Stanislav baissa sa baguette mais ce répit ne fut que de courte durée : il saisit fermement le bras de Kristen et, étant désormais plus proche, il la dominait de toute sa hauteur. Ces démonstrations de force étaient peu utiles, mais elles montraient à quel point Stanislav était pressé par ces révélations. Inquiet, peut-être ? Pouvait-il seulement éprouver une once d'inquiétude ? Kristen soupira à nouveau : les aventures d'Elina lui avaient valu plus d'une conversation désagréable... Jusqu'ici, elle n'avait pas souhaité mentionné son nom, car elle considérait que ce n'était pas le plus important - seul comptait le résultat, et donner une telle information à Stanislav aurait pu mettre en danger la jeune professeure. Cependant, elle voulait obtenir la confiance de ce mage noir, et discuter avec les sorciers de son genre n'était jamais chose aisée.

« Nous avons obtenu cette information peu avant votre arrivée, dans la Grande Salle. Je doute que les élèves aient pu tous l'entendre, moins encore comprendre ce que cela signifiait. C'était une discussion ardue, j'imagine que la plupart des jeunes ont décroché à un moment ou à un autre. Les adultes, en revanche, y ont certainement été plus attentifs, bien qu'il n'ait pas été question de votre lien de parenté. Seulement d'un nom. »

Kristen releva le menton, fixant Stanislav droit dans ses yeux verts. Peut-être que son regard serait perçu comme insolent, mais Kristen n'était pas du genre à franchement s'écraser. Elle parlerait, certes, mais il était hors de question que de son visage disparaisse sa fierté. Son calme digne, quelque peu résigné peut-être, semblait contraster avec l'impatience du mage noir.

« Elina Montmort a été championne du tournoi des trois sorciers organisé ici il y a quelques années. J'imagine que vous vous souvenez de cet événement... Les Lignées ont réussi à la piéger et à la conduire dans leur Académie pour l'interroger. Comme vous l'avez entendu, ils sont intéressés par quelque chose qui est ici à Poudlard. Nous savons maintenant de quoi il s'agit. Apparemment, ma baguette les intéresse toujours aussi. »

Elle n'évoqua pas les Conjurateurs, mais ses explications semblaient déjà fort plausibles. Après tout, elle ne disait que la vérité ; elle omettait simplement quelques informations, qu'elle-même avait eu un mal fou à obtenir. Si Elina était déjà une jeune femme forte avant sa détention à l'Académie des Arts Obscurs, elle en était ressortie changée. Fermée, bornée, franchement secrète.

« Elina a été secourue avant d'avoir pu livrer la moindre information aux Lignées, du moins je le crois. Ce sauvetage n'était pas de mon fait ; alors qu'elle avait disparu depuis plusieurs jours, elle est revenue, tout simplement. Il semblerait que le Ministre... L'ancien Ministre y était pour quelque chose, mais j'ignore l'intérêt qu'il y trouvait. »

Les vents noirs continuaient de s’entrechoquer autour de Stanislav et Kristen. La violence des chocs n’en était pas moins grandissante au fil des minutes.

Concentré malgré la succession de crépitements et de chuintements qui émanait de cette barrière, Stanislav restait cramponné au bras de Kristen tandis qu’il reconstituait mentalement le puzzle que lui exposait la directrice de Poudlard. Ainsi, toutes les personnes présentes dans la Grande Salle au moment de son arrivée avaient entendu le nom de sa fille, nom qui avait été ouvertement associé à l’académie des Arts Obscurs. Cette Elina Montmort, dont il avait déjà croisé la route au cours du dernier duel auquel il s’était livré avec Arseni lors de la troisième épreuve du Tournoi des Trois Sorciers, était sans nul doute possible à l’origine de ces informations. Stanislav se nota de lui soutirer la vérité plus tard. Pour l’heure, il lui fallait s’assurer d’une chose bien plus importante.

L’énigme qui entourait le séjour d’Elina Montmort au sein de l’académie des Arts Obscurs et plus encore son sauvetage inattendu attendrait.

Faisant preuve d’une dextérité étourdissante, Stanislav lâcha le bras de Kristen pour mieux le piquer à l’aide d’un couteau qu’il saisit à sa ceinture. Le mouvement s’avéra d’une telle rapidité, que Kristen eut à peine le temps d’imaginer que Stanislav allait la poignarder qu’elle réalisait aussitôt qu’il n’en était rien du tout. Une seule petite goutte de sang perla de son poignet. Goutte sur laquelle Stanislav appliqua son pouce en empoignant fermement le bras de son interlocutrice comme pour contenir l’écoulement.

« Bee ! »

Le 4^ème Gouverneur de la secte des Noirfangueurs (1) fendit la barrière noire. Cette petite femme menue avisa l’état de la situation et sembla immédiatement comprendre de quoi il en retournait en posant ses yeux sur le pouce du Grand-Maître, tel qu’il était appliqué sur le poignet de Kristen Loewy.

« Votre Excellence, vous voulez que je me fasse Juge de ce Serment Noir ? demanda la jeune femme. »

Stanislav acquiesça, les yeux rivés sur Kristen.

« Nous jouons tous à un jeu dangereux, professeur, dit-il. Que cela me plaise ou non, vous êtes désormais du même côté de la ligne que moi. Je ne prendrais donc aucun risque. Je vais m’assurer que votre loyauté me revienne dans cette histoire. Par ce Serment Noir, vous allez me promettre d’effacer la mémoire de toutes les personnes que vous entendrez mentionner le nom de ma fille au sein de votre école, toutes sans exception. Je vous conseille d’employer vos professeurs à cette tâche, avant de retourner le procédé contre eux. Serafina devra disparaître de la mémoire collective de Poudlard. Est-ce clair ? »

Il tourna sa baguette magique vers le poignet enserré de Kristen.

« Voyez cela comme un échange de bons procédés. Nous avons contribué aux défenses de votre école, à vous de contribuer à la défense de notre projet. »

Ce fut comme une petite piqûre, comme une écharde un peu douloureuse ou un piquant de cactus. Kristen n'avait eu qu'une demi-seconde pour penser que Stanislav l'attaquerait ou lui trancherait le poignet, mais sa précision était époustouflante. Juste un petit point. La directrice de Poudlard resta un moment les yeux rivés sur la main de Stanislav, dont le pouce empêchait le sang de couler. Certains de ses doigts touchaient la cicatrice qu'elle s'était faite elle-même, quand elle avait voulu se débarrasser de sa main meurtrie mais n'en avait pas eu le courage, et s'était finalement contentée de s'entailler le poignet. Son regard fut arraché de cette partie de son corps qui n'avait que trop souffert quand la dénommée Bee - son nom allait bien avec la piqûre infligée par Stanislav - traversa la barrière de vents noirs pour les rejoindre.

Serment Noir... Kristen n'y avait pas pensé tout de suite, mais elle connaissait cette forme de magie. C'était quelque chose de bien plus inquiétant qu'un Serment Inviolable. Le Serment Noir obligeait littéralement la personne engagée à aller au bout de son serment : il n'était pas question de s'en dérober en acceptant de mourir. Si l'on pensait à ne pas tenir sa promesse, l'esprit tombait sous le contrôle de celui qui avait prononcé les termes du serment, et le sorcier perdait toute possibilité de faire autre chose que ce qu'il avait promis. Kristen déglutit. Elle qui n'aimait pas être contrainte et préférait faire les choses parce qu'elle le voulait bien se sentit prise au piège. En l'occurrence, elle aurait fait ce que Stanislav lui demandait, comme elle l'avait d'ailleurs suggéré. Ce Serment lui semblait inutile et surtout franchement contraignant.

Kristen sentit que le regard du mage noir l'accrochait, et elle soutint ce regard, écoutant attentivement ce que le frère maudit d'Arseni avait à lui dire. Actuellement, elle ne cherchait plus à percevoir une trace de son ami dans cet homme : c'était vain. Et pourtant... Elle ne pouvait s'empêcher de se demander si elle aurait agi autrement s'il avait été question d'Owen.

« Et vous reviendrez effacer ce souvenir de ma mémoire, à la fin ? fit-elle tandis que ses yeux se plissaient. »

Il était hors de question qu'elle consente à ce que qui que ce soit touche à sa mémoire à nouveau. Elle avait déjà trop perdu à cause d'une modification de mémoire. Maintenant, elle voulait simplement savoir, et garder ses savoirs pour toujours ; même ceux qui coûtaient chers, même ceux qui hantaient ses nuits.

« Je ferai le nécessaire pour que vous sentiez que votre fille et votre secret sont en sécurité. Mais il me faudra du temps pour m'occuper moi-même de la mémoire de mes collègues. »

Certains individus n’étaient pas fait pour être compris. Stanislav Stoyanov le premier.

« Non, souffla le ministre bulgare et Grand-maître de la secte des Noirfangueurs. »

Non, il ne reviendrait pas pour effacer la mémoire de Kristen quand tout le reste serait accompli. Il n’en ressentait pas le besoin. Kristen Loewy pouvait bien apprendre son secret, il avait le sentiment inexplicable qu’elle ne le trahirait jamais. C’était écrit au fond de ses yeux bleus.

Une aiguille s’enfonça soudain dans son cerveau. Stanislav serra les dents pour ne rien laisser transparaître de la douleur qui se diffusa lentement dans tout son corps tandis qu’il détournait son regard vers Bee. Satanées migraines, songea-t-il. Elles étaient de plus en plus fréquentes depuis quelques temps. Un peu trop à son goût. Il se jura de mandater quelqu’un pour lui trouver un antidote, une fois de retour en Bulgarie.

« Je suis prête, Votre Excellence, déclara le 4^ème Gouverneur en dégainant sa baguette magique. »

Stanislav prit une profonde et discrète inspiration avant de ramener son attention sur Kristen.

« Serafina détruira l’académie des Arts Obscurs de l’intérieur, une fois qu’elle en aura assimilé tous les secrets, lui révéla-t-il en s’armant d’un sourire triomphal. A présent, promettez. Promettez-moi d’effacer la mémoire de toutes les personnes que vous entendrez mentionner le nom de ma fille au sein de votre école. Promettez-moi de faire disparaître Serafina de la mémoire collective de Poudlard. »

Bee pointa sa baguette sur l’endroit où Kristen avait été piquée par Stanislav. Des volutes de fumée noire se mirent aussitôt à s’échapper de la piqûre malgré le pouce que Stanislav gardait appuyé dessus.

« Et je vous promets en retour de vous soumettre totalement à ma volonté si vous deviez briser ce voeu, ajouta Stanislav avec une froideur qui découlait bien plus de la migraine qui lui dévorait la cervelle que d’une réelle antipathie à l’égard de Kristen. »

« Le Tribunal Noir attend vos voeux Kristen Loewy, psalmodia Bee. »

Aux injonctions de Stanislav, Kristen se permit un très léger sourire. Ce besoin de recevoir une promesse, par Serment Noir qui plus est, était vraiment significatif. Kristen avait l'impression d'être de plus en plus capable de déceler qui était Stanislav Stoyanov, au fond. Elle s'en était déjà doutée quand elle avait disséqué la relation de Stanislav à son frère, mais tout cet ensemble de réactions pour ce qui touchait à sa fille ne faisait que confirmer ses doutes. Amour. Que ne ferait-on pas par amour ? Stanislav et Kristen n'étaient pas si différents l'un de l'autre. Le sentiment le plus complexe, le plus difficile à maîtriser, l'amour, pouvait certainement leur faire perdre tout contrôle. Les plus belles pertes de contrôle de Stanislav ne venaient-elle pas de là ? Elle se mit même à penser qu'il devait y avoir une raison à peu près similaire à tout ce qu'il avait fait jusqu'ici, bien qu'elle n'aurait su dire laquelle précisément. Pour l'amour de quoi, de qui, était-il devenu ce qu'il était aujourd'hui ?

En l'occurrence, Kristen n'aurait pas utilisé son enfant pour détruire les Lignées, si elle en avait eu la possibilité. Trop dangereux ; et Stanislav mesurait visiblement ce risque énorme qu'il prenait. Ce Serment en était la preuve concrète.

La directrice de Poudlard prit une inspiration, releva le menton et, après avoir jeté un bref coup d’œil à son poignet, harponna le regard du mage noir. Une promesse se fait les yeux dans les yeux.

« Je vous promets, Stanislav Stoyanov, d'effacer de la mémoire de tous ceux, dans cette école, qui prononceront le nom de votre fille, l'hypothèse même de son existence, et ainsi de la faire disparaître de la mémoire collective de Poudlard. »

A chaque mot que Kristen prononçait, la fumée noire décrivait un large cercle qui venait s’enrouler autour de nos poignets comme un bracelet. Le procédé, loin de m’échapper, constituait le ciment du Serment Noir. La magie qui vibrait en moi entrait en résonance avec celle contenue dans le sang de Kristen, formant cette matière gazeuse, noire comme la suie, qui, par injonction du Juge, s’enroulait autour de nos poignets sans y laisser la moindre trace. La volonté sincère gravée dans le voeu de l’assermenté s’inscrivait au plus profond de son être, de sorte à le pourrir de l’intérieur si, par folie, il décidait de rompre son serment. Kristen Loewy était-elle assez folle pour en arriver là ? J’en doutais sérieusement. Captivé par la profondeur de son regard, je commençais tout juste à réaliser que nous étions peut-être bien façonnés d’un matériau étrangement proche. Ce qui sous-entendait qu’elle avait parfaitement mesuré le risque lié à un tel serment.

« Le Tribunal Noir accepte vos voeux, Kristen Loewy, déclara Bee au terme du procédé pour en sceller définitivement le contenu. »

Je lâchai le bras de Kristen mais continuai de soutenir son regard emprunt, il me semblait, d’une once de défi. Du coin de l’oeil, je captai le recul de Bee et, au froissement de ses vêtements, déduisis qu’elle avait rangé sa baguette magique. Cette entrevue était terminée. Je tendis mon bras derrière moi et saisis cette matière vivante qui tourbillonnait autour de nous depuis le début. D’un mouvement rageur, mes doigts crispés comme s’ils me retenaient au bord d’un précipice, je mis fin à l’encerclement de ténèbres.

L’extérieur de Poudlard s’imposa de nouveau à nous, changé. L’école britannique était désormais une île, et deux arbres majestueux entrelacés l’un autour de l’autre auraient presque fait de l’ombre au château en lui-même s’il n’était déjà pas si lugubre. J’avisais les mouvements d’une créature que je connaissais bien, parmi la toison verte qui s’étendait sous la voûte du dôme magique, puis ramenai mes yeux sur Kristen. Mes migraines semblaient s’être volatilisées, tout d’un coup. Un silence tonitruant nous entourait, elle et moi…

Je lui souris… ou plutôt il me sembla qu’il en fut ainsi dans mes rêves… car je ne conserva aucun souvenir tangible des quelques secondes qui suivirent. Je sentis tout juste mes pensées vrillées et une voix au fond de moi prononcé avec mon intonation :

« Merci. »

La fumée noire qui unissait nos bras, ses yeux verts dans mes yeux bleus, nous étions désormais deux âmes liées par un même secret, par un même serment. Inexplicablement, je me sentis poussée vers ce double et comme rapprochée, par la même occasion, de l'ami que j'avais perdu ; de cet ami unique que je n'avais su ni retenir dans ce monde, ni protéger, ni aimer à la hauteur de ce qu'il aurait mérité. J'entendis à peine la conclusion du serment, captivée par les pupilles de cet homme. J'aurais voulu y plonger tout à fait pour retrouver le regard noisette d'Arseni - il avait des yeux si particuliers -, gratter ce vert pour y trouver un peu de mon ami.

La lumière revint, et avec elle Poudlard tout entier, mais aussi l'espace et le temps, qui étaient devenus deux notions abstraites dans cet encerclement de ténèbres où seul subsistait la présence de Stanislav Stoyanov. Un peu sonnée, j'observai les alentours et constatai à quel point mon école avait continué sa métamorphose pendant que nous étions enveloppés par l'obscurité. Il m'était difficile de revenir à cette réalité, et ma réaction ne fut pas à la hauteur de la prouesse magique que supposait la transformation quasi-totale de cet environnement qui était le mien.

J'aperçus le sourire de Stanislav Stoyanov, qui me transperça le cœur. Ce n'était pas un sourire habituel, ce n'était pas nos genres de sourire, ceux des gens de notre espèce : amusés, dédaigneux, supérieurs, désolés par la stupidité d'autrui, compatissants parfois, condescendants surtout. C'était un sourire d'une autre sorte, qui ne pouvait pas appartenir qu'à Stanislav. Il y avait une part d'Arseni dans ce sourire. Mon impression se confirma quand mes oreilles perçurent ce mot pourtant très simple : merci. Stanislav Stoyanov était-il capable de remercier ? La circonstance valait-elle ce merci ? Il devait exiger, ordonner, non laisser le choix et remercier. Oui, il y avait du Arseni dans ce merci aussi.

J'eus l'impression tenace de pouvoir le toucher du doigt. J'aurais voulu profiter de ce surgissement de lui pour lui dire tout ce que je n'avais jamais pu lui dire. Je serrai le poing pour empêcher ma main de se lever vers ce visage. Mes yeux me jouaient des tours, ma vision me sembla presque brouillée, et le visage d'Arseni se confondait avec celui de Stanislav. Aurais-je eu cette impression si je n'avais pas su qu'il était encore là, quelque part au fond de ce cœur rongé par les ténèbres ? Je ne crois pas. Mais peu importait, puisque je le savais, et qu'ainsi, je le ressentais. Je serrai les dents, trop émue pour pouvoir dire quoi que ce soit qui ne fut pas complètement stupide, et détachai mes yeux de ce visage confus. Perdue dans tout ce que mon cœur voulait dire, je bloquai ses mouvements incontrôlables et pris une intonation polie :

« Je vous ai retenu suffisamment longtemps. Elena vous guette peut-être toujours. »