Isabel triturait les manches de sa robe de professeur, froissant et défroissant le tissu entre ses doigts dans des gestes mécaniques. Elle aurait voulu repousser cet instant le plus loin possible, ne jamais le vivre, même. Pourtant ses jambes la conduisaient droit dans le Parc de l'école, où elle avait pu voir quelques instant plus tôt Kristen se diriger vers les Dragons de la délégation chinoise. C'était le moment.

Plus ses pas la rapprochaient de sa collègue, plus Isabel sentait son ventre se contracter. Par réflexe, elle posa un main dessus. Sous ses doigts, elle pouvait sentir les rondeurs de la fin du quatrième mois, quasi invisible sous les pans de sa robe. Il y a une semaine, elle avait même senti le bébé bouger pour la première fois. C'était cet événement qui, pourtant rempli d'un aura de joie, l'avait mise au pied du mur de façon presque brutale. Avant cela, la jeune femme savait bien qu'elle était enceinte, mais elle se disait qu'elle avait le temps. Qu'elle pouvait continuer son travail comme si de rien n'était, qu'elle aurait toutes les occasions du monde de prévenir Kristen plus tard. Sauf que ce plus tard était arrivé bien plus vite qu'elle ne l'avait prévu, ou plutôt qu'elle ne l'aurait voulu. Sentir ce bébé bouger, c'était comprendre physiquement, réellement, qu'elle attendait un enfant. Et c'était aussi réaliser concrètement pour la première fois ce qu'elle avait tenté plus ou moins d'oublier depuis ces derniers mois : Kristen devait savoir, et surtout prévoir son remplacement prochain.


Isabel n'essaya pas d'être discrète et finit par rattraper Kristen. D'abord silencieuse, elle resta à ses côtés sans dire un mot, se contentant d'observer les Dragons qu'elle semblait déjà connaître par cœur à force de venir les voir dès que l'occasion se présentait. Mais cette énième observation lui donnait l'occasion de souffler un peu et de laisser son esprit se calmer.
Au bout de quelques secondes, elle tourna la tête vers sa collègue. Elle sentit son cœur s'emballer, cet instant de flottement un peu étrange qu'on ressent quand on s'apprête à faire ou à dire quelque chose que l'on juge important et pour lequel on ne se sent pas tout à fait prêt. Dans une poussée d'adrénaline, elle ouvrit enfin la bouche.

« Il faudrait que je vous parle, Kristen. »

La trentenaire se trouva bien trop solennelle, bien trop sérieuse. Mais elle ne pouvait faire autrement. Elle se sentait si tiraillée, entre le bonheur que lui procurait son état, et la contrariété de ce qu'il signifiait pour son travail. Ainsi, elle retourna à sa contemplation des Dragons, préférant détourner son regard de Kristen, réfléchissant aux différentes façons de l'annoncer.

Kristen avait une vraie fascination pour les dragons. C’étaient des créatures majestueuses, terrifiantes et souvent incomprises. La directrice de Poudlard était pourtant décidée à ne pas en avoir peur : elle était toujours décidée à ne pas avoir peur de ce dont tout le monde de normalement constitué avait peur, ou du moins appréhendait. Par principe. Elle tenait son œuf de vouivre contre elle, dans une sacoche en bandoulière qu’elle gardait sous son manteau, et allait aujourd’hui à la rencontre des dragons de la délégation chinoise. Ce n'était pas la première fois. Elle voulait simplement leur rendre visite, les regarder en silence, croiser leur regard. Si elle avait pu, elle y aurait passé des heures chaque jour.

Elle était minuscule en face d’eux. Elle levait la tête à en avoir un torticolis et lorsqu’ils baissaient la tête, approchant d’elle leur gueule immense, elle ne faisait qu’un geste : elle tendait sa main, les regardait dans les yeux et posait quelques doigts sur le bout de leur tête. Puis, ils relevaient la tête et observaient le domaine comme s’ils en étaient les rois.

Bientôt, Isabel la rejoignit. Elle commença par ne rien dire, ce que Kristen apprécia : Isabel n’était pas du genre envahissant et elle respectait les moments sacrés. La directrice de Poudlard sentit le regard de sa collègue se poser sur elle. Apparemment, Isabel avait quelque chose à dire. Kristen continuait d’observer les dragons, le regard fixe.

« Eh bien, parlez-moi donc, Isabel. Je vous écoute. »

Isabel hocha la tête, autant pour signifier qu'elle avait entendu – ce qui était inutile puisque Kristen continuait de regarder les Dragons – que pour se donner du courage. Imitant sa collègue, la jeune femme continua d'observer les créatures face à elles. Cela rendait les choses moins officielles, plus banales...

« Je. Je suis enceinte. C'est prévu pour cet été. »

… Plus banales mais pas anodines pour autant. Et comme à chaque fois, ces paroles firent naître sur le visage d'Isabel un sourire qu'elle ne parvenait à contrôler. Il était là, affiché, et ce malgré son appréhension. Car oui, elle avait peur de la réaction de Kristen.
Jusqu'ici, les personnes à qui elle en avait parlé ne pouvaient qu'être heureuses pour elle. Qu'il s'agisse de son compagnon, de sa mère, sa sœur, ou même son médecin. Une grossesse, pour eux, cela ne représentait que quelque chose de positif, ils étaient heureux pour elle et hormis Kyle, cela ne les engageait pas personnellement ni n'impactait leur vie. Mais qu'est-ce que cela représenterait pour Kristen ? Isabel n'en savait rien, et c'est bien cela qui l'angoissait.
Le sourire d'Isabel s'effaça un peu de son visage.

« Je ne pourrai pas assurer mes fonctions l'année prochaine. »

Le dire à voix haute était un coup de massue pour Isabel. C'était là la seule ombre à sa grossesse – et quelle ombre ! Ce travail représentait tant pour la jeune femme qu'il lui était pénible de l'arrêter, même pour un an. Mais c'était un moindre sacrifice pour le bonheur qu'était d'avoir un enfant.

Pour un an. C'était ce que voulait bien penser Isabel. Mais après tout, était-elle si irremplaçable aux yeux de Kristen ? Personne n'était irremplaçable. Et Kristen était sa patronne bien avant d'être... d'être quoi ? Elle n'était ni de sa famille, ni même ce qu'on pourrait appeler une amie. Et c'était ce lien très professionnel qu'elle entretenait avec cette femme qui faisait peur à Isabel.
Car longtemps la jeune femme ne s'était vue que comme un pion dans l'échiquier de Kristen Loewy. Si mystérieuse et imprévisible femme. Et que vaut un pion s'il ne sert à rien ? On change de tactique, on mise sur un nouveau pion et on oublie l'ancien. Mais Isabel ne voulait pas être oubliée, ni être mise sur la touche. Si elle trouvait personnellement qu'une relation de confiance s'était installée entre elle et sa collègue au fil des ans, et même que cette dernière avait montré un changement certain de comportement depuis qu'Aude Luneau était entrée dans sa vie – changement plus que positif aux yeux d'Isabel -, Kristen n'en restait pas moins Kristen. Et, dépendante professionnellement des choix de cette femme, Isabel appréhendait sa réaction.

« Enceinte » ? À ce mot, la tête de Kristen pivota à 90 degrés et ses yeux scrutèrent sa collègue. Puis, par réflexe, elle baissa les yeux sur le ventre d'Isabel, mais ne vit rien de très concret sous ses vêtements. Elle tourna un peu son corps, désormais plus intéressée par ce que lui disait sa sous-directrice. Elle laissa planer un silence après cette révélation : elle commençait déjà à élaborer des plans étranges dans sa tête, réfléchissant aux conséquences de la grossesse d’Isabel, de ce qu’il conviendrait de faire ensuite, de son remplacement… Finalement, elle décida de sourire un peu et dit :

« Félicitations. C’est une excellente nouvelle. »

Elle fit une pause, haussa légèrement les épaules et ajouta :

« Bien sûr, je ne suis pas ravie que vous nous quittiez. Mais pensez d’abord à votre famille, c’est le plus important. Nous réglerons le reste en temps voulu. »

Elle commençait déjà à réfléchir à qui pourrait remplacer Isabel pour l’année prochaine. Avec la présence des Chinois jusqu’en septembre à peu près, elle aurait besoin de quelqu’un pour la soutenir dans l’organisation de tout un tas de choses. D’ailleurs, chaque nouvelle année à Poudlard apportait son lot de surprises, et il lui fallait absolument quelqu’un pour la seconder. Elle avait beau être très indépendante et vouloir tout gérer seule, il était important de sentir qu’il y avait quelqu’un pour assurer le coup au cas où. Isabel avait toujours été parfaite dans ce rôle.

« Savez-vous déjà si c’est un garçon ou une fille ? »

Les félicitations de Kristen firent plaisir à Isabel. Elle sentait les battements de son cœur se calmer petit à petit. Rien n’était pourtant réglé, elle ne savait toujours pas comment allait se passer l’année à venir ni de quoi seraient faites les suivantes. Mais la jeune femme apprécia que sa collègue ne lui parle pas tout de suite de ça. Mieux encore, que Kristen lui dise qu’elle n’était pas ravie de son départ sonnait aux oreilles d’Isabel comme un grand compliment. Agréablement touchée dans son orgueil, Isabel esquissa un sourire qu’elle se garda de montrer, détournant la tête vers le château comme si elle avait entendu quelque chose.

Isabel s’était attendue à terminer là la conversation. Elle savait par expérience que Kristen ne s’étalait que rarement en paroles inutiles ou causette de politesse. Elle fut donc étonnée de la question de sa supérieure, ce qui se lut un instant sur son visage qu’elle tourna rapidement vers elle. L’enseignante ne prit cependant pas la peine de douter de la sincérité de Kristen, trop heureuse de parler un peu de son enfant, qui que soit la personne en face – un truc de femme enceinte, il parait.
Elle posa une main sur son ventre, faisant s’épouser le tissu de sa robe aux rondeurs de son corps. Elle baissa les yeux sur cette courbe nouvelle et pourtant familière et sourit de nouveau.

« Non, je n’ai pas voulu savoir. Elle haussa les épaules. Je préfère me concentrer sur sa santé, le reste n’a pas d’importance. »

Une pensée qu’elle aurait aimé déjà avoir il y a de ça presque neuf ans. Isabel éloigna d’un battement de cil l’image de Levi qui lui venait en tête. Ce n’était pas le moment. Elle inspira un grand coup, et se tourna vers Kristen.

« Je ne vais pas vous déranger plus longtemps. Nous reparlerons de l’organisation de mon départ plus tard, ajouta-t-elle en écho aux paroles de sa collègue. »

Elle adressa un sourire à Kristen, regarda un instant les Dragons, et se décida enfin à faire demi-tour pour rejoindre le château, le cœur et l’esprit un peu plus léger.