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19 févr. 2020, 16:51
Pyros  Solo 
16 janvier 2045
Parc — Poudlard
4ème année


« Elle va mal. »

Je crispe les mâchoires et tourne les yeux de l’autre côté pour ne pas voir le museau de Zikomo levé vers moi. Il fait froid ce midi, le parc est secoué par les bourrasques de vent et les quelques tas de neige qui s’élèvent ci-et-là se recouvrent d’une fine couche de glace. Je renifle, arrange l’écharpe autour de mon cou et me renfrogne dans ma cape. Être assise sur ce rocher ne m’empêche pas de laisser parler mon corps angoissé : mon pied frappe en un mouvement rapide et régulier contre la roche et mon coeur s’agite dans tous les sens.

Encore une fois, je suis seule. Je suis souvent seule, les midis. Alors cette fois-ci,  j'ai décidé de quitter la table pour oublier combien c'est douloureux de me rappeler que depuis Thalia, être seule m'est beaucoup moins agréable. Avant, avant les vacances de Noël, cela n’arrivait jamais. Même si tout était étrange depuis le Bal, moi et Thalia n’avons *presque* pas changé. Nous mangions ensemble le midi, et le soir, nous passions notre temps ensemble à travailler, à être sans obligation.
Mais depuis la rentrée, plus rien ne va. Non, plus rien du tout.
Ma gorge se gonfle et je bats des paupières pour éviter que les larmes ne s’installent dans mes yeux. Je jette mon regard en direction des deux arbres qui règnent sur l’école pour me forcer à penser à autre chose.

C’est impossible. J’y pense tout le temps.
Thalia.
Elle est…
Je n’arrive même pas à le formuler tant ma peine est grande. En revenant des vacances, je pensais la retrouver ; je voulais la retrouver. J’en avais besoin, comme j’ai eu besoin d’elle depuis la Chose. Mais elle n’était plus là. Non, elle était tout le temps absente, tout le temps silencieuse, tout le temps morose. C’était toujours pour elle, pour sa foutue tristesse, pour sa putain de peine, pour ses problèmes de merde. Il n’y en avait que pour elle ! Elle qui pleure dans son lit, elle qui pleure en cours, elle qui pleure tout le temps sans voir, par Merlin, sans voir que moi aussi j’ai envie de chialer ! Elle ne voit rien, elle est aveugle, elle est conne. Elle ne m'écoute pas, ne me regarde pas, ne veut pas passer du temps avec moi. Elle ne pense qu’à elle, foutue égoïste ! Sa tristesse, je la vomis.

« Elle va mal, Aelle ! »

Zikomo appuie ses pattes contre ma cuisse. Je lui lance un regard, hausse les épaules et me détourne. Il me regarde quelques secondes durant. Je sens la force de son regard. Je me demande à quoi il pense. Mais il n’est sûrement pas bien objectif puisqu’il adore Thalia ; évidemment qu’il pense à sa douleur sans vouloir parler de la mienne. Evidemment. *J’les déteste tous les deux*.
Merlin, les larmes envahissent mon regard.
Je les déteste de se liguer contre moi.

« Laisse-moi, Zik, » marmonné-je tout en sachant qu’il ne me laissera pas.

Je ne veux pas parler, je ne veux pas penser. Je veux seulement arrêter d’attendre des choses qui n’arriveront jamais. Un soir il y a peu, j’ai eu trop d’espoir ; ça m’a fait mal. Nous étions dans le dortoir avec Thalia, juste elle et moi (Zikomo était Merlin sait où). Je pensais que nous allions faire comme avant : discuter, sourire, rire parfois, travailler, lire, profiter ensemble du silence. Ouais, j’étais heureuse. Tellement heureuse que j’ai ramené des friandises et du jus de citrouille et que j’ai installé tout cela sur mon lit et que je l’ai traîné derrière moi.

« Viens Thalia, on va s’installer là ! »

J’entends encore ma voix prononcer ces mots. Et je vois encore son regard vide et son visage exempt de toute émotion. Je me revois renvoyer dans les abysses de mon coeur la blessure qu’a créé ce manque de réaction. Je me revois m’inventer un sourire, m’imaginer pleine d’une force que je n’ai pas. Nous nous sommes installés sur mon lit, oui. Nous l’avons fait. Et après ? Après, j’ai appris que le silence était une chose dégueulasse.
J’ai parlé.
J’ai parlé et encore parlé.
Je ne sais même plus ce que j’ai dit. Mais je me rappelle parfaitement du manque de réaction de Thalia et des réponses complètement à côté de la plaque qu’elle me donnait. Si elle s’était entendue ! On aurait dit une parfaite idiote. Une débile avec son air perdu, ses paroles sans aucun sens. Puis tout à coup, elle a agit. Oh oui, elle s’est levée, m’a marmonné quelques paroles de bonne nuit sans fondement, puis est partie rejoindre son lit. Voilà ce qu’elle a fait. Voilà ce qu’elle m’a fait. Elle m’a laissé toute seule parce qu’elle n’avait pas envie d’être avec moi. Tout change depuis Noël. Si les premiers jours, cela m'angoissait, désormais je suis pleine d'une rage douloureuse. C'est de sa faute à elle, sa faute à elle.

Alors je n’ai pas envie de penser qu’elle va mal, puisqu’elle ne pense pas à moi. Je n’ai pas envie de comprendre ou de m'appesantir sur ses pleurs. Parce que moi je suis venue la trouver une ou deux fois la nuit, accompagnée de Zikomo, pour la tirer de ses songes ; je m’installais près d’elle dans le lit (et je déteste être si proche, pourtant !) et avec Zik on s’amusait à lui raconter tout un tas de trucs débiles jusqu’à ce qu’elle s’endorme. Mais elle, elle n’a jamais rien fait. Rien du tout. Ni vu que son comportement était blessant, ni compris qu’elle me trahissait en me mentant si effrontément. *’façon, ça s’voit*. Ouais, et c’est précisément cela qui me fait si mal. *Ça s’voit qu’elle s’en fout d’moi, maintenant*. C’est foutrement douloureux, cela me donne constamment envie de chialer. *Y’a plus d’toujours qui tienne*.
Non, il n’y a plus rien qui tienne.

Il n’y qu’une explication à son comportement. L’origine m’est inconnue — je ne sais pas pourquoi elle pleure la nuit et pourquoi elle se meurt de tristesse — mais les conséquences sont claires et limpides : Thalia me tourne le dos. Elle a décidé que je n’étais plus assez bien pour elle, que je n’étais plus suffisante. Que je ne méritais pas sa sincérité, ni même son attention. De fait, elle m’ignore complètement ; elle ne mange plus avec moi, c’est à peine si elle m’écoute, elle préfère passer du temps avec son frère et elle disparaît toujours Merlin seul sait où — sûrement avec un Autre dont la présence doit lui être bien plus agréable que la mienne.

J’essuie avec rage les larmes qui coulent sur mes joues et détourne un maximum la tête pour ne plus sentir sur moi le regard de Zikomo. Ma respiration est laborieuse, mais j’essaie de la contrôler. J’essaie de ralentir le flux de mes larmes et de ne plus ressentir la tristesse et la colère qui me pourfendent le coeur. Je préfère enterrer la première sous la seconde. Oui, la colère est bien plus aisée à ressentir. Ma colère a une raison d’être, pas ma tristesse. Alors je l’attise, *c’est sa faute !*, je l’attise, *la sienne !*, jusqu’à ce que mes larmes disparaissent, supplantées par un masque de rage inébranlable.

« Aelle… » Zikomo prend sa voix de vieillard. Celle qu’il prend toujours lorsqu’il va me faire la leçon ou me dire quelque chose qui me déplaît. Je ne le regarde pas, mais baisse légèrement la tête. Je peux l’écouter désormais, maintenant que j'ai revêtue mon armure de haine. « Elle va mal, ça ne veut pas dire qu’elle t’aime moins. »

Un léger sourire s’affiche sur les lèvres glacées de mon masque de Rage.

« Tu comprends ce que je veux dire ? »

Je le regarde enfin, le Mngwi. Je tourne la tête vers lui, plonge dans ses yeux dorés *et lui, quand est-ce qu’il m’aimera plus ?* — je mourrais si cela devait arriver un jour — et hoche la tête de haut en bas.

« Oui, j’comprends. »

Mais en fait, je ne comprends rien du tout. Je crois que Zikomo a compris que je viens de lui mentir, parce qu’aussitôt il s’impose sur mes cuisses et se roule en boule entre mes doigts entrecroisés. Sa présence me fait si chaud au coeur que mon masque de glace manque de s’effondrer.
Je le laisse couler, rien qu’une seconde, pour apprécier la chaleur d’un ami.
Il m’en restera au moins un quand Thalia aura définitivement disparue de ma vie.

- Fin -