conquête. Rassasié, Tay-Tay déploya ses ailes et s’envola.

« Notre faune est remarquable, répondis-je au professeur Loewy en me redressant. Mais celle de votre pays n’a pas à rougir. »

Je me tournai et me décalai de trois pas pour déployer ma magie sans menacer directement ma convive. J’enchainai les signes de la soumission et de l’extension en concentrant l’afflux de magie dans mes mains pour la modeler selon mon souhait. En réponse, les racines du vieux saule sortirent du sol, s’entrechoquèrent, s’entortillèrent, s’élevèrent, s’étirèrent, puis s’immobilisèrent pour former une table et deux chaises enracinées. Je tirai deux verres et une liqueur douce dans un meuble et les disposai en équilibre sur la table.

« Venez, asseyez-vous, signalai-je au professeur Loewy. Nous serons plus à notre aise pour discuter. »

Je pris place et entrepris de servir la liqueur.

« Mei est l’héritière d’une très ancienne tradition magique, dis-je. Elle vous surprendra, c’est certain. »

J’ignorais pourquoi la directrice de Poudlard évoquait Mei plutôt que Qiong ou Chu-Jung mais je connaissais assez bien cette petite diablesse pour deviner qu’elle était allée plus loin que les deux autres dans son besoin d’explorer le vieux château de nos hôtes. Je saisis l’occasion d’aborder un point qui devait certainement trotter dans la tête du professeur Loewy si mon jugement n’était pas erroné à son sujet.

« Le Doyen a apprécié votre geste à l’égard de Chu-Jung. Il est trop fier pour vous le témoigner pour l’instant, mais il vous en est reconnaissant. Vous lui avez évité de sérieux ennuis avec la famille Xue. Une famille très importante comme vous avez pu le constater. »

Les verres servies, je levai le mien et avalai son contenu d’une traite avant de pousser un soupire d’aise.

« Il peut entièrement se consacrer à sa succession maintenant. »

La démonstration de Hua pour faire apparaître ce petit coin formé avec les racines d’un arbre laissa Kristen stupéfaite. C’était une jolie magie, assez proche de ce que les occidentaux pouvaient faire à l’aide de la métamorphose… Mais en plus impressionnant malgré tout. La directrice de Poudlard enregistra l’image de cet arbre formant chaises et table et suivit son hôte. Quand celle-ci lui servit un verre de liqueur, Kristen resta méfiante. Elle n’était pas du genre à accepter une boisson servie par une personne dont elle avait tué le père et qui le savait – même si Hua lui était assez sympathique. Même si la grande guérisseuse but avant elle, Kristen se dit qu’il y avait peut-être quelque chose dans son verre, et elle ne se voyait pas lancer un sort pour vérifier, cela aurait été plus impoli encore que de ne pas boire.

« Je n’ai nul besoin de reconnaissance. Tenter de réparer cet outrage était la moindre des choses, dit-elle avant que Hua n’enchaîne sur la succession du doyen. »

Cette dernière remarque, d’ailleurs, intrigua Kristen. Bien sûr, Xixia se faisait vieux, il était naturel qu’il commence à penser à sa succession. Néanmoins, il devait avoir environ soixante-dix ans : il avait donc encore quelques années devant lui. Il y avait pourtant cet élément troublant, cette petite faiblesse que Kristen avait ressentie dans son homologue chinois, lorsqu’il l’avait frôlée, ce jour-là dans la Pagode.

« Sa succession ? Pardonnez mon indiscrétion, mais… »

Elle hésita un instant. Parler ouvertement de la possible faiblesse d’un grand homme, respecté, n’était pas chose aisée. Il fallait toujours faire preuve de respect et de tact, ce qui n’était pas forcément la spécialité de Kristen.

« Le doyen Xixia aurait-il des soucis ? J'ai senti quelque chose de... curieux, en lui. »

Je constatai avec un amusement certain que la méfiance du professeur Loewy atteignait des sommets. S’imaginait-elle sérieusement que je nourrissais l’intention de l’empoisonner à travers une simple liqueur ? J’expirai mon amusement par le nez et me penchai sur la table pour saisir le verre de mon invitée.

« Permettez. »

Verre que je vidai d’une seule traite, une fois encore. Si le professeur Loewy n’avait pas l’intention de boire, je n’avais, moi, nullement l’intention de laisser une si bonne liqueur prendre de l’âge.

« Sans doute la maladie, commentai-je en posant le verre à côté du premier. »

Comment le professeur Loewy était parvenu à sentir ça, je l’ignorais, mais le fait est qu’elle avait perçu quelque chose de réelle chez mon maître. Il avait beau dissimuler ses maux avec brio, son état n’allait pas en s’améliorant pour autant. La seule idée qu’il ne puisse plus, un jour, diriger Zhuangyán me révulsait. Zhuangyán était Biao Xixia et Xixia Biao était Zhuangyán. Je ne parvenais pas à imaginer les choses autrement. Encore moins sans lui.

Je soupirai et détournai volontairement mon regard pour observer le petit univers qui existait autour de moi.

« C’est sa dernière année à la tête de la cité… je ne sais pas ce qu’il adviendra de lui ensuite, dis-je d’une voix distordue par la peine que la nouvelle me causait. »

J’étais la première à l’avoir appris de sa bouche, il y a de ça six mois, mais j’avais toujours le sentiment de redécouvrir l’inévitable comme si une partie de moi, la plus importante, refusait de l’entendre.

« Ni ce qu’il adviendra de nous et de nos traditions. Zhuangyán a besoin d’être gouvernée par une personnalité puissante, quelqu’un qui fédère l’esprit des trois écoles… mais il me semble que personne d’autre que lui ne possède les qualités nécessaires à l’accomplissement de cette tâche colossale. »

A vrai dire, il y avait bien quelqu’un… Mon petit doigt me disait que si je pensais à cette personne, le Doyen avait dû y penser également, mais rien ne laissait entendre, pour le moment, qu’il était disposé à l’imaginer à sa place et que dire de la rencontrer après tout ce qui les avait séparé…

« Des années passées aux côtés de ses grands dragons l’ont affaibli au point qu’il contracte une forme rare de variole du dragon. Une forme non-contagieuse, mais qui gagne et cherche à détruire l’un après l’autre tous ses organes vitaux. »