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04 sept. 2017, 10:09
Éclipse  Solo 
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[ 30 JUIN 2042 ]
Charlie, 12 ans.
1ère Année, Dernier Jour

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Ne t’approche paaaaaaaaaaaaas.
N’essaye paaaaaaaaaaaas.
Tu n’y arriveras paaaaaaaaAAAAAAAAAAAAAA


*Raaaah !* J’HURLAIS DE TOUTES MES FORCES. *Lâche-moi ! LÂCHE-MOI !*. CETTE SALOPERIE M’ATTAQUAIT. Une masse sombre, granuleuse, extrêmement lourde me broyait ! Elle ne m’enveloppait pas, ELLE M’ÉCRASAIT ATROCEMENT. *J’VAIS TE TUER, BORDEL !*. C’est moi qui allais la tuer ! *Hein ? HEIN ?!*. Je ne respirais plus, mes yeux allaient exploser, je sentais que ma gorge allait éclater dans ma bouche, je sentais mes côtes transpercer mes poumons. Je ne bougeais plus. Je n’en pouvais plus.
*AAAAAAH !*. Un cri bestial, guttural. Happée par la poitrine, on me tirait avec une force surhumaine, je traversais la Brume à une vitesse suffocante. Non ! Je ne traversais rien ! C’était noir, si noir, noir, noir. Mes poumons se gonflaient. Pourquoi tant de noir ?! Pourquoi tant de… Où est-ce que j’étais ?

*Si looooourd*. Avec l’impression de déplacer un rocher de plusieurs tonnes, j’ouvris mes paupières écrasantes. Trempée de sueur, j’essayais de cligner des yeux. Ce n’était pas des clignements que j’ordonnais, mais plutôt une danse étrangement lente de mes paupières. Je pouvais observer ma vision s’obscurcir à une vitesse atrocement lourde, et je contemplai la lumière revenir avec le même flegme. *Roule, roule*. Lumière qui augmente. *Descends, vite*. Lumière qui décède. Tentant de mouvoir mon corps mouillé, je gémis faiblement. J’étais lourde. Tout était lourd en moi. Je ressentais chaque pulsation de mes veines, chaque étirement de mes tendons, chaque soupir de mes tympans. C’était un spectacle personnel particulièrement gratuit et horrible. Je ressentais tout, si silencieusement. Moi, ma respiration et ma transpiration. Nous étions là, priant pour que tout s’arrête rapidement. Battement sourd. Mes paupières me faisaient souffrir. Elles abrutissaient ma perception. Pourtant, je pouvais quand même voir ce rayon de lumière oblique percer mon dortoir. Enfin… Rayon était un mot bien faible. C’était plutôt une cataracte de soleil qui dansait mollement. Il faisait tellement chaud. Tellement, tellement. Ma peau brûlait. Je n’arrivais pas à supporter cette chaleur. Le froid n’avait aucun effet sur moi, contrairement à cet enfer qui m’enveloppait la chair et m’obligeait à suer abondamment. Forçant sur mes yeux, j’essayais de grimacer pour voir autre chose que ma vision brouillée, cette vision si pleine de mes propres horizons qui ne débouchaient sur rien. Entre les aspérités de mon regard, ce halo de chaleur, puis ce silence morbide. *’trop chaud*. Je tirais sur mes muscles du dos qui semblaient prêts à craquer, à se déchirer brusquement. Enfin, la position assise. Mes mains entre mes jambes encore couvertes par cette couverture de l’enfer. D’un mouvement brusque, je jetais la couette par-dessus mon lit. Je me sentais si mal.

‘erde !

Je sautais sur mes jambes, ne faisant pas attention à l’éclair de douleur qui monta de mes talons, et je me précipitais de toutes mes forces dans les toilettes. Me jetant par terre, protégeant mon visage de justesse contre le coup sur la cuvette, je vomis violemment dans ce trou. De gros morceaux pâteux, ignobles, me faisaient pleurer de douleur. Mon estomac frappait dans ma gorge, comme pour justifier cette projection de nourriture fermentée. Ma bouche était en feu et je ne voyais toujours pas grand-chose, à part mes horizons de traits noirs horizontaux, infinis ; mes cils si proches de ma vision. Je trouvais ça étrange de voir des traits horizontaux alors que mes cils étaient verticaux. Ça n’avait aucun sens. Tout comme mon dégueulis qui maculait les surfaces nacrées de cette cuvette. Aucun sens. Je venais de me réveiller, et j’étais déjà en colère. Vraiment aucun sens.

La robe légère que je portais collait ridiculement à ma peau ; et avec sa couleur beige mouillée, c’était comme ne rien porter du tout. Je me demandais comment mon corps pouvait tant suer. Heureusement qu’il n’y avait personne dans les dortoirs pour cette dernière journée. Cette après-midi où j’étais seule, où les dortoirs étaient vides d’Autres et de leurs matériels inutiles, où je pouvais ramasser mes affaires sans entendre le moindre gloussement insupportable. Je savais que me réveiller à une heure si tardive était une bonne idée, les filles de mon dortoir étaient trop prévisibles ; elles avaient sûrement rangé leurs affaires ce matin, et maintenant, elles devaient très certainement se raconter de la merde entre elles dans un coin du château. C’était bien. Je pouvais être tranquille, pour une fois, dans ce dortoir que j’avais tant déserté.
Le contact dur de cette cuvette était mon ancrage. J’étais appuyée dessus, comme si elle était une rambarde pour ne pas tomber dans le vide. Le vide du vomi. Appuyée sur cette cuvette comme pour narguer ce qui venait de s’extirper de mon corps sans mon autorisation. Mais j’avais décidé de l’endroit où l’abandonner. C’était moi qui avais décidé que mon vomi finirait dans cette cuvette, et ça, personne ne pouvait le changer. Je décidais. L’odeur âcre commença à me faire manquer d’oxygène, serrant une dernière fois mon ancrage, je crachais dans cette partie de moi-même qui était partie. Si elle voulait s’en aller, qu’elle se casse. Mais mon mépris, lui, restera. Je crachais une deuxième fois, puis je poussais sur mes mains pour me remettre debout. Une vive douleur au genou gauche m’informa que je m’étais écorchée avec ce sol trop dur.
*Ha…*. Un soupir intérieur, comme un soulagement de ma vision retrouvée. Plus d’horizons incohérents, plus de vide dans mes yeux. Maintenant, j’étais ce vide. Ce vide trop plein. Je préférais ça, j’étais mieux habituée.

Difficilement, j’arrachais cette robe à ma peau. Elle était si bien collée qu’elle aurait pu se confondre avec mon propre corps si j’avais été plus blanche. C’est ainsi que je m’avançais sous la douche, nue et enduite de sueur de longues heures cauchemardesques. L’eau qui coula sur ma tête pour commencer à creuser ses propres sillons éphémères sur ma peau me fit tressaillir, j’étais surprise à chaque fois. Je ressentais l’effet de chaque sillon, et ils étaient tous différents. Le sillon qui traversait mon échine était désagréable, presque irritant, il prenait trop de place et avait été brusque dans sa traversée de ma peau. Par contre, le sillon qui traversait mon buste était doux, comme un murmure, il était fin, aussi mince qu’un ongle aventurier, légèrement oblique et déviant, il épousait mes côtes inférieures et semblait mourir vers le bas de mon dos, comme un câlin subtil. Un instant spécial, qui me surprenait à chaque fois, un instant qui ne dure qu’un instant ; puis qui meurt, simplement. Donc, la mort, tous les sillons se mélangèrent librement, créant un gros pâté d’eau sur moi, s’entrechoquant et perdant toute nature sensitive ; me faisant perdre la mienne par la même occasion. Maintenant, c’était de l’eau, simplement, qui coulait sur moi autant que je le voulais ; mais je ne voulais plus. Parce que, à présent, je pouvais choisir, mais je n’avais plus envie de choisir. Moi, ce que je voulais était simple. Je voulais rester bloquée dans cet instant où seulement deux filets courageux ont creusé ma peau et ont fait exploser mon touché ; je voulais ce moment-là… Mais je n’avais pas le choix. Je n’avais jamais le choix dans les moments que je voulais. Des instants qui durent autant qu’un instant, que j’aimerai vivre éternellement. Je soupirais faiblement, au moins, aujourd’hui, je rentrais à la maison.

Dix mois. Longs et haletants. Les pires de toute mon existence. Avant Poudlard, je pensais avoir atteint le sommet de la douleur. Jusqu’à que je découvre la Douleur. La Vraie. Celle que j’avais enterrée au plus profond de moi-même depuis quelques semaines. La colère omniprésente n’était pas un problème, tant que je tirais ma langue à la Douleur. Je l’avais battue, je l’avais détruite par ma propre volonté. Jamais je n’oublierai cette journée d’abandon du piano. Autant que cette journée face aux yeux putrides et provocateurs de ce gars. Avant ces deux instants, je ne cauchemardais jamais ; maintenant, oui. Mais je m’en foutais, je n’oubliais pas que je faisais un beau bras d’honneur à la Douleur, et c’était tout ce qui comptait. Je me surprenais moi-même par ma propre indifférence. Je n’avais plus l’envie de comprendre, ni mes envies ni mes besoins. Peut-être les avais-je perdus, tous deux.
*Tss…*. J’envoyais mon poing violemment contre le mur qui me faisait face. Éclair. Sillon de douleur. « Ah ! ». Ça m’avait échappé. « Bordel ! ». Ça aussi. La douleur cognait dans mes phalanges, déformait mon visage, me rappelant que ce que je venais de faire était royalement stupide. Pourtant, je ne pouvais m’empêcher d’être satisfaite ; cette douleur que je ressentais, elle me réveillait un peu. Elle m’avertissait légitimement de sa voix aigüe : abrutie, c’est vraiment bête ce que t’as fait, abrutie ! *Je sais*. Je sais, mais je ne regrette pas, parce que je venais de frapper le mur de ce château, je venais de frapper cette enceinte que je détestais tant. Je haïssais Poudlard et tout ce qui était dedans, j’abhorrais ces couloirs gigantesques, ces escaliers sans logique, ces cours mortifiants, ces élèves sans âme, ce lac si brillant, ces sous-sols si éreintants. Je ne supportais pas ces levers de soleil sans éclat, ces couchés si silencieux, cette herbe si humide, ces larmes si douloureuses, ces regards si vides, Son Regard si… si… Je levais la tête vers la source d’eau qui ruisselait sur moi, et j’ouvrais les yeux, accueillant ce débit ni trop fort, ni trop faible. *Son Regard*. Ça faisait partie de La Vague. Et je ne voulais pas en entendre parler. De toute façon, je ne pouvais plus. Je l’avais perdu.
Je me demandais si j’étais dans l’obligation de revenir l’année prochaine. Je n’en avais aucune envie. Je ne voulais pas de cette vie de colère et de haine. Je ne voulais plus vivre comme ça. Se lever chaque matin avec l’envie de tout casser était fatigant. Je ne me rappelais plus la dernière fois que ma bouche s’était tordue pour dessiner un beau sourire. Non, je ne souriais plus. Je ne riais plus. Je faisais qu’imploser, sans fin. Je parlerais à Papa, je ne reviendrais pas ici, je ne voulais pas. Je m’en allais de Poudlard, j’étudierais à la maison, Papa avait l’argent pour me payer un maître en magie, il ferait comme le piano. Comme il l’a toujours fait. Je ne me risquerais plus jamais à me laisser atteindre par les Autres.
D’un mouvement rotatif, j’arrêtais le flot aqueux. Je me massais doucement la main droite que je venais de blesser. Juste avant de frapper, j’étais persuadée que je pouvais anéantir le mur d’un seul coup, qu’il se briserait superbement, éclaterait sous la colère que je déployais. Bon Dieu ! J’étais sûre qu’il implorerait ma pitié, qu’il se renfermerait dans son effroi, qu’il hurlerait son agonie. Toutes mes convictions s’étaient écroulées avec le choc et la douleur ; elles rampaient à présent, transformées en illusions meurtries, traduites par ce rictus de haine qui ne quittait pas mon visage. J’oubliais à chaque fois à quel point ces murs et ce sol pouvaient être durs, si durs. Par précaution, je vérifiais qu’il n’y avait personne dans le dortoir avant de sortir. Personne ne verrait mon corps sans mon autorisation, et dans ce château, personne n’avait cette autorisation. Toute ruisselante, je me dirigeais vers mon lit pour me saisir de ma robe rouge et or ; je préférais la mettre sans m’essuyer, la chaleur était trop élevée pour ce luxe inutile.
Tant d’éclat dans cette fenêtre. Je venais de m’arrêter, en plein milieu du dortoir, et je contemplais le ciel bleu si bleu de cette fenêtre ouverte. Un bleu éclatant, aveuglant, mais si banal. Tellement banal que je ne faisais plus attention à cette couleur, alors qu’avant, je l’aurai au moins remarquée. C’était ce que je faisais, d’ailleurs. Remarquer que je devais le remarquer, ce qui retirait tout le charme du geste. Ce n’était plus une chose que je remarquais, mais une chose que je devais remarquer. Alors, si j’étais entraînée dans ce rouage d’obligation, autant aller jusqu’au bout. J’attendais qu’un oiseau passe, qu’il déchire cette couleur et cette obligation. En fait, j’attendais que quelque chose d’inattendu arrive, que ça bouge, bordel ! Qu’il se passe quelque chose ! Un soupçon de vie, juste une once extrêmement minime de vie, c’était tout ce que je demandais.
Un silence. Une absence. Accueil du Rien. Ce vide… si vide. J’en demandais trop, ou le monde n’était pas assez suffisant. Pas assez satisfaisant. Le ciel était juste là. Sans début, sans fin, sans contour, sans forme. Aucune attention pour moi, alors qu’il était mon unique sujet de concentration.
*Dommage* souffla ma conscience, profondément. Ce mot tourna dans mon sang, car ma déception était de taille. J’avais des attentes envers ce ciel. Ouais, c’était dommage. Non pas à cause de l’absence d’oiseau ou d’événement imprévisible, j’avais déjà abandonné l’idée d’être surprise depuis longtemps. Ce que je trouvais réellement dommage, c’était cette couleur bleue ; dommage qu’elle n’était pas un peu plus éclatante. Le ciel aurait pu, à ce détail près, être mon exact opposé.

Dans ce cadre qui sentait tant l’expression d’une force, je voulus créer moi-même l’imprévisibilité. Je levais ma main à la hauteur de mon visage et la posait au milieu de mon champ de vision. Encadrée par le ciel bleu, lui-même encadré par les murs du dortoir, cette vue avait un air d’œuvre un peu pourrie que Papa exposait dans ses galeries. Pour de l’argent. J’enroulais mon index, puis l’annulaire et l’auriculaire. Laissant mon majeur léviter tranquillement dans ce ciel bleu si bleu. Mon doigt était assez éloigné de mon regard pour que je le voie en contre-jour, bien noir, sans profondeur, mais avec un contour bien distinct. Le voilà mon oiseau, un corbeau-doigt-d’honneur du plus bel effet. Ma pensée ne me fit même pas sourire, c’était plutôt une remarque. Une précision sans importance. Mon intérêt pour le ciel était mort. C’était en partie à cause de mon intervention sur celui-ci. Dès que je touchais à quelque chose, je ne pouvais m’empêcher de projeter toute ma force dedans, ce qui rendait ces choses impures ; elles perdaient de leur éclat, de leur scintillance. Elles étaient simplement le résultat de mon passage : mornes, maussades, sans intérêt quelconque. C’est bien pour ça que j’avais décidé de m’éloigner de tout. Je ne devais plus essayer de toucher à ce qui ne m’appartenait pas, je détruisais tout. Et parfois, ça me touchait bien plus que ce que je pouvais bien m’imaginer. Une légère odeur d’humidité remontait dans mes narines, j’avais beau être trempée, j’étais sûre que l’odeur ne venait pas de moi.
Je baissais ma main et l’observais un instant, sans ce découpage dans le ciel.
*Eh bah…*. Ma peau avait une couleur assez blanchâtre, ça faisait bizarre avec mon teint mat. Je ne me sentais vraiment pas bien depuis mon réveil. Depuis tout ce temps que je faisais semblant d’être malade, il fallait bien que je finisse par l’être réellement.
*Arh !*. Une douleur soudaine dans la poitrine m’obligea à me courber en deux. Haletante. Je restais un instant dans cette position. Mon buste tirait de l’intérieur, une douleur sourde tordant mes yeux. En plus d’être malade, j’étais mal en point. Mes forces étaient endormies. C’était comme si mes mouvements étaient articulés par des fils entremêlés. J’avais du mal, tout simplement. Respirant profondément, je repris lentement ma position debout, puis j’avisais mes mains pâles et je les agitais frénétiquement. Si le sang ne circulait pas bien, alors j’allais le forcer à circuler cet enfoiré. Même si ça faisait mal, ressentir mon corps s’agiter n’était pas désagréable. Depuis fin Mai, je simulais une douleur à l’abdomen à Miss Lloyd, abusant de mon statut de malade chronique. Ainsi, elle m’avait autorisé à sécher beaucoup de cours ; surtout ceux des professeurs les moins protocolaires. Comme les Sortilèges ou la Magie du Monde. Les autres matières étaient plus chiantes à esquiver. Des gryffons venaient souvent me voir pour me donner les devoirs, sans plus, parce que je ne voulais rien de plus de leur part.
Miss Lloyd ne me l’avait jamais dit, mais je sais que ces choses ne se disent pas, elles se ressentent. Et j’ai ressenti sa compréhension ; elle savait que je simulais, depuis le début. Malgré tout, elle m’avait autorisé à rester certains jours avec elle. Comme si elle acceptait mon exaspération des cours ou quelque chose dans le genre. J’avais raison depuis le début, j’étais faite pour m’entendre avec les adultes. C’était des Autres qui n’étaient pas vides, ce qui ne leur retirait pas ce statut d’intérêt très limité, mais ils comprenaient un peu mieux que ceux de mon âge.

Encore mouillée, j’observais la petite flaque qui s’était formée sous mes pieds. Clapotant légèrement dedans, je levais la tête pour regarder mon lit. Je devais m’habiller, sinon, j’allais être en retard pour le Poudlard Express. Je m’élançais. À quelques centimètres d’atteindre ce textile, mon regard vrilla. Braqué. Et braquée. Silence. Lourde. J’étais bloquée. Je sentais les traits de mon visage s’affaisser au sens propre du terme, comme la cire d’une bougie, me consumant lentement. Quelque chose brûla dans mes cuisses ou mon ventre, ou les deux, je ne savais pas. Perdue. Il n’y avait que ce grand tissu, cette grande cape, lourde, qui avalait tout mon regard. Toute mon attention. Tout mon être.
*Oh…*. Je me sentais gênée. Horriblement. Mais pas cette gêne passable, surmontable, oh foutrement non ! C’était cette gêne extrême, ce malaise saisissant qui me donnait envie de cavaler comme un taureau possédé. Depuis quand était-elle là ?! Cette foutue cape accrochée ! Cette cape qui semblait vivante avec un corps à l’intérieur. Un corps. *N’Y PENSE PAS !*. Ses Formes. *TU NE TE SOUVIENS PAS !*. Si je me souviens… *BON DIEU !*. D’un seul bond, j’atterris sur mon lit, fit une roulade tout en saisissant ma robe, puis je dégringolais sourdement de l’autre côté du lit. L’espace était trop faible pour une roulade complète. Mon dos criait à la douleur, mais je ne l’écoutais pas. Je me relevais rapidement, puis je jetais ma robe sur mon corps et la boutonnais le plus rapidement possible. Tremblant dans ma précipitation. Arrachant un bouton dans ma hâte.
Puis je m’arrêtai, brusquement. Tout s’arrêta. Absolument, tout. Ma bouche tiquait. Mes mains étaient nouées sur les boutons malmenés de ma robe. Le silence m’englobait, m’écrasait ; dévoilant ma propre médiocrité. J’étais ridicule, ridicule.
*Ridicule, abrutie*. Lentement, j’enroulais mes propres bras autour de mon buste, essayant de me réconforter dans cet enfer de chaleur. J’avais les joues en feu, je ne voulais pas penser au fait que je rougissais. J’avais honte. Les yeux fermés sans m’en rendre compte, je respirais difficilement, comme si chaque inspiration était une corvée d’efforts. *Tu n’t’en iras donc pas ?*. Dit ? Jamais ? Alors, je la forcerais à s’en aller. Mes yeux s’ouvrirent rapidement, je n’avais plus les paupières lourdes, je ne sentais plus la douleur dans mon corps, il ne restait plus que cette haine. Cette Haine. Je contournais mon lit, puis je me baissais pour sortir ma valise. L’ouvrant à la volée, je pointais mon regard sur la cape accrochée juste à ma droite. Cette maudite cape. Aujourd’hui, je ne la mettrais pas. La saisissant, je la projetais au sol, le souffle qu’elle créa me surprit un instant, avant de mourir mollement. « Ferme-là » murmurais-je.
J’ouvris le tiroir à côté de mon lit, saisis les manuels qui se baladaient à l’intérieur, puis je les posais à côté de ma valise. Sautant sur mes jambes — la robe extrêmement légère tournoyant au gré de mes mouvements, très différente de la lourde cape qui avait l’air d’avoir sa volonté propre — je ramassais quelques parchemins qui trainaient, ma plume et des vêtements sales. Retournant ma valise pour pouvoir tout remettre dans l’ordre, le sachet contenant mon argent se renversa. Des pièces jaunes, marron, grises. Je n’y comprenais rien. Je savais que j’étais riche, c’était tout ce qui importait. Collectant les pièces avec une certaine brutalité — je tremblais de colère ; ou de honte — je sentais le feu s’attiser sur mon visage. J’avais du mal à distinguer, mes émotions se mélangeaient férocement. Le tintement des pièces lorsqu’elles s’entrechoquaient était assourdissant. Me relevant, je saisis ma valise et la posais sur mon lit, puis je me mis à jauger mes affaires éparpillées par terre. Elle était là. Intacte dans sa destruction, si pure dans son essence. Mon ancienne baguette. Tordue, presque totalement cassée. Je n’avais jamais lancé le moindre sort avec. Elle était réellement pure. Brisée avant de briser. Si les Autres portaient leur regard sur cette baguette, ils en seraient sûrement attristés. Moi, j’en étais fière. Car grâce à ça, je l’ai vu me sauter dessus. Cette projection vers moi, unique. Son corps déformé par je-ne-sais-plus-quoi. J’avais du mal. Mes souvenirs étaient brouillés, ils me faisaient mal à la tête. Ils me mettaient en colère ; ou plutôt, ils accentuaient ma Haine. Je saisis mon vestige et le jetais au fond de ma valise, puis, juste par-dessus, je claquais ma cape avec plus de force que voulu. Elle prenait une place monumentale.

Oh la barbe !

Je n’avais pas envie de ranger méticuleusement mes affaires, alors j’ouvris mes bras et deux voyages plus tard, mes affaires étaient entassées avec un beau bordel digne de ce nom. Je fermais le battant puis je m’assis sur la valise pour tasser le tout. Sautillant dessus et tirant sur la fermeture éclair en même temps, je réussis à fermer cette foutue valise. Si pleine de choses pour certaines inutiles, pour d’autres, si précieuses. Il n’y avait pas de juste milieu, que des extrêmes. Sautant sur mes pieds, je saisissais fermement cette malle et la tirais vers moi. Elle tomba lourdement sur le sol du dortoir, faisant vibrer la pierre du château et me tirant en arrière sous la force du choc. Elle m’avait arraché le bras, mais je ne voulais pas écouter ma douleur. Ma Haine grondait, j’avais chaud dans cet enfer. *Ah oui !*. Mes cheveux n’étaient pas attachés. Ils étaient tellement fins et tellement lisses que je n’avais pas besoin de les coiffer. Mais je n’étais plus tellement sûre de ça, maintenant, j’avais l’impression qu’ils étaient gras. D’un tour de main, je les attachais. J’avais chaud. Je saisis ma valise. J’avais l’étrange impression d’avoir encore plus chaud qu’avec ma cape. Je sortais de mon dortoir pour la dernière fois, enfin. Si chaud.

je suis Là ᚨ

06 déc. 2017, 17:35
Éclipse  Solo 
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[ 31 AOÛT 2041 ]
Charlie, 11 ans.
Veille de la Rentrée en 1ère Année à Poudlard





Mon pied se posa par terre avec une lenteur presque insolente. Les muscles extrêmement tendus, je mordais ma langue avec force ; pour limiter mes bruits respiratoires. Je sentais l’oxygène me refroidir mes dents apparentes, je pouvais presque entendre son agonie silencieuse lorsqu’il s’échouait sur ma langue. Aucun son buccal, une discrétion totale ; si je pouvais virer le bruit de mes bottines. Être discrète avec ce genre de chaussure était carrément une torture. J’essayais de ne pas trop écraser le sol de mon poids, ça me donnait l’impression d’être plus furtive, même si je savais que c’était un comportement débile. Sur la pointe des pieds, je décollais ma jambe en retrait avec la précaution d’un chirurgien. Ma mâchoire se serra un peu plus, je sentais presque mes dents supérieures rejoindre leurs jumelles inférieures ; ma langue s’écrasant sous la pression exercée. *Presque…*. Une annonce de victoire, un chuchotement d’encouragement, une illusion pour moi-même, juste pour occuper mon impatience. Il me fixait. Juste en face. Là ! Ce gros rat des égouts. Ses yeux luisaient à cause de l’ombre des bâtiments, ils étaient l’inverse de mon propre regard, qui brillait uniquement dans la clarté. Encore deux mètres. C’était très peu. J’allais réussir à lui déglinguer sa gueule. L’étau de ma main se resserra encore plus sur ma batte de baseball. Son contact dur et si rugueux me donnait une confiance encore plus puissante que d’habitude. Toutes les aspérités de mon arme se gravaient sur ma peau tendre, je ressentais une très légère douleur qui me donnait encore plus de force. La jambe droite toujours en l’air, je l’avançais à une petite distance, je ne pouvais pas faire de grands pas, sinon ma discrétion allait être foutue. Aussi lentement que doucement, je posais la pointe de ma bottine sur le sol. Un bruit d’écrasement perça la tranquillité relative. *Foutus gravillons*. Le boucan des voitures, des passants, des appartements et de toute la clique était présent, mais étouffé en plein milieu de cette ruelle étroite. Les rats étaient habitués à ces sons, par contre, voir un grand corps s’approcher avec la lenteur d’un paresseux, ça, ils ne connaissaient pas. Ou alors, j’étais tombée sur un rat curieux qui s’apprêtait à ravaler sa propre curiosité.
Mon regard ne quittait pas le sien, et je me demandais ce qu’il pouvait bien penser à me regarder comme ça. Ses yeux avaient beau être luisants, ils ne brillaient pas. C’était un éclat spécial, presque éteint. J’avais l’impression qu’il me suppliait de le tuer. Ça me facilitait la tâche s’il m’attendait pour un premier et dernier échange de violence. Sans faire exprès, je pris une inspiration par le nez. Elle résonna avec tellement plus de bordel que ma bouche que j’en fus surprise. Je ne pensais pas que c’était possible d’écraser encore plus sa langue, mais c’est ce que je fis. Tout comme ma batte qui s’écrasait encore plus sous l’étau de ma main. La douleur commença à me gêner, et je m’engourdissais progressivement à cause de la tension permanente de mes muscles. C’était comme une très longue note musicale, tenue si longtemps qu’elle se fatiguait elle-même. «
Presh… hque… ». Son regard. Il venait de changer ! Le rat bondit violemment comme si je l’avais attaqué. Au même instant, je m’élançais en poussant sur ma jambe d’appui ; le sol s’écrasa sous ma force. « BORDEL ! » criais-je tout en visant à peu près le rat, puis je lançais mon bras avec fureur. Ma batte siffla l’air, le rat se déplaça à une vitesse monstrueuse ; et le temps que je fasse les trois pas qui me séparaient de la créature, le silence de cette ruelle m’avala.

Bon Dieu !

J’explosais de frustration. Tapie dans cet endroit exigu, je ne supportais pas l’agression de ce silence que je n’avais pas prévu. Le petit piano fourré dans mon sac à dos m’avait frappé sous la force de mon mouvement, gênant ma respiration devenue aussi bruyante qu’un chien assoiffé. « Foutu rat ! ». Je ne voulais pas me taire. L’envie de crier bouillonnait dans mon crâne ! Cinq longues minutes, très longues, à me concerter comme si c’était la dernière chose de mon existence, et je l’avais raté. Ce rat devait sûrement se pavaner bien loin d’ici, à l’abri de ma batte. Un cri de rage éclata de ma gorge, accompagné d’un coup de pied dans mon arme qui trainait par terre. Le bout de bois scarifié frappa le mur juste en face et tomba par terre, mollement, simplement. Ce décalage entre mon état et toute cette foutue rue ne m’aidait pas à calmer le monstre de frustration qui criait en moi. Tout était si calme et morne, alors que j’avais envie que ça gueule ! Il n’y avait rien pour crier aussi fort que moi ! Rien pour être aussi fort que moi ! Tout était si simple et mort ! Même ces bottines… Ma langue était rentrée à sa place, faisant siffler l’air qui pénétrait à travers ma mâchoire serrée. Ces bottines qui se foutaient de ma gueule. Je pris une voix grossièrement aigüe, puis je déformais ma bouche comme une attardée : « Si vous persistez à venir en chaussures de sport, Mademoiselle Rengan, j’en informerais votre père. Cela serait indécent ». Pour moi, l’imitation de mon professeur d’harmonique était très fidèle ; par contre, je savais que même si je tordais mon visage de toutes mes forces, je n’égalerais jamais sa mocheté. Cet imbécile avait des yeux indécis, il ne penchait jamais d’un côté ou un autre, restant désespérément au milieu de tout. Si banal, si ennuyant ; avec ses bottines de merde que j’étais obligée de porter pour ne pas qu’il tape sa crise de bourgeois insatisfait. « C’est ta tronche qui va être indécente quand ma batte t’aura baptisé ». Je grognais comme un chien irrité. Avec mes baskets, j’étais sûre que ma discrétion aurait été parfaite ; pas comme ces bordels portatifs qu’on m’obligeait à porter aux pieds. *’chier*. Une idée vogua jusqu’à ma conscience, et, à travers mon rictus de frustration, un éclair souriant émergea : pendant que les Autres étaient en vacances, comme toujours, je passais mes examens harmoniques de dernier cycle ; et dès que j’aurai réussi, je pourrais enfin me débarrasser de ce professeur raté qui ne savait même pas jouer Mazeppa correctement. Cette idée était mon espoir et mon Sens. Je ne pensais qu’à ça, je ne vivais que de ça. Être libre de composer entièrement toute seule, c'était mon seul désir. Bordel, ça sera vraiment cool. Mais pour l’instant, j’étais limitée pour mes examens, j’avais des directives précises, des thèmes pourris, un jury… *Bien…* susurra mon esprit. Il ne fallait pas que je pense au jury, ça me mettait en rogne alors que je me sentais légèrement calmée ; je ne devais pas gâcher mes efforts.

La colère, un sentiment que je ressentais tellement souvent. Depuis six mois, j’avais l’impression que j’accumulais une pile de rage de plus en plus massive et je ne savais pas quoi faire pour m’en débarrasser. Tout était énervant. Tout ! Et si simple… À en mourir. Alors, je me laissais emporter dans ce petit fleuve empoisonné qui dépassait depuis longtemps de son lit. J’allais quelque part, et j’attendais d’y aller. Peut-être que j’attendais que tout redevienne comme avant. Quand tout était compliqué avec mon père. Compliqué, mais avec lui, tout devenait simple. Pas cette simplicité de maintenant, chiante et inutile. Non. Sa simplicité me fascinait par sa grâce, cette façon qu’il avait de briser la complexité juste en la défiant du regard. Juste en me parlant et en me souriant. Juste en me prenant dans ses bras et en m’aimant.


Bordel ! grinçais-je en retirant mon sac à dos.

Toute ma frustration renfloua violemment. Même mon père, si cher qu’il était dans mon cœur, n’avait pas réussi à être aussi fort que moi. Personne ne l’était et maintenant que j’étais ma propre compagnie, je m’en rendais réellement compte. C’était une claque monumentale pour ma conscience de comprendre une telle chose, pourtant, je m’étais habituée, depuis le temps. J’avais tout à coup envie d’aller voir Big Jam, de sorte à ressentir ce sentiment d’écrasement lorsqu’il me mettait la misère en poésie. Mais j’avais un problème avec l’art des mots, ça ne me passionnait pas. Je m’en foutais pas mal. Il était donc plus fort que moi dans un domaine où mon intérêt se limitait à passer le temps ; donc, il n’était pas plus fort que moi. J’étais seule. Si seule, car les Autres m’exaspéraient. Avant-hier, j'étais allée voir Jam dans son club et j’avais trouvé un mec de quatorze ou quinze ans en train de chouiner parce qu'il avait raté son face à face. Il m’avait tellement dégoutée que je lui avais balancé à la face : « Pleure dans les bras d’ton père, ici c'n'est pas un confessionnal ». Jam — qui n’était déjà pas très content que son protégé chiale comme un gosse — s’énerva encore plus quand il m’entendit. Il se mit donc à m’engueuler sévère, à grand coup de sermons bancals avec une pseudo-bienséance hypocrite ; j’avais senti que j’allais me mettre en colère à mon tour parce que j’avais une grosse envie de calmer sa grande gueule, alors, avant même qu'il finisse ses tirades, je m'étais barrée en claquant la porte de son studio. Je n’avais pas envie d’avoir de problèmes avec Jam. Surtout pas lui. Il était le seul qui n’avait pas vraiment changé. Moi non plus, je n’avais pas changé, c’était seulement tout ce qui était autour de moi qui se transformait, s’embourber pour ne plus ressembler à rien. Dommage que Brahms soit mort, lui, au moins, ressemblait à quelque chose de grandiose. Non, je n’avais pas changé. La colère que je ressentais, c’était seulement pour essayer de retrouver ce que j’avais perdu. Oui, j’en étais sûre, j’étais la même personne. Et si personne ne comprenait ma colère, qu’ils aillent tous se faire foutre profondément.

J’arrachais mon regard de mes bottines bruyantes pour le diriger vers ma batte allongée par terre. Elle se tenait là, immobile, sale, misérable ; elle faisait partie de moi puisque si je n’étais pas là, elle ne serait pas là. Un long soupir caressa l’air ambiant. C’était peut-être une tentative de remuer le monde à défaut qu’il me remue ; pourtant, le monde ne faisait pas partie de moi puisque si je n’étais pas là, il serait encore et toujours là.
*Bien…*. L’impatience de mon esprit me laissait pensive, elle m’obligeait à me demander : pourquoi tant de précipitation ? J’avais le temps, rien ne pressait depuis des mois, je ne ressentais plus les baisers de l’Ombre. C’était la seule chose que j’étais fière d’avoir perdue. Ma maladie se tassait, elle hibernait, et j’espérais que c’était pour de bon cette fois-ci. La fatigue s’enfuyait de mes journées alors que je n'avais jamais autant donné de mon temps pour composer. Ouais, j’avais le temps.
Je m’accroupis en posant mon sac à dos par terre, et je ramassais cette misérable batte pour la fourrer dedans. Je ne pouvais pas me balader dans les rues avec, surtout sans être habillée comme une joueuse de baseball. Avec mon pantalon noir et mon haut de costume ridicule, sans oublier mes magnifiques bottines, j’avais une dégaine de croquemort ; et avec une batte dans la main, un croquemort particulièrement mécontent. D’un geste rapide, je remettais mon sac à dos abimé qui était une insulte à mon costume de compositrice, et je continuais ma route.

Je connaissais plein de raccourcis par les ruelles de Whitechapel. Dans l’esprit des Autres, c’était des chemins dangereux, malfamés ou encore oppressants. La logique de cette pensée était proche du néant. À part des rats ou des bruits peu communs, il n’y avait vraiment rien. Peut-être que le problème des Autres était là : le rien. Ils avaient peur d’être seuls, à traverser de petites allées étroites. Ils étaient tétanisés face à l’exigu, face à ce qui force le recroquevillement en soi-même. C’était des peureux et des lâches. Voilà la plus grande différence entre les Autres et moi. Je n’avais jamais eu peur de plonger en moi-même, et je n’aurais jamais peur de le faire.
*Papa*. Jamais je ne ferais l’erreur de m’interdire ma propre profondeur.
J’étais à la lisière des Autres, encore quelques mètres et je rentrais dans le bordel des bruits de pas, des paroles futiles et des yeux mornes. Dans le dédale de mes pensées, un bruit était en train de griffonner une petite toile. J’essayais de me concentrer sur ce truc qui se baladait dans ma tête. Je fermais les yeux par réflexe, balançant mon entière concentration sur cette peinture auditive. Ça grinçait de l’intérieur !
*Qu’est-ce que c’est qu’ces conneries ?* cette interrogation résonna comme une étrangère dans ma cervelle. Elle était mise de côté par la Toile, virée de son propre lieu d’existence. Elle était comme classée dans un autre registre, une autre harmonique, un autre cerveau. Et c’est à cet instant précis que tout éclata. *NE REGARDE PAS CHARLIIIIIE*. Un choc dans ma tête, sourd et venant de moi-même. *Hein ?! HEIN ?!*. Mes yeux s’écarquillèrent, la clarté de cette après-midi me fit tiquer un instant. Derrière ! Mon corps fit volte-face et je manquais de perdre l’équilibre quand mon regard s’échoua sur deux yeux luisants, mais foutrement ternes. *Toi !*. Il n’y avait aucun éclat dans ce regard, tout était brouillé et lustré, comme une fausse brillance dégoûtante. Il était là, ce foutu rat. Me défiant du regard, encore une fois. *Mais !*. Ouais, je ne comprenais rien. Je devenais folle ? Même s’il était très loin, je me sentais happée par son regard. J’avais envie de le tuer, c’était tout ce que je pouvais comprendre de mes pensées. Ma main cheminait déjà vers mon sac à dos, pour saisir ma batte cachée. Alors, sans que je ne pige pourquoi, le rat s’enfuit. Brusquement, soudainement. Me laissant bloquée dans ma position de tension, la main levée, les cuisses contractées, le regard concentré. Me laissant, maintenant, ridiculement contrariée. Décontractant tous mes muscles, laissant mes mains tomber dans mes poches, je crachais en direction du rat disparu et je fis volte-face. Je m’en allais, fatiguée de me torturer l’esprit toute seule. *Foutue bestiole*.

Après trois pas, je sortis des ruelles pour me plonger entre les Autres. Une nouvelle fois, l’éclat du soleil m’obligea à plisser les yeux, sans l’ombre des bâtiments, le soleil me frappait directement les yeux avec une insistance que lui seul connaissait. J’étais frustrée, irritée, énervée. Ne pas comprendre me mettait hors de moi et avoir oublié mes carnets à la maison m’empêchait d’écrire ce que je pensais. Ce qui me mettait encore plus de mauvaise humeur. Quand je ne comprenais pas quelque chose, je l’écrivais ; et plus j’écrivais, mieux je comprenais. Mes pensées s’alignaient et je pouvais les lier entre elles, avaler leur essence et broyer leur sens. J’arrivais à saisir toutes les subtilités grâce à mes écrits. Et ça me faisait chier de m’être interdite toute seule la compréhension de ce qui venait de se passer en oublier mes carnets.

Je fonçais chez moi en esquivant les Autres ; si insouciants qu’ils étaient. Ma petite taille me forçait à devoir faire attention à ces grandes tiges qui marchaient comme des taureaux. Bientôt, j’allais tous les dépasser, être plus grande que n’importe qui pour enfin rétablir les choses comme elles devraient être. Je connaissais ce chemin instinctivement, il faisait tant partie de moi que changer de route m’était impossible. Un peu plus d’une demi-heure, de la maison à la Guildhall School, et inversement. Tous les jours, depuis des années. Ma démarche fendait l'air, je filais vite et j’avais l’impression de marcher plus droite qu’avant. Traversant la route pour aller sur l’autre trottoir, un gars me fit un signe de la main. C’était un acte normal par ici puisque j’étais en train d’arriver dans les environs de mon quartier. Plissant les yeux pour voir un peu mieux, mon œil gauche ne m’aidant pas, je réussis à reconnaitre Tobin ; un mec à peine plus âgé que moi. Il marchait avec une nonchalance hypocrite, se dandinant de gauche à droite, ce qui me rappelait mon ancienne démarche, je ne me dandinais pas autant que lui, mais je faisais la même chose. Les raisons étaient différentes, moi, j'imitais mon père, lui, devait sûrement imiter un peu tout le monde, se prenant pour un dur, une surenchère de sa propre estime, comme pour compenser sa lacune de valeur. Maintenant, j’avançais vers lui, marchant droite, ce qui contrastait totalement avec sa démarche de poule. Imaginant un regard extérieur nous observer tous deux, je me dis à sourire, et Tobin crut que ça lui était adressé puisqu’il se mit à sourire à son tour.
*Merde*, voilà l’unique commentaire qui me traversa l’esprit.

Tranquille ?

Arrivant à ma hauteur, il tendit la main, j’en fis de même puis il me tapa légèrement dedans. Son regard était d’un ennui presque mortifiant, mais comme je le voyais depuis que j’étais toute petite, l’ignorer ne serait sûrement pas ma meilleure idée. «
Tranquille ». Une réponse simple, sans engouement ni désintérêt, entre les deux ; comme tous les Autres. Mon sourire s’était évanoui depuis un bon moment, alors que le sien persistait sur son visage mort. Je commençais à le contourner pour m’en aller, j’avais fait l’effort d’être polie, c’était déjà beaucoup.

J’vais à la place Durgamis, tu veux v’nir ?

J’vais chez ta mère, tu veux v’nir ?

Il me fixait avec un sourire qui s’étira encore plus. Je maudis ma spontanéité trop sarcastique. *La barde…*. Il n’avait pas compris ce que je voulais lui dire. Il ne comprenait pas que je m’en foutais de ce qu’il allait faire ? Il ne pigeait pas qu’il fasse du piano, du deltaplane ou des carottes sautées, rien ne m’intéressait venant de lui ? Je ne pus empêcher un rictus me traverser le visage, et un frisson me déchirer le dos en me faisant tressaillir. La colère pourrait vite reprendre le dessus, il fallait que je me casse. Il m’agaçait, comme tous les Autres. « J’déconne, j’dois rentrer chez moi mec ». Je ne savais pas si c’était dû à mon visage qui s’était fermé ou à la déception qui transpirait sur son visage, mais son sourire disparu comme un souffle. Il me connaissait un peu, il savait que j’avais déjà abandonné l’idée de l’accompagner, il ne lui restait donc plus qu’à l’accepter. « Tu diras à ton père qu’il peut me faire confiance ». Il s’accrochait comme une teigne l’abruti ! Il était de nature assez lourde, c’était peut-être pour ça. « C’est ça » répondis-je en me retournant. Il avait usé tout mon stock de patience, il se contenterait donc de cette réponse concluante. Je n’attendais pas la sienne, m’élançant dans le flot d’Autres. Et je me disais, encore une fois, qu’il m’arrivait de perdre le contrôle de mes mots. C’était très rare, mais ça m’arrivait.

J’étais persuadée que je n’avais pas changé, et de toute façon, je ne voulais pas changer. C’était toute cette nouvelle situation qui me perturbait, cette peste à la maison.
*Papa*. Ça, c’était vraiment horrible. Je serrais la mâchoire pour assassiner les pensées qui m’emplissaient la cervelle, il ne fallait pas que je pense à cette « chose ». Surtout pas. C’était pour ça que j’avais jeté mon âme dans la composition, passant mes journées à apprendre, raturer, corriger, ressentir, marmonner ; et ce, sans fin depuis six mois. Je rentrais à la maison uniquement le soir, pour foncer dans ma chambre et dormir. Je ne voulais voir personne. Je ne supportais pas d’être perturbée, je voulais me concentrer sur mes compositions, uniquement.
Aujourd’hui était un jour spécial, mon père m’avait demandé de ne pas rester la deuxième partie de la journée à l’école et de rentrer à la maison. Il me l’avait dit hier soir, quand j’étais dans mon lit, il n’était pas venu depuis si longtemps dans ma chambre que je me rappelais avoir monté ma couette jusqu’à mon cou dès son entrée. Sa voix avait été spéciale, décalée par rapport à celle qu’il avait d’habitude. Il paraissait fatigué, si fatigué que j’eus un élan de pitié que je m’étais empressé d’écraser. Je ne voulais pas lui montrer le moindre signe d’affection, je lui en voulais. Voir de l’anxiété dans le regard de Papa avait éveillé ma curiosité, et une partie de ma colère parce qu’il ne me disait plus rien. Moi, sa fille qui partageait tout avec lui, j’étais devenue… Qu’est-ce que j’étais devenue ?
Je secouais rageusement ma tête pour esquiver cette pensée parasite. Sale bestiole. Papa ne se contrôlait plus si bien, sa capacité à se concentrer quand il parlait diminuait, certaines expressions perçaient à travers son visage et la plupart du temps, je ne les comprenais pas. Il avait donc un visage plus accessible qu'avant, mais je le comprenais encore moins… Paradoxe pourri. Je devais me forcer à ne plus réfléchir à la situation qui pourrissait chez moi. Qu'ils aillent se faire foutre.



Salut !

*Oh bon Dieu…*. Je regrettais instantanément ma salutation trop bruyante. Je venais de rentrer dans un salon de coiffure sans vérifier s’il y avait des clients. Et il n’y avait personne, à part la patronne. Elle était en train de lire le dos d’un produit, peut-être les ingrédients. Dès que son regard se posa sur moi, son visage s’illumina, en même temps que mon esprit se lamenta. C’était toujours blindé de monde ici, et aujourd’hui, comme par hasard, il n’y avait pas un seul pecnot. *J’en ai d’ja marre*. Je ne pouvais pas faire marche arrière, alors, j’avançais vers elle, contre mon gré. Malgré son âge, c’était une belle blonde, grande et fine, et j’aimais bien quand elle me prenait la tête entre ses mains, et qu’elle me marquait d’un baiser sur le crâne.

Laisse-moi voir ces beaux cheveux, chérie.

*Ah oui !*. Je portais un bonnet, même en plein été. Dès que je sortais à l’extérieur, je m’étais juré de le mettre à chaque fois ; depuis ce jour de Mars, où j’avais décidé de me couper les cheveux. Et c’était ici que je me les étais rasés, la patronne avait refusé catégoriquement quand je lui avais dit de tout me couper. Heureusement que mon père la connaissait bien, il avait réussi à la convaincre après de longues minutes de débat ; pendant lesquelles j’étais restée silencieuse avec l’autre peste. À ce moment-là, j’avais décidé de me raser, et personne n’allait m’empêcher de le faire. D’où ce bonnet qui me tenait le crâne au chaud, que je gardais par habitude depuis.
Tout en avançant dans cette salle à l’odeur de laque, je retirais mon bonnet, laissant mes cheveux danser au rythme de mes pas. La grande femme se leva avec une mine presque attendrissante, et m’accueillit de son baiser sur la tête.


C’était une grosse erreur, chérie, me chuchota-t-elle en passant sa main dans mes cheveux. Elle vérifiait sûrement à quel point ils avaient repoussé irrégulièrement. Les plus longues mèches m’arrivaient en haut du cou. En globalité, mes cheveux étaient mi-longs. Mais franchement, je m’en foutais. « Ouais, pour vous. Mais pas pour moi ». Même si je n’aimais pas parler aux Autres, j’aimais encore moins quand ils remettaient en question ce que je faisais. Elle se prenait pour qui cette abrutie pour me dire que c’était une erreur ? Qu’elle la ferme et qu’elle fasse son boulot de coiffeuse en silence ; avec son sourire béat. Au moins, elle n’avait pas l’air de vouloir me contredire sur nos points de vue différents. Soudainement, je me rappelais la raison de ma présence dans ce salon. Cette blonde m’avait presque fait oublier ce que je foutais là.

Est-ce que vo…

T’étais magnifique samedi dernier, m’interrompit-elle sans même faire semblant d’être désolée.

*Samedi dernier ?*. Elle divaguait et m’emmenait dans la perdition avec elle. Je ne l’avais pas revue depuis des semaines, elle racontait n’importe-quoi. Peut-être qu’elle m’avait confondue avec une autre personne ; ce qui ne justifiait toujours pas le « magnifique » qu’elle avait utilisé dans sa phrase. Elle me dévisagea, comme si elle attendait une réponse… que je ne pouvais pas lui donner. Je commençais à être noyée par les remords. J’aurais pu attendre d’être à la maison. « Ton passage, Charlie, tu te rappelles ? » insista la blonde en affichant une mine de personne concentrée, mais ça se voyait que ça ne lui arrivait pas souvent ; quelque chose clochait dans sa tronche. Le mélange entre mon souvenir qui me frappa et sa face peu naturelle me fit exploser de rire. Je me rappelais ! Samedi dernier, j’avais fait une petite représentation de piano dans un théâtre de Westminster, c’était pour mes examens. Mon rire résonna fortement, mais fut bref, c’était bien plus un esclaffement d’ailleurs. Me calmant rapidement, je posais mon bonnet dans les mains de la patronne souriante, puis je commençais à me diriger vers le fond de la boutique, dans son bureau.

J’me rappelle, c’est bon. C’est mon père qui vous a invité ?

Exact. Ta façon de jouer était grandiose, chérie.

*Grandiose* se répétait dans ma tête. Ce n’était pas l’adjectif que j’utiliserais, en plus, je détestais le spectacle. C’était en totale contradiction avec tout ce qui était grandiose. Je me rappelais avoir détesté cette soirée, mon professeur m’avait imposé le morceau d’un compositeur médiocre, je passais avec des élèves mauvais et l’autre peste était venue alors que j’avais interdit à mon père de la ramener. Un festival de frustration pour le regard ébahit du public qui était émerveillé face aux compositions les plus pourries. *Sérieusement…*. Voilà pourquoi je détestais parler de musique avec n’importe quelle personne ; ce qui était mauvais pour moi était du génie pour eux. Face à son compliment bancal, la bienséance aurait voulu que je lui réponde une phrase du genre : la prochaine fois, c’est moi qui vous invite, pas la peine de passer par mon père ! Mais cette phrase me laisserait un arrière-goût de vomi dans le crâne, alors je préférais rentrer dans son bureau et faire comme si elle ne m’avait jamais interrompue :

Est-ce que vous avez un couteau ou un cutter ?

Je faisais comme mon père, je l’avais vu entrer dans son bureau sans se gêner, alors, par extension et grâce à son admiration relative, je ne me gênais pas pour faire la même chose.


Pourquoi ? demanda-t-elle sur un ton tellement suspicieux que j’aurai pu croire qu’elle m’engueulait.

*Fallait s’y attendre* soupira ma conscience, comme une douce litanie. Je retirais mon sac à dos et le posais par terre. Faisant gémir la fermeture-éclair, j’extirpais ma batte puis je l’exhibais à cette blonde sceptique qui avait raison de l’être. « J’ai une montée d’inspiration, mais pas de papier ». J’aimais beaucoup graver des choses importantes sur ma batte. J’espérais que mon explication sincère couplée de mon faux sourire allait être convaincante. Sinon, j’allais y aller, j’en pouvais déjà plus de cette femme.

J’ai du papier, chérie.

*Bordel !* explosais-je intérieurement. J’avais été mauvaise sur ce coup. Bon Dieu, je m’étais bloquée toute seule, comme une vieille larve qui dévoilait sa position avant même de pouvoir éclore. Surprise par ma propre bêtise, je baissais instinctivement ma batte, j’étais ridicule. J’étais dans un bureau plein de papiers partout et la seule chose que je trouvais, c’était le manque de papier ?! *Bordel !*. La surprise s’était sacrifiée pour laisser place à ma colère, mon égo se prenait des claques et la blonde recommença à sourire. Comme pour bien appuyer sur le fait qu’elle avait raison et qu’elle le savait très bien. « J’t’en ramène » me lança-t-elle en se retournant pour poser son produit.
Je fronçais les sourcils, je n’étais pas sûre, mais je croyais l’avoir vu. Cette petite bosse saillante sur sa fesse gauche. Mon visage fut traversé par un sourire mauvais.
*Grillée…*. J’avais certainement une petite ouverture pour la surprendre, parce qu’en ce moment, je refusais de m’en aller sans qu’elle accepte de mon prêter un couteau de son plein gré. Elle vint vers moi, me contourna et alla fouiller dans son bureau en s’asseyant lourdement sur son siège en cuir. Je changeais ma batte de main, puis je restais à ma place consciencieusement ; pour qu’elle se sente presque obligée de se lever pour me donner son foutu papier.
Je voulais qu’elle ressente encore plus cette obligation, alors je fis mine de m’intéresser à ses diplômes accrochés sur le mur, les mains dans les poches, l’air faussement intriguée. Après quelques bruits divers, je la vis se lever du coin de l’œil. Elle s’approchait de moi. Enfin ! Le premier événement que j’avais prévu et qui se réalisait dans cette maudite journée. Je me tournais vers elle, c’était vraiment une grande femme, je lui arrivais au nombril.


Mademoiselle est servie.

Elle était assez proche !
*Maintenant !* J’avançais d’un pas et je lançais mon bras ; un peu trop fort, apparemment. Ma main claqua bruyamment sur sa fesse tandis que mon pouce frappa la bosse que je visais. *Bon Dieu !*. La douleur éclata instantanément dans mon cerveau. J’avais royalement mal visé et malgré mon pouce qui pulsait, le rouge commençait à m’envahir la tronche. J’avais retiré ma main à l’instant même où je l’avais frappé. Je ne voulais pas qu’elle ait le temps de réagir pour m’arrêter… et j’avais bien réussi mon coup, un peu trop d’ailleurs puisqu’elle ne réagissait plus du tout. Je n’osais pas la regarder. Je détestais ce sentiment de honte qui mordait ma conscience, alors je décidais de me justifier :

C’est un canif que vous avez.

Je ne contrôlais pas vraiment le ton de ma voix, j’avais honte. Foutrement honte. J’entrepris de me masser le pouce, lentement, en regardant mes bottines. Les regards étaient essentiels, mais là, j’avais juste envie de me casser. *C’est l’heure de s’cas…*

Oui, et autre chose de plus massif., me répondit-elle sur un ton moralisateur.

Voilà. Voilà… C’était le comportement typique d’un adulte. Si je faisais une erreur, il fallait que je me fasse humilier jusqu’au tréfonds de ma race. À ce que je voyais, ma honte ne suffisait jamais à rassasier leur égo. Alors je devais faire quoi ? Recommencer juste pour les provoquer ? Me casser pendant qu’ils m’enfonçaient de leurs paroles autosuffisantes ? Aucune idée. Par contre, je savais que je ne voulais pas m’excuser. D’abord parce que je ne regrettais pas, et ensuite parce que je ne lui accorderais pas ce plaisir puéril.

Tiens, j’te surveille.

Je relevais la tête. Le bras de la blonde était dirigé vers moi, le canif au bout de ses doigts. Elle me le tendait avec un sourire différent de tous les Autres. Pendant un instant, j’eus envie de faire volte-face et de me casser. J’avais atteint mon objectif d’avoir son canif, et le reste m’importait peu. Jusqu’à que mon objectif me revint en tête, alors, je croisais son regard morne et je pus y déceler de l’amusement ; elle était en train de se foutre de ma gueule en bonne et due forme. « Tss… ». Ça m’avait échappé. Je saisis le canif tendu en murmurant un bref : « Merci ». Dans un sens, je m’en étais bien sortie.
Posant ma batte sur son bureau, j’entrepris de scarifier ce bois qui était déjà bien abimé. Les gravures étaient surtout concentrées sur le manche, jusqu’à que je ressente la douleur que ça provoquait quand je serrais mon arme un peu trop fort. Alors, je décidais de graver que sur la partie haute de ma batte. J’ouvris le canif qui tinta une seule fois pour se bloquer. Beaucoup de personnes avaient ce genre de couteau dans les poches, c’était idiot, une batte était beaucoup plus efficace et moins dangereuse pour se défendre. Je commençais à enfoncer la lame dans le bois et à tracer les premières lettres. Il fallait que ça soit petit, mais lisible.


Darcy n’a pas pu venir à ta représentation.

Il fallait que je garde un souvenir de ce rat, le graver sur cette batte pour que je puisse m’en souvenir un très long moment. Je ne faisais pas ça parce que je pensais que j’allais oublier la bestiole, non, je ne l’oublierai jamais. Je voulais graver sa marque sur ma batte pour m’en rappeler à chaque fois que je serrais mon arme contre moi. En espérant, un jour, comprendre ce qui s’était passé.
*Darcy ?* répéta ma conscience. Pourquoi ce prénom tournait dans ma tête ?

Elle s’excuse.

Je relevais la tête sans comprendre la pertinence des mots qui s’engouffraient dans ma conscience. Le regard de cette femme était presque triste, j’avais raté quelque chose.

Pardonnez-moi, vous m’avez parlé ?

Son expression faciale changea aussi brusquement que totalement. *Ah…*. Sa joue gauche tressauta légèrement, son menton s’avança de quelques millimètres. Elle croyait que je jouais de sarcasme… Je tentais de la rassurer : « J’étais concentrée, vous pouvez répéter ? ». Son visage suintait le scepticisme. Elle ne connaissait pas cette concentration totale qui supprimait tout l’environnement, elle était qu’une Autre parmi tous, simplement. Je n’allais pas la forcer à parler, moi, je m’en foutais. Après qu’elle ait soupiré tout le souffle coincé en elle, la patronne déclara : « Darcy voulait venir samedi, mais elle a pas pu ». *Darcy !*. Ouais, je la connaissais ! C’était sa fille. Un peu plus âgée que moi. Une blonde, un peu bizarre, belle. En fait, elle ressemblait beaucoup à sa mère, en miniature.

C’est dommage, elle avait des cours particuliers ? demandais-je par politesse en retournant à ma gravure.

Le silence s’allongeait. Elle n’était pas ce type de personne qui attendait beaucoup pour répondre, elle était plutôt du genre très spontané. Alors, ce silence me parut étrange. Il n’avait pas sa place lorsque c’était à son tour d’ouvrir la bouche. Pourtant, je ne fis rien pour interrompre cette pesanteur qui gonflait de seconde en seconde, moi, ça ne me gênait pas. Je soufflais bruyamment pour dégager les quelques bouts de bois qui s’enroulaient autour de la lame ; ce qui déclencha sa réponse : «
Elle était à l’hôpital ».
Mon cœur rata un battement, ma main se braqua, ma mâchoire se serra.
*Hôpital*. Le mot que je détestais le plus dans ce monde. Mon point sensible, mon poison perpétuel. Lentement, je relevais la tête pour plonger mon regard dans ces yeux chagrinés. C’était grave, j’en étais sûre. Ma voix était descendue d’une octave lorsque je demandai : « Elle est sortie ? ». Soudainement, comme si elle se réveillait d’un mauvais rêve, la blonde cligna des yeux et fit la moue avec sa bouche. Je ne perdais pas une seule miette du défilé qui dansait sur son visage. Elle détourna le regard un instant, pour mieux se replonger dans mes yeux. Son expression avait changé, elle s’était rendu compte de quelque chose, le claquement de sa mâchoire en était la preuve. Et, encore une fois, son éternel sourire éclaira son visage.

C’est gentil de t’inquiéter pour elle. Elle t’aime beaucoup, chérie.

Vous n’m’avais pas répondu, grinçais-je, agacée qu’elle se mette à faire des détours par rapport à ma question.

Bien sûr qu’elle est sortie, avec une promesse de venir à ta prochaine représentation.

Elle sourit encore plus qu’il n’était possible, mais je m’étais déjà désintéressée d’elle pour continuer ma gravure. *Bien…*. Je partais du principe qu’un adulte n’avait pas réellement d’intérêt à me mentir, alors, elle était sortie et c’était tout ce qui importait. Ensuite, qu’elle vienne me voir ou pas, je m’en foutais à un point…

Je vais ranger quelques affaires, chérie.

J’finis bientôt.

Prends ton temps.

Elle n’était pas obligée de rajouter cette phrase.

Quelques minutes plus tard, je contemplais mon œuvre. Graver ce bois de manière à ce que ça soit lisible était chiant et compliqué, il fallait repasser plusieurs fois sur le même trait tout en essayant de faire un sillon un peu épais. C’était une belle phrase. «
LUISANTS MAIS PAS BRILLANTS ». Parfait, je me rappellerai de cette phrase toute ma vie. Mon regard dévia sur mes autres gravures, il y en avait déjà pas mal, des accords de musique, des phrases, des mots, des chiffres. Tout était là. Je posais le pouce sur le mécanisme à pressoir du canif pour le refermer et je me relevais. Soufflant une dernière fois sur mon œuvre du jour, je fourrais ma batte dans mon sac à dos. Je relevais la tête pour voir où était la patronne. Elle s’affairait avec son matériel de coiffure, secouant certains produits ; sûrement pour vérifier qu’ils étaient bien remplis. Avant de sortir du bureau, une photo attira mon attention, c’était une jeune fille avec un très grand homme. Je fis deux pas pour mieux observer ces deux personnes. La blonde était Darcy, je l’avais reconnue. Vraiment belle. L’homme, je ne le connaissais pas, mais il pouvait très bien être son père. Lui aussi était très beau, avec ses grands yeux bleus. *Papa*. Je détournais le regard. Il fallait que je rentre à la maison. Rapidement. Agrippant mon sac, je sortis d’un pas décidé du bureau pour sortir de ce salon. La patronne me regarda, puis son visage se tordit de surprise, ou d’incompréhension. *Oh la barbe !*. Je posais mon sac lourdement en plein de milieu de la salle, puis je retournais vers le bureau d’un pas lourd. Le canif était posé à côté de la belle photo. D’un mouvement rapide, il se retrouva dans ma main et, à l’instant d’après, je le rendais à sa propriétaire. Je ne pus m’empêcher de jeter un dernier regard à sa fesse que j’avais frappé, concluant notre entrevue sur cette vue, sans mot superflu.


Je m'engouffrais dans mon quartier, l’air d’ici me faisait du bien. Les Autres me connaissaient et me protégeaient, mais je les plaignais. Je ne pouvais pas m'empêcher de me sentir décalée quand j'analysais plus profondément. Les Autres… je ne savais pas si je devais inclure mon père dans cette catégorie. Depuis six mois, c'était un vrai carnage ; il s’était totalement éloigné de moi, brusquement. Depuis l’arrivée de la peste ! Elle m'avait remplacé pour une raison qui m'échappait, elle restait à la maison pendant toutes ses journées, c'était peut-être pour ça que mon père l'appréciait plus que moi. J’avais finalement décidé que je devais m'éloigner de lui, par dépit, je ne pouvais rien y faire s'il ne me trouvait plus d'intérêt. Le pilier de ma vie s’était écroulé et je ne faisais rien pour le rattraper. Parfois, quand j’y réfléchissais, je m’en voulais vraiment de ne pas être plus directe avec mon père, de ne pas lui avouer qu’il me faisait du mal à s’être éloigné de moi. Pourtant, dès que je me torturais l’esprit à savoir si je devais aller le brusquer ou pas, je me sentais tout à coup fatiguée, et je ne pouvais pas me permettre d’être fatiguée pour composer. Alors, j’avais simplement abandonné sans même essayer. Je devais réussir ma dernière année. Après, tout allait s’arranger.

Je répondis à quelques signes des Autres, ne voulant pas les vexer, tout en battant l’air de mes jambes. Une grande fille originaire du Pakistan échangea deux, trois mots avec moi, son accent vraiment marqué me faisait toujours sourire, malgré ma colère. À chacun de mes échanges avec des personnes ayant de forts accents, je pensais à mon propre cas. Si je n’étais pas venue aussi jeune en Angleterre, j’aurais eu un accent japonais, cet accent qui faisait mal aux oreilles. De fait, j’avais rencontré que des gars avec des accents japonais. Peut-être qu’une fille, c’était plus supportable.
*Hm…*. J’écoutais mentalement une harmonique que je composais dernièrement. Certaines suites de notes étaient misérables, limite à chier. Ça ne m’étonnerait pas de les croiser en train de mendier sur le chemin du Talent.

Tss…

C’était l’effet de proximité de la maison qui m’obligeait à penser profondément. Mon cerveau partait dans tous les sens, j’essayais de me voiler les événements qui allaient obligatoirement se passer : mon père et l’autre monstre dans mon lieu de vie.
Des aboiements puissants me figèrent ; rapide comme une attaque, je me craquais la nuque pour fixer l’origine du bruit. Deux gros chiens étaient en train de se battre, leurs maitres criaient ridiculement, tentaient de les frapper pour qu’ils arrêtent. Le contraste du spectacle était limite comique, deux chiens énormes avec leurs muscles saillants et durs, leurs aboiements sourds et puissants, leurs crocs flippants et tranchants, puis, deux maitres effilés avec leur graisse molle, leurs cris paniqués et aigus, leurs mouvements gesticulatoires au possible.
*Maitres de mon derch’, ouais*. Je me désintéressais de ces quatre pauvres créatures aussi rapidement qu’elles m’avaient intrigué. Reprenant mon pas, rapide, sec, claquant faiblement à chaque pas ; foutues bottines.

La couleur de la porte était d’un rouge tellement vif qu’il faisait mal aux yeux. Presque comme la couleur du sang qui giclait. Malgré leur ressemblance, celle du sang reste différente, trop unique pour être imitée. Je posais ma main délicatement sur la porte écarlate, faisant ramper mes doigts sur cette surface trop lisse pour être agréable. Je ressentais une once d’oppression.
*Salut l'amie !* s'exclama mon esprit, accueillant cette vieille compagne. Ça me faisait toujours cet effet ; c'était la peste qui dégageait cette aura putride, oppressante. Je ne l'avais jamais autorisé à me toucher et ça n'était pas prêt d'arriver. Aujourd’hui, je sentais qu’il y avait autre chose dans mon cœur. Comme une note qui n’avait rien à foutre là.
Je m'engouffrais dans l'entrée sans bruit, comme une voleuse, comme d’habitude. Personne. Mon regard balaya le salon, ce que je pouvais voir de l’étage supérieur, une partie de la cuisine sur ma droite. Rien. «
C’est quoi cette merde… ». Un chuchotement inquiet, ressemblant à une complainte. Papa me disait de rentrer, et il ne m’attendait pas. Je savais qu’il était dans sa chambre, c’était la suite logique de son infraction dans la mienne hier. Pourtant, j’étais déçue. Et ma propre incohérence m’énervait, j’étais rentrée silencieusement, mais j’avais envie de le voir en face de moi. « Bon Dieu ! » claqua ma bouche. Cette fois-ci, il m’entendrait. Qu’il vienne, s’il voulait me voir.

Charlie ?

Au même moment où j’avais deviné que cet appel provenait de la cuisine, la tête de mon père apparut dans l’embrasure. *Oh…*. Ce fut la seule chose qui traversa mon esprit. Un picotement derrière les orbites me chatouilla, et c’était exactement comme les chatouilles, affreusement désagréables. Le visage de Papa était effrayant. Il avait des yeux rougis et creusés, je ne voyais presque plus le bleu de son regard ; un regard qui, un jour, fut sublime. Son teint était grisâtre, la blancheur de sa peau n’aidant pas. Qu’est-ce que c’était que cette tronche ? J’étais tellement surprise que je n’avais pas contrôlé mes émotions faciales, et, au sourire qu’il osait exhiber, mon père n’en avait pas perdu une seule once. « J’suis fatigué, tu peux pas ‘avoir à quel point ». Justification évidente et impertinente, ce qui prouvait encore plus qu’il était exténué. Il pouffa légèrement, c’était d’ailleurs plus semblable à un éternuement.

J’vais me changer.

C’était une affirmation, je n’attendais pas son autorisation. D’un coup de rein, je remontais mon sac à dos et j’entrepris de monter les escaliers à ma gauche ; sans quitter le regard de mon père. Il était fatigué, ouais, mais il contrôlait son visage. Rien ne transparaissait, j’avais l’impression d’avoir jamais parlé. « Grouille-toi, tu dois m’aider à finir c’te bouffe ». Il me sourit encore une fois, c’était un peu forcé, mais mon cœur accepta son cadeau. Il agissait de manière différente. Que mon cœur soit touché, c’était une chose, mais ma conscience doutait. Je me méfiais de lui, il était bizarre. Sa tête disparue.

J’en pouvais plus de mon accoutrement serré, bruyant, étouffant ; et chaque pas pour atteindre ma chambre me libérait du poids que j’allais virer. Une belle mesure libératrice, au rythme de cette ambiance pesante que mon père avait décidé d’appliquer. Je jetais mon sac à dos par terre, je passais la main sur ma tête pou…
*Hein ?*. Je venais de toucher mes cheveux. *Oh l’abrutie !*. J’avais oublié mon bonnet chez la grande blonde. Je n’avais aucune idée de comment une telle chose était possible. Je n’oubliais jamais mes affaires, nulle part. La marée de ma colère s’échouant dans le rivage de mon incompréhension, je retirais mes bottines et les balançait à travers ma chambre.


Le contact presque rugueux avec la rampe d’escalier qui menaçait toujours de s’écrouler me rassurait. C’était une chose qui n’avait pas changé, cette rampe détenait le titre de l’agonie la plus longue jamais vécue. Mes cheveux étaient détachés. J’avais sérieusement hésité à les attacher, mais je trouvais que c’était trop excessif avec mon père. Pas avec lui. Le salon paraissait sombre, même si c’était l’après-midi. Je ne m’y attardais pas plus que ça ; le traversant en quelques enjambées, un espoir nouveau pulsait dans ma tête : la peste n’avait pas l’air d’être là. Arrivant à l’embrasure de la porte de notre cuisine, je pus apercevoir mon père remuer une sauce dans une casserole à l’aide d’une cuillère en bois. Ça faisait tellement longtemps que je ne l’avais pas vu faire à manger que je fus portée par le Tout. Ses mains puissantes touillant avec une délicatesse artistique. Le mélange délicieux d’oignon, de poivron, de persil et d’autres ingrédients cachés qui me cajolait le nez. La faible lumière provenant uniquement de la hotte, baignant cette cuisine sombre d’un éclat de vie. C’était beau.


Tu mets plus ton bonnet ?

Comme si rien n’avait changé, il continuait de touiller sa sauce, ne me regardant même pas pour poser sa question. Je le sentais incroyablement concentré ; pas sur la cuisine qu’il faisait, oh non, c’était qu’une diversion. Il était foutrement concentré pour essayer de me leurrer, me faire croire que tout allait bien. C’était l’effet exactement inverse qu’il produisait, et je ne pouvais pas croire qu’il ne l’avait pas ressenti. *Tu t’moques de moi ?*. C’était lui qui m’avait appris à lire profondément une situation, il ne pouvait pas avoir perdu sa capacité à comprendre ! C’était impossible ! Il avait aligné trois mots et mon cerveau bouillonnait déjà. C’était ce qu’il voulait ? Que je me pose plein de questions sur la nullité de sa mise en scène ? *Papa…*. Je réfléchissais tellement vite que je ne pouvais plus contrôler mes réflexes inconscients. Je me noyais dans ma propre réflexion, il y avait trop de possibilités bordel.

Non, répondis-je, froidement.

Il t’allait bien.

Sa spontanéité m’inquiétait. Il me donnait l’impression de ne pas réfléchir à ses mots, surtout dans une telle situation ; si banale, mais angoissante. Ça me mettait en rogne de ne rien comprendre. Ses phrases débiles qui n’allaient nulle part m’énervaient aussi. Je ne voyais plus de beauté dans le Tout, il restait que ma frustration et ma colère grandissante ; deux amies que je trainais malgré moi. Je n’avais rien à répondre à son compliment mal placé. C’était une impasse, ce n’était pas pertinent, c’était inutile, ce n’était pas mon père. Je l’avais perdu depuis six mois, Papa. Cette pâle copie fatiguée, crachant des phrases qui rivalisaient avec celles des Autres, n’était pas mon père.

Bonjour.

Et voilà. Tout était prévu, j’en étais sûre. Mon père voulait me pousser à bout, il me connaissait comme personne. Il savait exactement ce que je haïssais ou ce que j’adorais. Ça ne devait pas être très compliqué de toute façon, j’étais comme lui ; à quelques détails près. Dont un bon gros détail qui venait de prendre la parole derrière moi. Nonchalamment, je tournais la tête, sachant que j’allais me mettre encore plus en colère dès que je croiserais ses yeux dégueulasses. *Eh bah…* chuchota quelque chose en moi. Une dissuasion de mon propre esprit qui fonctionna très moyennement.
Ses yeux. Si verts, si luisants
*MAIS PAS BRILLANTS !*. Sous le choc de cette conclusion, je serrais la mâchoire avec la même force que tout à l’heure, en face du rat. Pourtant, cette fois-ci, j’avais l’impression que la bestiole en danger, c’était moi. Son regard n’était pas mort, il y avait quelque chose dedans. Un… truc. Je fourrais mes mains profondément dans les poches du short que je venais de mettre. Elle m’oppressait cette peste, je me sentais mal dès qu’elle était dans les environs. Même le silence se sentait mal. Il s’allongeait, attendant certainement ma réponse que je n’allais jamais lui offrir. Je la défiais du regard, j’essayais de l’assassiner avec mes yeux, mais elle ne me rendait rien ; elle avait toujours cette lueur d’abandon dans le vert émeraude de sa foutue gueule de merde. Elle détourna le regard. Évidemment. Comme toujours, elle fuyait. *Fais-le vraiment. Casse-toi pour toujours, sale peste*. Je me retournais vers mon père, laissant son « bonjour » se noyer le plus profondément possible, espérant qu’il l’emmènerait avec elle. Appuyant mon épaule contre le cadre de la porte, je déclarais à cet homme fourbe en face de moi :

Tu m’as demandé de revenir plus tôt pour qu’on s’tape une bouffe ?

L’impatience suintait dans ma voix, je n’arrivais pas bien à contrôler ma colère. Pas encore. Mon père éteignit la plaque chauffante et saisit la casserole, puis, la tenant en l’air, il se mit à chercher un plat, me donnant l’impression qu’il n’avait rien entendu. *MAIS BORDEL RÉPONDS-MOI !*. J’implosais. Tant que ce n’était pas une explosion, ça passait. Me rendant compte que j’avais mal aux dents à force de serrer ma mâchoire, je relâchais la pression. Il se foutait de moi à un niveau que je ne tolérais pas. Il voulait peut-être me faire subir l’effet de mutisme que j’infligeais à la peste ? *Je…*. Celle-là, elle était douloureuse. Cette pensée précise me faisait mal. Comment est-ce que j’étais tant descendu dans son estime ? Je ne méritais pas ça. Un picotement derrière mes orbites se réveilla, encore une fois. Je détournais le regard de cet homme qui ne comprenait rien, et j’en profitais pour regarder à l’intérieur de moi-même. Je soupirais, je soupirais ! Tant et si fort. Je ne pouvais rien faire. *Ah si !*
Je bondis vers mon père en lui rentrant dedans sec et de tout mon corps. Je voulais coller le mien au sien, très fort. Alors j’enroulais mes bras autour de ses lombaires et je plaquais avec un peu de brusquerie ma tête sur son ventre. La chaleur qui transperça sa peau pour s’engouffrer dans la mienne était d’une douceur infinie, j’aurais aimé la ressentir pour toujours. En cet instant, je me sentais invincible. Je n’arrivais pas à fermer mes yeux, je fixais la casserole en gros plan, tenue par mon père, qui ne bougeait pas. Quand je lui étais rentré dedans, il n’avait presque pas bougé. La différence de force était colossale. Je vis la casserole descendre vers la plaque éteinte, elle se posa avec un léger tintement. Puis, comme si c’était une douce musique, je sentis les grandes mains de mon père caresser mon dos. Je serrais un peu plus mon étreinte, ça m’avait tellement manqué que j’en avais le tournis. Je ne pensais à rien, j’étais perdue en Papa.

Viens Charlie.

Comme un mauvais rêve, ou un sublime cauchemar, il se dégagea de mon étreinte ; me poussant tendrement, mais avec une force écrasante. Je lâchais prise, abandonnant à mon tour. Levant mon regard, je tombais sur le visage de cet homme qui était méconnaissable, il me donnait l’impression de n’avoir jamais dormi. Et de près, c’était encore plus flippant. Il prit un grand plat, retourna la casserole dessus. Des éclaboussures rougeâtres s’étalèrent un peu partout, comme des taches de sang qui éclaboussent ; et avec cette faible lumière, je pouvais presque croire que c’était vraiment du sang. Mon père souleva le plat d’une main, puis m’attrapa la main de l’autre, et il se décida d’aller vers le salon. Vers la peste. Je n’avais pas d’autres choix que de le suivre, et ça me faisait chier. Le souvenir du câlin que je venais de lui faire était encore dans ma tête. Doux et brut. Comme une belle grêle. Ma colère s’était un peu calmée, j’avais l’impression que je pouvais encaisser la présence de l’autre traitre.
Elle s’était assise sur le canapé, je suivis son regard qui mourrait sur le sol. Peut-être qu’elle le trouvait fascinant, ce sol en bois, j’espérais qu’elle serait fascinée par celui-ci jusqu’à que je me casse d’ailleurs. Ça serait une résolution parfaite. Mon père posa le plat rempli de sauce bien rouge sur la table basse, je pouvais beaucoup mieux le détailler avec la clarté du salon ; c’était une sorte de soupe, finalement. Je sentis l’étau de ma main se libérer. Pourtant, en un regard, j’aurais préféré qu’il me tienne la main toute mon existence ; il m’avait lâché pour aller s’asseoir à l’autre bout du canapé et se mit à contempler le sol, lui aussi.
*Parfait*. J’étais en face de deux suricates qui guettaient l’écroulement du sol. Et moi, j’étais celle qui allait tout détruire si ça continuait. Je ne comprenais rien, depuis que j’avais traversé cette porte, je ne comprenais absolument rien de ce qui se passait. Que ce soit en moi ou le comportement des deux larves. Et l’hypocrisie délibérée… C’était le pire. Ils tenaient une certaine distance physique entre eux, sachant que ça m’énervait de les voir proches. Mais ça m’énervait encore plus de savoir qu’ils faisaient exprès de ne pas vouloir m’énerver. Ils m’avaient déjà détruit il y a de cela six mois, alors pourquoi ils s’entêtaient à essayer de se voiler le bordel qui était en moi ? Ce n’était pas en se cachant qu’ils me cacheraient. J’étais là et je le serais toujours. En bordel, mais présente. Ils ne voulaient pas me mettre en colère ? C’était raté. Ils ne voulaient pas me voir exploser ? Ça n’allait pas tarder à rater.

Mon père se leva brusquement, mon regard le suivant. Il s’approcha de moi sans me regarder. Décidément, ce n’était pas seulement au sens métaphorique que je n’existais pas, c’était au sens propre et bien réel.


J’l’ai raté, précisa-t-il en pointant du doigt la soupe.

Je ne pris pas la peine de regarder autre part que sa tronche. Je voulais m’imprégner de l’expression faciale de quelqu’un qui ignore superbement une personne qu’il aimait. C’était la seule chose dont j’étais sûre, son amour. Il se baissa, posa ses genoux par terre et daigna enfin m’accorder de l’intérêt. L’intérêt le plus pur et total, la profondeur du regard. Sa couleur bleue glacée avait toujours été chaude, maintenant, elle était brouillée. Ni chaude, ni froide, ni excitée, ni ennuyée ; elle passait inaperçue, elle se confondait avec le reste. Une profondeur normale qui m’intriguait, parce qu’elle était différente de celle que je lui connaissais.
*Combien de temps ?*. Trop longtemps qu’il ne s’était pas baissé à ma hauteur pour me parler. J’avais l’impression que c’était qu’une réminiscence déchirée par tant de temps. Ouais, j’arrivais à me rappeler, un peu, vaguement. Avant l’arrivée de la peste, chaque matin, il se baissait de cette façon et m’embrassait. Je ne pus retenir un rictus mauvais. Il n’avait plus le droit de le faire, il avait eu raison quand il m’avait dit, un jour, que je déciderais d’arrêter. Il préférait le faire à l’Autre. Tant mieux pour lui ; apparemment, elle lui avait aussi avalé une partie de sa profondeur dans le processus.

Charlie… souffla-t-il en décrochant son regard du mien pour observer mes cheveux. Il passa une main dedans et je savais qu’il aimait les voir épouser chaque courbure de ses doigts. J’suis désolé.

[...]

je suis Là ᚨ

06 déc. 2017, 17:35
Éclipse  Solo 
[...]


Ma bouche se contracta, mes yeux se plissèrent légèrement. « Quoi ? » chuchotais-je, totalement surprise. Pourquoi est-ce qu’il parlait comme ça ? Ça me rappelait quelque chose… Je sentais mon cœur frapper plus fort dans ma poitrine. Sa voix résonnait dans ma tête en écho multiple. Rabâchant son ton comme une mélodie unique. Je connaissais cette mélodie ! Son regard brilla ! COMME AVANT ! Un sentiment de nostalgie balaya toute l'oppression ambiante. Je me rendais compte que je souriais, follement. Je retrouvais mon père ! Il s'était enfin rendu compte du pouvoir négatif de cette peste ! Maintenant, on allait la chasser. C’était ça. Renverser l'état de dictature sentimentale qui s'était installé depuis six mois, à utiliser la force s'il le fallait, mais la faire disparaitre, sommairement. Le nez de Papa se dilata faiblement, il fronça les sourcils comme pour m’intimer d’être discrète parce que l’autre folle me voyait. Je le comprenais, à nouveau ! C’est alors que je l’entendis siffler : « Chhhhhhhht ». Il me disait de me taire ? Je ne comprenais pas. D’ailleurs, je ne comprenais pas pourquoi il se cachait de cette peste. Est-ce qu’il avait peur d’elle ? Je décrochais mon regard de Papa pour le poser sur le mollusque assis sur le canapé. Elle me regardait avec un air de condamnée, pourtant, elle ne m’inspirait aucune pitié. Elle était misérable.

J'espère que tu m'en veux, Charlie.

*Ouais*. Non, je ne voulais pas lui en vouloir. J’allais avoir du mal à oublier, mais s’il avait enfin compris, c’était tout ce que je voulais. Qu’on sorte ensemble, qu’on apprenne ensemble, qu’on arnaque ensemble, qu’on rigole ensemble, qu’on dorme ensemble ; comme avant, comme toujours. Je sentais mon euphorie s'affaisser, mollement, progressivement comme un minuscule trou dégonfle un ballon pendant de longues secondes d'agonie. *Non ! NON !*. Ce n’était pas moi qui devais le pousser à prendre conscience de ma joie, il devait la ressentir ! Au lieu de ça, le ton de sa voix puait le désespoir, l'abandon, comme s'il était sûr que je ne lui pardonnerais pas. Je n’aimais pas mon fataliste, mais là… je savais de qui je tenais ce train de caractère, de la seule personne qui savait m’aimer. Ma rancune était toujours là, mais je pourrais pardonner un peu, j'essayerai au moins. *J’vais t’montrer*. Je levais ma main et la posais sur sa joue avec toute la douceur dont j’étais capable, caressant tendrement sa peau. Il ne fallait pas qu'il s'inquiète, il m'avait abandonné pendant ces six mois, mais il m'avait quand même accompagné pendant onze ans. C'était ridicule de se concentrer sur ces six mois. *Ridicule*. Pourtant, en ce moment, mon esprit se focalisait que sur cette période, j'avais tendance à être très atteinte par le mal qu'on me faisait, délaissant le bien dans son coin.

T’as peur d’elle ?

C’était un chuchotement pour lui et uniquement lui. Ce murmure était tellement faible, que je doutais qu'il l'ait entendu. Il me sourit tristement. Si triste. Je ne savais pas comment interpréter ce signe. Il m’avait entendue, j’étais au moins sûre de ça. Pourquoi est-ce qu’il s’entêtait à contrôler les émotions de son visage ? Pourquoi est-ce que la brillance de ses yeux avait disparu ? Pourquoi ce sourire qui ne voulait rien dire ? Pourquoi est-ce qu’il ne me disait plus qu’il m’aimait ? POURQUOI ?!

Charlie, t'es belle aujourd'hui.

Il faut vraiment que t'arrêtes de répéter mon prénom à chacune de tes phrases, le discours en perd de sa puissance, pas vrai ?

Je sentais ma main sur son visage trembler, un peu. C'était lui qui m'avait appris ça, et je trouvais qu'il avait raison. Il valait mieux créer une bonne chute avec le prénom de la personne que de toujours rappeler son petit nom à chaque phrase. Mes mots étaient spontanés tout en étant réfléchis. Je voulais qu’il comprenne enfin qu’il devait arrêter de me faire attendre. Je n’en pouvais plus. J’avais envie d’exploser. Que ce soit de joie ou de rage, je devais exploser. Sinon, j’allais me consumer de l’intérieur.


Je t'ai aussi appris à respecter les adultes, est-ce que tu respectes ta mère ?

Je retirais brusquement ma main de son visage. Ça m'avait brûlé. *T’AS DIT QUOI ?!*. Il redevenait fou ! Il reprenait le chemin inverse ! Un chemin qui me laissait abandonnée sur un trottoir sale, pendant que ces deux tourtereaux faisaient ce qu’ils voulaient, ensemble, toute la sainte journée de merde. Je tremblais, mon corps s’agitait de l’intérieur. Je commençais à avoir mal au crâne. Ma main droite retrouva sa place : au fond de ma poche.

Alors, arrête de digresser et écoute-moi.

*Je fais que ça !*. Depuis le début, j’écoutais chacune de ses phrases, je les avalais, les tordais, les décortiquais jusqu’à m’imprégner de leur nature même. Je faisais ça depuis que j’étais rentrée et j’étais fatiguée de tant me concentrer pour ses conneries. Je bouillonnais, j’avais envie de frapper, je voulais me casser. Exactement comme avec la grande blonde. Que ça s’arrête ! Bon Dieu ! Que tout s’arrête !

Je…

Il se coupa net, mon analyse commença : ses yeux étaient fuyants et confus, il allait m'annoncer un bordel du genre : avec ta mère, on se marie et vois-tu, nous avons pensé que tu pourrais être notre fille à tous les deux, QU'EST-CE QUE T'EN DIS ?! T’AIMERAIS ÊTRE NOTRE FILLE À TOUS LES DEUX ?! RÉPONDS CHARLIE. T’AS HONTE ?!
Ma respiration s’accéléra, j’avais envie de le frapper. Je ne méritais pas ce traitement ! Je n’avais rien demandé ! « Bordel… ». J’avais les dents serrées, ma voix tremblait. J’avais juré inconsciemment, aussi inconsciemment que la peur lancinante dans les yeux bleus profonds qui me faisaient face.

J’vais dans ma chambre.

Limiter les dégâts, aller exploser mon lit à coups de batte. Ça me calmerait. Au moment où je voulus me retourner, je sentis deux pressions au niveau des épaules qui me plantèrent au sol. Je savais que c’était lui et je fermais les yeux dans une tentative d’arrêter de trembler. *Lâche-moi*. Je ne voulais pas exploser devant lui. Personne ne devait me voir quand j’étais prête à tout détruire.

Tu restes.

Tellement catégorique. Si peu d’émotion. Alors, je tournais ma tête lentement, jusqu’à être face à son regard. J’essayais de lui montrer à quel point j’avais envie d’être seule. Il se devait de le voir dans mon regard ! J’implosais ! Mes yeux devaient être une myriade de détonations. Il ne savait plus lire en moi ? Lui, qui me comprenait en un seul regard ? Il s’était réellement fait aspiré sa profondeur ? *Non ! NON !*. Tout était là, en face de moi, ou plutôt tout était absent, mon père était mort, de l’intérieur. Il me fixait, sans ciller — ce contraste par rapport aux yeux fuyants d'il y a un instant était radical — puis, il me lâcha sèchement et se dirigea vers la peste, il tendit la main et elle y déposa une lettre cachetée. *Cachetée ?*. Ça faisait des années que plus personne n'utilisait ce type de lettre, en plus le papier avait l'air décrépi, il était jaune-pisse ; un gros cachet rouge vif fermait le tout. Je détestais ce qui était en train d’arriver. Je sentais que ma colère se transformait en curiosité mélangée à de l’incompréhension. Mon père me connaissait trop. Il se jouait de tous mes sentiments, j’en étais sûre qu’il faisait tout ça exprès. Il me torturait ! Qu’il me laisse allait crier dans mon coin ! Je voulais qu’il me laisse tranquille !
Sans le prévenir, je me retournais et pris la direction de l’escalier pour montrer dans ma chambre. Il m’avait lâché, il n’avait qu’à bouffer sa lettre. Il se foutait de moi de toute façon. Les picotements derrière mes orbites reprirent.


Je t’ai dit de rester.

C'est la pire idée qu't'es eu, répondis-je en continuant à monter les escaliers.

Cette lettre est pour toi.

*Pour moi ?!*. Une lettre décrépie datant de la renaissance ? « Tss… ». Il racontait n’importe quoi pour me faire rester. Il ne m’avait jamais menti. Ma poitrine me brûlait, je sentais que je n’allais plus pouvoir me retenir. Je continuais à monter les escaliers, j’y étais presque.

C’est un compositeur slave qui veut que tu l’aides à faire un requiem.

Mon pied s’était bloqué sur l’avant-dernière marche.

Il demande si tu peux voyager pour un an.

Brusquement, je frappai de ma main la rambarde qui tangua dangereusement, puis je tournai la tête vers le spectacle brûlant de mes émotions. Mon père, grimaçant. L’autre peste, retournée à sa contemplation du sol en bois. Et si je lui gravais sa tronche comme ma batte ?
Je me retournai en grognant bruyamment. Dévalant les escaliers à toute vitesse, j’avançais vers la lettre qui m’était tendue. Je ne savais plus si j’étais en colère, intriguée, surprise, touchée, triste envers cette situation ; sûrement un gros mélange de tout.
Il y avait bien mon nom calligraphié sur l'enveloppe, je la retournais.
*Poudlard ?*. Qu’est-ce que c’était que cette version du christianisme encore ? Une secte ? Le cachet me faisait un drôle d’effet. Ce compositeur devait être un très vieil homme, flottant entre la vie et la mort comme une petite embarcation pourrie. Je décachetais le bordel et extirpais deux lettres, mes yeux commencèrent à parcourir la première. De plus en plus lentement tant ces mots avaient de moins en moins de sens. Arrivée à la fin, je levais des yeux fatigués par tant d'incompréhension.

J'ai rien pigé.

Qu'est-ce que c'était que cette lettre venant tout droit des méandres sataniques ? C’était définitivement une secte. Je comprenais tout sans rien comprendre, la forme des phrases était limpide mais pas le fond, c'était comme cette phrase : le discernement est inversement proportionnel à l’hypocrisie. Mon père avait dû me l’expliquer parce que je comprenais que la phrase était construite correctement, mais son sens restait un mystère. Non, cet exemple n'était pas bon. Ce qui se trouvait en face de mes yeux était bien plus étrange puisqu'il me disait des choses que je ne comprenais pas dans un sens logique. C'était une invitation à une école de sorcellerie. Très bien. Le fait est que j'étais déjà dans une école et que le domaine de la « sorcellerie » était bien loin de la musique. En plus, je n’avais aucune envie de faire un requiem pour une secte ; je tenais à mon intégrité physique. Mon père voulait vraiment me voir exploser, c’était ça…

T'es une sorcière.

QUOI ?!

J’explosais. Mon cri était aussi puissant que perçant. Elle osait m’insulter ?! Cette peste osait m’insulter !


C'EST TOI LA SORCIÈRE ! lui crachais-je au visage, prenant son attaque comme un affront, elle ne m'avait jamais agressé de ses mots et je ne tolérais pas qu'elle ose aujourd'hui, ni jamais d'ailleurs. Elle n’avait pas levé les yeux vers moi, elle agissait comme si je n’avais jamais existé, comme l’autre abruti qui me faisait office de père ! D’ailleurs, il ne disait rien, lui ? Il s’en foutait qu’elle m’insulte ? Je déplaçais mon regard, que je sentais fou, vers les iris bleus. Il me fixait simplement. Son visage était neutre, mort. Il s’en foutait.

Tu ne comprends rien.

« Que… ». Papa avait tourné la tête vers la peste et tentait d’apercevoir son visage. « Pourquoi ? ». Non, je ne comprenais rien ! Et ça me mettait hors de moi ! « Pourquoi Papa ? ». Ma poitrine brûlait ! Elle brûlait atrocement ! « Pourquoi tu me fais ça ? ».
Je pouvais me vanter de comprendre des choses compliquées pour mon âge, j'étais en avance grâce à mon père ; le versant horrible de cette capacité, c'était que je pensais tout comprendre, et quand je me pétais la gueule dans un mur d’incompréhension, ça me faisait très mal.


Montre-lui, soupira-t-il en passant sa main sous le menton de la peste.

Il ne me répondait même plus. Pourtant, je ne ressentais plus de colère ni de rage. La surprise était aussi partie, tout était parti. J’avais seulement l’impression de mourir, mollement. Je n’existais plus. J’étais ce meuble usé, j’étais cette soupe ratée, j’étais ce souvenir effacé. Si mon père m’abandonnait, je ne pouvais plus vivre. J’avais tenu six mois, je ne pouvais pas tenir une seule minute de plus. Ça ne servait à rien. Il y avait que lui qui savait me comprendre.


Tu sais bien que je ne peux pas…

ALORS ÉLOIGNE-TOI BORDEL !

J'avais sursauté, la voix grave de mon père était foudroyante, catégorique. Je reculais de deux pas. Il n’avait jamais crié aussi fort. Un mal-être s’engouffra brusquement dans mon corps ; j’avais peur. QU'EST-CE QU'IL SE PASSAIT BORDEL ?!

Bon.

Du coin de l’œil, je vis la peste se lever et aller vers le fond du salon, sous la mezzanine, pour se coller au mur. Je reculais encore de quelques pas de mon père qui venait d’exploser. J’avais peur. Mon regard restait fixé sur cette grimace qui était étrangère à son si beau visage d’antan. J’avais foutrement peur. *Arrête Papa !*. Je sentais mon corps frémir. Aussi soudainement qu’une explosion, mes mains s’agitèrent, me donnant l'impression d'avoir de très petites fourmis qui couraient en cercle dans ma paume. Mon instinct m’obligea à baisser les yeux sur mes doigts. Ils étaient normaux, ni agités, ni déformés ; alors que j’avais l’impression qu’une vie propre s’insufflait en eux, m’abandonnant.

Regarde Charlie.

*Me parle pas !*. Je ne savais pas si c’était un hurlement, un chuchotement, dans ma tête, dans l’air. Aucune idée. Perdue. Bordel. J’avais juste peur ! Je relevais la tête, sentant les picotements derrière mes orbites se renforcer. Bras tendu. Mon père pointait du doigt la table basse du salon. Qui était en train de léviter mollement. *Bon Dieu de merde !*. Mon sang ne fit qu'un tour, cette table du démon était suspendue dans les airs à quelques mètres du sol ! J’abandonnais ma posture sur la pointe des pieds, inconsciemment, pour poser mes talons. *J’ai…*. Il fallait que je voie ça de plus près. Mon esprit estompa Tout : Papa, la peste, la composition, ma peur, mon être, mon instinct. J'avais eu le temps de faire qu'un seul pas qu'une main me bloqua l’épaule et me poussa. « Tu n’peux pas t'approcher, c'est dangereux ». Grave. Oreille. Je n’écoutais pas. Mon attention était magnétisée par ce gros bout de bois qui flottait sans fils ni mécanisme. Ça dépassait de loin mes compétences physiques ou alchimiques, j'étais incapable de comprendre comment tout ça fonctionnait. Je ne comprenais rien aujourd’hui. C’était trop pour moi. *Autour !*. Il devait bien y avoir un mécanisme ou un truc ! C’était obligatoire ! Mes yeux balayèrent tout le salon convulsivement, l'escalier, le canapé, la mezzanine, le plafond, le sol, pour enfin finir sur la peste. Elle me scrutait, un bâton à la main. Les fourmis dans mes mains se déplacèrent dans mon corps. *C’est…*. Je ne voyais rien sortir du bâton qu’elle tenait, mais je sentais un truc. *C’est toi ?*. C’était diabolique. Elle était le Diable.
Ma peur cogna dans ma tête, elle me bouscula entièrement, me retourna le ventre comme une vague explose dans le sable. Je n’étais que granulés, me faisant agresser par ce Diable ! Je jetais l'enveloppe loin devant moi et, dans un réflexe instinctif, je me blottis lourdement contre Papa. Mon regard ne quittait pas le Diable, je ne pouvais pas la quitter d’une seule seconde, elle me tuerait !

Maman est un monstre…

Murmure. Grave. Fin. *Un monstre…*. Comment est-ce que je l’avais appelé ?

Charlie… T’es comme ta mère.

Brûlure. J’ouvris mes bras, les écartant de ce corps qui était devenu fou. Je me rendais compte que je m’étais jeté sur mon père et que je ne m’en rappelais plus. J’étais tétanisée, mais je réussis à faire parcourir à mes yeux le chemin qui les séparait de ceux que j’avais toujours connus. Ce bleu qui reflétait ce que j’étais. Je voyais ma force et ma raison d’être là-dedans. J’avais toujours voulu être forte pour ces yeux, parce qu’ils me rendaient tellement forte. Ce bleu qui cachait tant de couleurs m’illuminait depuis toujours. Pourtant, ce bleu avait perdu beaucoup de couleurs.
*J’ai mal !* Il ne restait que ce bleu, si commun, si normal. C’était plat, je ne pouvais plus me perdre dans les montagnes qu’il créait en un seul sourire.

T’es une magicienne et tu iras apprendre dans une école spécialisée dès demain.

*Quoi ?*. Je ne savais plus ce que je faisais. *Quoi ?!*. Je sentis un truc dur me bloquer le dos. *T’as dit quoi ?!*. Le bleu était mort, et il flottait sur un fleuve décrépi, le nez atrophié sortant de l’eau pour tenter de me montrer qu’il respirait encore. Non, il ne respirait plus. Son orbite flottait sur l’eau, et elle avait abandonné depuis longtemps.
DANGER.
Ça grondait en moi. Des éclairs frappaient dans ma poitrine. La fureur me monta au crâne. Mon âme me susurrait d'arrêter maintenant la transmission d'informations. Alors, je fermais les yeux de toutes mes forces, je me plaquais les mains contre les oreilles et je me concentrais de tout mon être. Je devais fuir, tout de suite. Je forçais mon cerveau à prendre un long voyage. Bien loin de toute cette douleur, de toute cette illusion. Je me réfugiais profondément dans mon esprit, blottie contre moi-même. Dehors, il faisait trop mauvais pour sortir. IL Y AVAIT QUE DES AUTRES.

je suis Là ᚨ

06 déc. 2017, 17:36
Éclipse  Solo 
Image
Le doute. Ce sentiment qui m’obligeait à fouiller dans mes souvenirs, à les retourner dans tous les sens, à les modifier sans le faire exprès, car même mes propres souvenirs, je les rendais impurs à les tripoter durement pour extirper ce que j’y cherchais. Le doute m’obligeait à agir comme ça, sans le vouloir réellement, sans être totalement conscience des griffures de plus en plus profondes que j’infligeais à mon propre esprit. Maintenant, je le savais, je le sentais, mes souvenirs n’étaient que des vestiges, profanés par mon passage, parce que je ne savais rien faire d’autre que frapper. Frapper. Frapper. Je ne savais pas prendre soin, je ne savais pas être douce, je ne savais pas comment caresser. Alors, ce souvenir précis, j’étais en train de lui déglinguer sa race.

T’étais là.

Une affirmation, une certitude ancrée. J’observais les lattes de mon lit, vides, porteuses de rien à l’exception de ma sueur. Je relâchais le matelas qui tomba mollement, créant un léger tourbillon d’air. «
Là… » chuchotais-je, irritée. Je balafrais et continuais de frapper ma conscience, j’infligeais des blessures à mon souvenir, l’étirant pour observer ses tripes pendantes, l’agitant pour le forcer à me divulguer ce qu’il me cachait, mais il restait dur et sec. Je ne me rappelais pas. J’avais perdu cette lettre reçue à Noël. Une phrase de Yuzu, une seule phrase qui m’avait mise dans une colère monstrueuse, une colère que je ressentais en ce moment. Je frappais de rage dans le sommier de ce lit qui ne m’appartenait plus. Au moins, j’avais les autres lettres bien cachées dans ma valise ; celles-là, je savais toujours où elles étaient.

Arrivant dans le hall d’entrée — ma valise pesant autant qu’un piano à queue — je m’affalais par terre, sur le dos. Les cheveux encore humides contre le sol, le regard nulle part, je tentais de reprendre ma respiration. Erratique, désaccordée. C’était chiant ce principe de poids par palier ; ma valise ne me posait aucun problème tout en haut du château, puis, progressivement, j’avais l’impression de trainer un cadavre de plus en plus lourd.
Une toux brusque me secoua entièrement, je ne mis même pas ma main en face de ma bouche, j’attendais que ça passe ; la douleur avec. Après cet effort de longues minutes, je me sentais moins en colère, et mon corps me le faisait bien comprendre en éveillant toutes les parties douloureuses qui hurlaient en moi. Ma main, mon dos, mon pied, mes poumons, mon cœur. Tout faisait mal.
*Allez…* m’ordonnais-je tendrement, une invective murmurée ; qui renvoyait à un effet superficiel. Poussant sur mon dos et sa douleur, puis sur mes genoux, je me mis debout, la vue légèrement brouillée par mes efforts. Je m’essoufflais à une vitesse révoltante. C’était un record d’être autant crevée après si peu de temps. J’enroulais ma main sur la poignée, soupirant de soulagement — difficilement entre deux inspirations bruyantes, mais soupirant quand même — puis je tirais dessus, elle se releva. Je pouvais enfin tirer ma valise sur ses roulettes, et non plus la porter. Enfin. J’étais vraiment morte.

La traversée du parc de Poudlard était tranquille, malgré ma fatigue. Je voyais cette grande porte au loin, ce portail gigantesque qui était la frontière entre moi-même et la personne que j’étais obligée d’être dans ce château. L’illusion de le voir s’éloigner était présente malgré mon avancée ; mais je ne détournais pas le regard, je voulais observer cet instant où tout changerait, où tout serait retourné et chamboulé, où l’inversion des choses se produirait. Je voulais contempler ce moment où mon esprit allait enfin accepter que la distorsion de l’espace qu’il m’infligeait était inutile, que je m’en allais, qu’il le veuille ou pas. Je voulais repousser les limites de ma propre perception, et je voulais me prouver que soutenir un regard pouvait servir, que ce n’était pas toujours une malédiction de pouvoir lire autant dans les yeux. Même dans mes propres yeux. Je voulais voir mon reflet sur ce portail et l’embrasser, car il était le seul à avoir cette autorisation. Seulement… le plus amusant restait ma vue actuelle. J’avais tellement réfléchi à la façon dont j’allais me moquer de ce portail, que j’étais déjà juste en dessous de son embrasure. Je n’avais rien vu, ni de changement de point de vue, ni de lattage par mon esprit que je venais de fomenter. J’étais déjà en dessous de portail, et je n’avais plus qu’à faire un pas pour le dépasser, mais j’avais toujours cette image en tête : le portail s’éloignant, alors que moi, en colère et souffrante, je m’approchais. J’avais déjà changé ? Je m’étais embrassée ? Ouais, peut-être… C’était tout sauf spectaculaire. C’était comme un murmure intérieur, je n’avais rien vu venir même si je m’étais préparée de toutes mes forces. Je devais faire le pas.

Je n’arrivais toujours pas à reprendre mon souffle. J’avais respiré comme un goret tout le chemin séparant Poudlard du Poudlard Express. Personne n’était sur la route, et personne à Poudlard, c’était comme si tout ce bordel magique s’était fini en laissant en plan le décor. Comme si tout le monde s’était finalement dit : et si on rentrait chez nous et qu’on oubliait tout ? C’était une bonne idée. Une idée qui n’avait pas été respectée jusqu’à son accomplissement, apparemment ; ce quai grouillait de bordel. Quelques élèves étaient encore à l’extérieur du train, la plupart dedans. Tout le monde s’apprêtait à partir. Je n’avais pas pensé à ce dernier détail, si j’arrivais dans les derniers, j’avais peu de chance d’avoir un compartiment vide.
*Ça m’apprendra*. Même si je sentais ma mâchoire se serrer, je ne pouvais m’empêcher de ressentir une certaine indifférence. C’était la dernière fois que je montais dans ce train, alors que je sois seule ou pas, je m’en foutais royalement. J’allais essayer de dormir de toute façon. Sentant une pâte ignoble dans ma bouche, je la crachais par terre, puis je me dirigeais vers ce train. Mes poumons étaient foutrement encombrés et ils me brûlaient, j’essayais de ne pas faire attention à la douleur. Je pensais uniquement à la façon dont j’allais pouvoir cracher les muqueuses qui se formaient dans ma gorge depuis ma sortie de Poudlard.
Respirant comme un buffle, je dépassais un groupe d’élèves âgés qui parlait à voix basse, à mon passage, les regards se plantèrent sur moi. Pour une fois, je trouvais que le comportement de ces Autres était proche du mien ; une personne étrangère qui s’impose dans une conversation reste un des actes les plus énervants qui soient. Je les comprenais, alors, je continuais ma démarche essoufflée. Le soleil aveuglant m’aidant à me faire oublier rapidement de la mémoire de ces Autres. Il faisait si chaud. Je me sentais lourde d’un poids impalpable. Plus j’avançais, et plus je le ressentais. Une pensée tambourinait dans mon crâne, je la repoussais à grands coups de latte mentale, mais elle revenait, sans cesse, s’affichant en énorme dans ma cervelle : malgré la lourdeur de ma cape, je ne m’étais jamais sentie aussi lourde en la portant que maintenant. J’avais envie de la remettre, mais je ne le ferais pas. Arrivant en face du dernier wagon, je crachais bruyamment dans l’espace vide entre le quai et le train, dans une tentative de briser mes pensées détestables.
Tenant la poignée de ma valise, je me retournais et me courbais légèrement, redescendant sur mes talons par souci d’équilibre, je montais à reculons dans le train ; un instant d’effroi me fit sursauter quand je me rendis compte que j’avais bien posé mon pied dans le train sans le faire exprès et que j’aurai pu le poser dans le vide à quelques centimètres près. Un nouveau soupir se chargea dans ma bouche, puis galopa avec discordance dans l’air ambiant. Juste avant de soulever ma valise, mon regard se tourna tout seul vers la gauche, et je vis Kimiah, au loin, arrivant sur le quai. J’eus le temps de me demander pour quelle raison je ne l’avais pas croisée avant de tirer sur la poignée et me faire avaler par le Poudlard Express.

Le compartiment qui me faisait face était évidemment plein. Il y avait une seule blonde qui prenait toute la place, étalée dans ce compartiment comme un unique arbre dans un paysage ; personne ne pouvait l’ignorer, et ça gâchait la vue, comme cette blondasse. Je détournais mon attention tout en avançant dans le couloir exigu de ce train, pestant intérieurement. Il n’y avait pas beaucoup de bruit dans ce wagon, j’avais même l’impression qu’il était trop silencieux. Pas d’éclat de voix, pas de bordel. Une atmosphère de concentration résonnait en moi.
Dans le compartiment suivant, mon regard se durcit ; une fille et un gars étaient en train de se regarder. Ils se jaugeaient, et dans le silence de concentration, leurs bouches se frappaient sans se toucher. Ils étaient âgés, c’était sûrement leur dernière année. J’étais sûre que le souvenir du temps passé était en train de leur gratter l’occiput, j’étais sûre qu’ils étaient en train de se demander comment ils s’étaient supportés tout ce temps. Il y avait ce lien fort entre eux, un filament créé par le seul regard. Si dur, le filament, bordel. La fille tourna la tête vers moi, puis se mit à jauger de son regard gris. Elle me jaugeait réellement ?! Elle faisait donc ça avec tout le monde ? Peut-être qu’il n’y avait pas de lien entre eux, finalement. Non, le lien, il était entre nous, en ce moment même, et j’étais dans son regard. Je vis sa pupille se dilater, avalant le gris qui perdait du terrain. Une main.
*Une main ?*. J’avais l’impression de me faire griffer les orbites quand je détournais mon regard pour le poser sur sa main ; elle la tenait en face de sa bouche. Je vis qu’elle forma un baiser avec ses lèvres, puis elle me l’envoya directement avec ses longs doigts. La porte du compartiment était fermée, si fermée et si silencieuse que j’aurai cru que j’étais protégée. Pourtant, une brise souffla à l’intérieur de mon corps, et je ne quittais pas ses lèvres un seul instant. Elles s’étirèrent, lentement. Elles formaient une demi-lune. C’était foutrement joli. Le contact se coupa, brusquement.

Je baissais la tête, regardant mes mains que je sentais molles. Je regardais à droite, puis à gauche. J’étais au milieu du train. J’avais vérifié le premier compartiment, puis j’en avais dépassé deux sans regarder à l’intérieur. Pourquoi est-ce que j’étais en train de penser à ça ? Pourquoi est-ce que je n’étais plus en colère ? Je relevais la tête, une main s’agitait. Ce n’était pas celle qui m’avait envoyé une brise dans le corps, mais une autre, plus grande, plus foncée. Je tournais mon regard, et je le vis. Le gars était le Gryffondor-fuyard-du-mois-d’avril.
*Oh…*.
Il me faisait signe de rentrer, sans sourire, avec une expression faciale compliquée. C’était du dépit, mêlé à de la lassitude et des traces de surprise. Je n’étais pas sûre concernant la surprise, c’était peut-être de l’appréhension. Les cernes qui lui plaquaient le visage de deux gouffres infinis déclenchèrent un élan de colère en moi. J’avais aimé ces gouffres, un jour, j’en étais sûre. Il détourna la tête. Soudainement, j’eus l’impression de sortir la tête de l’eau, et je vis sa tête, son corps, sa gestuelle et sa tenue ; et au même moment, je sentis ma Haine gronder sous les nuages de ma conscience. Sa bouche s’articula, mon regard vif se tourna sur le point de concentration du gars et je redécouvris la fille. Ma main libre s’était déjà posée sur la poignée du compartiment. Ils parlaient comme si je n’étais pas là. Usant d’un surplus de colère, je donnais une violente impulsion sur la porte coulissante qui s’ouvrit en claquant bruyamment.


…bien elle Charlie.

Sur la fin de sa phrase, il tourna sa tête vers moi sans montrer une quelconque surprise quant au bruit que je venais de faire. Le surveillant d’un regard mauvais, je remarquais que la fille me regardait aussi. J’étais la bête de foire de ce cirque, le Gryffon m’avait invité à rentrer dans son compartiment, mais je ne me sentais pas à ma place, c’était comme s’il avait invité la mauvaise personne. Un truc m’encombrait la bouche, j’avais envie de cracher, mais je n’avais plus d’endroits où foutre mon crachat, ça allait sortir, ça m’énervait, bordel ! Il m’énervait ce gars !

Pourquoi tu t’es enfui comme un enfoiré ?

J’avais craché. C’était sale, je sentais que j’avais noirci son visage, mais je m’en foutais. Je voulais mes réponses. Je fixais uniquement le gars, lui seul comptait en cet instant. Son regard… j’avais toujours regardé à l’intérieur sans faire attention à l’extérieur. Prenant une respiration pour m’éloigner de son être, je vis la couleur marron foncé de ses yeux ; rien ne brillait là-dedans, le berceau du rien. Il ne répondit pas, et la fille se leva. Je ne voulais pas la regarder, je ne devais pas. En un seul pas, elle se retrouva juste en face de moi, et je dus assassiner ma volonté pour m’adapter à cette fille qui s’appropriait des droits sur moi. Elle s’agenouilla pour être à ma hauteur, et c’est à ce moment que, malgré moi, je dus me confronter à ses yeux. Ses grandes pupilles me faisaient face, et je ne savais pas ce qu’elle voulait. Elle était à quelques centimètres de mon souffle, et elle avait un grand visage par rapport au mien. Où était passé le gris de son regard ? Le noir avait gagné, le gris était mort en martyr, et il m’avait laissée seule, face à ce grand adversaire. Je sentais que j’allais m’écrouler, mes muscles redevinrent mous. « Arrête ». J’étais de la gelée, j’aimais bien la gelée. Mon regard tomba sur ses lèvres et je contemplais toutes les stries qui y dansaient mollement. La profondeur des rainures me perdait, c’était d’une telle beauté. « Par Merlin, Louna, arrête ! ».
Les rainures disparurent, si brusquement que je ne réussis pas à bouger d’un seul millimètre. Elles étaient comme l’éblouissement d’une lumière, elles restaient là malgré leur absence. Les traces qu’elles laissaient étaient harmonieuses, presque poétiques. Et je regardais ces traces sans ciller, de peur qu’elles disparaissent et qu’elles m’abandonnent. Je voulais rester dans cet instant, à l’infini, pour le découvrir dans toutes ces facettes. Je voulais parcourir ces rainures et y voir tous les paysages qu’elles pouvaient m’imposer. Je voulais être emportée si loin, que j’en oublierai où j’étais. Les rainures étaient là, je ne voulais plus les quitter.

Des doigts se posèrent brusquement sur mes paupières et tout se noircit. Noir !
*Merde !*. Des traces rouges persistaient dans le noir, les rainures avaient disparu ! Instinctivement, je lançais mon avant-bras avec force pour éclater cet obstacle à ma contemplation. Mon os heurta quelque chose de dur, la douleur me piqua aussi soudainement qu’elle mourra et j’ouvris les yeux. *C’est elle !*. Je relevais la tête et le regard de la fille n’était pas sur moi. La fille. Elle observait son bras tout en le massant. À mon tour, je regardais le mien, je fermais le poing tout en sentant un point précis s’étirer de douleur sur mon avant-bras. Je l’avais frappée. Elle n’avait qu’à ne pas me toucher. *Rainures…*. Qui était cette fille bordel de merde !

Putain… souffla la voix féminine, c’était une voix de vraie femme, grave, presque lourde. Putain de merde !

Elle s’énervait toute seule, violemment, et je reculais sans le vouloir. Un pas en arrière, ma valise toucha le mur du couloir et me bloqua. La grande fille semblait soudain reprendre ses esprits, son visage se tordit en une grimace qui me serra le cœur. C’était un visage d’une telle tristesse que j’étais sûre qu’elle allait se mettre à pleurer. J’avais envie de la frapper. Si elle osait pleurer, j’allais lui péter la gueule. Elle s’avança vers moi, et je ne bougeais pas ; mon poing serré était prêt. Son regard ne se plongea toujours pas dans le mien. Ma concentration était ardente.

Je suis désolée, c’est juste…

Elle s’arrêta physiquement, comme dans sa locution, et je me rappelais de ses lèvres ; comme un coup dans la mâchoire, je me demandais ce qu’il m’arrivait. Je ne comprenais rien. Elles n’avaient rien d’extraordinaire maintenant, c’était de simples lèvres, toutes simples. Et ma Haine montait si vite.

Ça me rend folle de savoir qu’elle a des pieux à la place des yeux.

*Hein ?*. Elle parlait de qui ? Pourquoi est-ce que je ne comprenais rien ?!

Et toi aussi. Putain d’aveugles.

Sur cette phrase, elle s’avança vers moi et je sentis mon poing se serrer encore plus que ce n’était possible. Une douleur dans ma paume me donnait l’impression que je ne pourrais plus jamais ouvrir ma main si je continuais à contracter mes muscules si fort. Le grand corps de la fille tourna sur lui-même, et s’en alla. Simplement. Je la suivais du regard en tournant la tête à droite. Elle traversa la moitié du couloir qui la séparait de la sortie et disparue du wagon. Elle avait une écharpe jaune et noire. J’avais assimilé chacun de ses pas et j’avais observé le jeu de ses muscles. Elle avait un corps fort, elle ressemblait aux grandes Russes que je voyais avant, à Londres. Je n’avais rien compris à ce qu’elle m’avait dit, et maintenant qu’elle était partie, j’y réfléchissais encore plus.

Excuse-moi.

Ma tête tourna à une vitesse telle qu’un craquement se fit entendre, le Gryffon était juste à ma gauche et il attrapa ma valise avec un air blasé. Il la souleva comme je pouvais soulever un stylo, sans aucun effort, puis il retourna dans son compartiment. Je ne disais rien, j’étais plantée là, dans le couloir, regardant fixement ce gars qui portait mon bagage à bout de bras. D’un mouvement de bras ample, il jeta ma valise sur une espèce d’étagère en hauteur, puis il se rassit à sa place initiale, sur la banquette de droite. « C’est pas pratique ces trucs en hauteur pour les gamines ». J’étais d’accord, sauf pour l’utilisation du mot « gamine ». Il semblait persuadé que j’allais accepter de m’asseoir dans son compartiment jusqu’à Londres. Il paraissait tellement sûr de lui-même que j’eus la soudaine envie de m’en aller juste pour lui apprendre que ce n’était pas lui qui commandait. Il me connaissait ; pas moi. Mais je n’étais même plus sûre d’avoir envie de le connaître. « Par la barbe de Dumbledore, rentre et ferme cette foutue porte, y’a un d’courant d’air de fou ».



Dans cette prison de verre, le soleil avait une présence propre. Il réchauffait de plus en plus la banquette qui me servait d’assise, tout comme l’air ambiant qui se matérialisait en sueur sur ma peau. Grâce à ma peau brune, ce n’était pas facile de voir au premier coup d’œil que j’étais en nage, ça me permettait de répondre à moins de questions ; j’étais camouflée. Au loin, j’avais choisi un moulin comme point d’ancrage, un moulin que je ne regardais pas vraiment ; il me servait seulement de transport vers mon esprit. Le Gryffon en face de moi regardait aussi par la fenêtre, et je me demandais s’il regrettait, maintenant, le courant d’air frais de tout à l’heure ; je n’avais pas dit un seul mot depuis, je restais dans mon silence extérieur, puisqu’à l’intérieur, je bouillonnais. Les mots de la Poufsouffle me tournaient dans la tête, ils étaient si vulgaires que leur sens m’échappait. Peut-être qu’elle parlait de moi, que j’étais aveugle. Par rapport à quoi ? Je ne la connaissais même pas.


Tss…

Le moulin commençait à disparaître de mon angle de vue, inconsciemment, je le suivais du regard. « Putain d’aveugles ». Ouais, elle était vraiment vulgaire, cette fille. Ses mots que je trouvais médiocres n’étaient que la face cachée que je m’efforçais à comprendre avec ma conscience. Ma Haine était dirigée vers autre chose : ce sentiment d’ivresse incontrôlable quand elle m’avait percée de ses pupilles. Elle n’était personne, mais j’y pensais si fort. Je ne pensais pas à elle, je pensais à ce qui m’était arrivé, à ce que j’avais ressenti. À cette brise qui avait soufflé dans ma poitrine. Mes muscles s’étaient aussi relâchés, en fait, j’avais eu l’impression d’être une marionnette et qu’elle pouvait tout faire avec mon corps. Je me suis presque liquéfiée en face d’elle. Le moulin disparut dans la courbure de l’horizon, et je regardais naturellement ce qu’il y avait juste à côté : la tête du gars. Il m’observait, me jaugeait comme la fille, avec un air bestial. *Réfléchis, c’est ça, réfléchis bien avant d’ouvrir ta gueule*.

J’suis legilimens.

Ah.

Ça m’avait échappé. J’avais appris que c’était des sorciers qui pouvaient lire dans les pensées, et je n’y croyais pas vraiment. C’était impossible de pénétrer un endroit aussi précieux, secret et enfoui que l’esprit. Un tel pouvoir serait une vraie révélation pour un Autre lambda, il se rendrait compte que ce qu’il considérait comme ses amis n’était que des personnes qui se contentaient de lui. Qu’il avait toujours été seul. Et ce, pour tous les Autres. Ouais, je ne le croyais pas. Sinon, il y aurait pas autant d’Autres.

Et je réfléchis toujours avant d’ouvrir ma grande gueule.

Ma concentration se décupla, j’analysais le rictus qui déchira sa bouche, la satisfaction qui perlait sur ses lèvres, son regard fermé. J’étais maintenant sûre qu’il comprenait que je l’analysais. Son regard puait la clairvoyance, ce Gryffon était fort pour décortiquer une personne. Et la legilimancie, c’était vrai, bordel. Je n’eus pas le temps d’y penser plus longtemps que je m’entendis dire : «
Pourquoi je n’t’ai jamais vu à Poudlard ? ». Son regard marron était si fermé que je ne voyais que de simples yeux, c’était un mur gigantesque ; et ça me frustrait sévèrement. Ma Haine dansait dans ma poitrine comme un arbre au gré d’un cyclone insatisfait.

La vraie question, chère Charlie, c’est pourquoi je — il appuya sur le « je » comme s’il voulait le faire exploser — ne t’ait jamais vu à Poudlard, hum ?

*Enfoiré*. Sa mine faussement intéressée s’étira pour former une certaine expectative, son menton était baissé par rapport à sa place originale, j’avais envie de l’arracher et de le balancer dehors ; est-ce qu’il sauterait derrière ? « Peut-être que mademoiselle préfère flâner dans des endroits peu fréquentés, hum ? ». *Et c’est juste pour esquiver des enfoirés comme toi* pensais-je en le braquant du regard, si ce mec se permettait d’écouter mes pensées, il allait être servi jusqu’à qu’on arrive à Londres ; je pouvais distribuer à l’infini des phrases concluantes comme celle-là. J’étais une spécialiste pour clore les conversations, je ne voulais tout simplement pas parler aux Autres. Son visage n’avait pas changé d’expression, il me donnait l’impression de n’avoir rien entendu, son air d’expectative qui me faisait maintenant penser à un petit chien qui avait fait une connerie me fit presque sourire. Je détournais le regard pour le projeter au loin, à l’extérieur, à la recherche d’un ancrage pour étouffer l’envie brûlante de lui demander ce qu’il savait. *Aelle…*. Je serrais la mâchoire, la sueur m’agressant de plus belle sous ma robe. À chaque fois que je parlais, ce gars découvrait plus de choses sur moi, je devais la fermer. Plus que quelques heures, j’allais réussir à tenir.



Ce n’était plus un moulin que je cherchais pour perdre mon regard à travers, maintenant, je visais le soleil pour réussir à éternuer. Le nez vers le haut, j’attendais que l’explosion se fasse, mon nez me démangeait tellement. Puis, tout s’écroula, mollement. L’envie d’éternuer passa comme une feuille dans un cyclone, si vite, si fourbe. Je baissais ma tête pour me replonger dans ma contemplation de l’horizon, de ce Rien inchangé. Tomber dans les pièges de mon propre corps était devenu une habitude ; tant de choses que je ne comprenais pas chez ce fourbe. Je m’étais habituée et je ne m’en plaignais pas, pourtant, parfois, j’essayais de comprendre la sensation d’avoir un corps normal.


J’crois que si t’étais un peu plus vielle, Louna t’aurait draguée.

Un corps normal qui fonctionnerait normalement et qui ne déciderait pas, d’un seul coup et par sa propre volonté, de se détraquer en me faisant mal aux poumons comme en ce moment même. *Chiant*. Comme cette situation et ce Gryffon qui m’avait un jour dit qu’il n’aimait pas parler ; pourquoi se forçait-il à me faire réagir ? Je me concentrais sur la surface miroitante d’un lac pour essayer d’observer mon reflet et comprendre ce gars. Il m’avait avoué qu’il était legilimens, sûrement pas pour paraitre juste ou franc, ce n’était pas une personne juste, j’en étais sûre rien qu’à sa fuite du mois d’avril. Il préférait s’amuser avec mon cerveau, il voulait que je sache qu’il était legilimens pour que je fasse exprès de raconter des conneries dans ma tête, de peur qu’il découvre des choses cachées. C’était idiot comme raisonnement. S’il ne m’avait rien dit, il aurait pu avoir accès à toutes mes pensées sans que je ne le sache. Ça n'avait aucun sens !

J’aime pas parler.

C’est Louna qui a insisté.

Il avait un ton dépité, j’avais l’impression qu’il allait se suicider. S’il jouait la comédie, c’était un sacré bon acteur parce que tout — sur son visage — suintait l’abattement. Comme s’il était réellement forcé à parler.


Et j’aime pas le mot « draguer ».

Ah oui ?

Parce que j’suis pas draguable, concluais-je fermement en replongeant mon regard dans ses yeux.

Pendant un instant, la surprise me retourna la face. Un sourire éblouissant se plaqua sur son visage. Un sourire qui était tellement étiré que les deux coins de sa bouche semblaient disparaître dans ses oreilles. Son regard était perçant, et les cernes sur son visage étaient une décoration qui surchargeait le tableau ; elles n’avaient vraiment rien à faire sur ce visage étincelant. Je me sentais sondée, presque touchée par son regard, et c’était désagréable ; détestable tout en étant fascinant. C’était comme voir pour la première fois du sang gicler d’un corps. Dégoutant et envoutant.

J’commençais vraiment à croire que j’m’étais trompé, me lança-t-il avec des yeux pétillants.

Je ne comprenais pas et je sentais que ma Haine voulait s’approprier ma bouche. Je la repoussais avec fureur. La colère repousse la Haine, il fallait que je la brise avec force. Ma Haine, je voulais la laisser pour mon seul esprit, elle ne prendrait possession de rien d’autre en moi. Je me l’étais promis.


Si je t’attaquais, là, tout de suite pour te tuer…

Je te tuerais.

Je n’avais même pas réfléchi, même pas hésité. Je n’avais pas peur et je ne tremblais pas. Nous étions tous les deux assis dans nos banquettes respectives, face à face, à nous jauger ; et je me dis que si quelqu’un passait en face de notre compartiment, il verrait le même lien de défi que j’avais vu en arrivant, mais cette fois-ci, la fille, c’était moi. Ouais, je le tuerais s’il essayait de me tuer, et je n’aurai aucun remords à le crever.

Exact, parce que t’as rien à perdre. J’vais te dire un truc sympa…

Il tourna la tête vers l’horizon, abandonnant mon regard par la même occasion, mais j’avais toujours accès à son visage ; et j’avais l’impression qu’on ne parlait pas vraiment.


Ta magie est ridicule, Charlie. T’es tellement faible que Louna a utilisé rien qu’un soupçon de legilimancie avec une trace de psychomagie et pouf, ta conscience était sa propriété. T’as tellement rien à perdre que t’as même pas essayé de te défendre, c’était d’un ridicule presque gênant. Mais ça c’est juste des faits, c’est d’la connerie, tout ça, tu le sais déjà. Il s'arrêta une seconde. Tu veux savoir ce qu’elle a réellement voulu faire ?

Cette fois-ci, c’était moi qui le jaugeais, seule. Je n’avais pas quitté un seul instant sa tronche. Il paraissait tellement heureux par rapport à ses attentes, qu’il paraissait sur le point d’avouer un secret. Il déballait beaucoup de phrases qui n’avaient pas réellement de consistance dans mon esprit, c’était ses vérités qu’il me balançait à la gueule pour une raison inconnue. Pourtant, je comprenais que j’étais une sorcière ridicule. Ça, je le comprenais très bien. Je ne répondis rien, parce qu’il me donnait l’impression qu’il parlait directement à une partie de moi qui ne savait pas s’exprimer par la parole ; alors, j’attendis en le regardant. S’il savait lire ma foutue cervelle avec son pouvoir, il n’avait qu’à se concentrer à cette tâche.


Elle voulait savoir ce que ça faisait d’être aimée par quelqu’un qui n’a absolument rien à perdre.

Hein ?

*Quel rapport avec moi ?!* grognais-je intérieurement, bestialement.

Oui, pendant un instant, un instant tellement infime qu’il doit la hanter en ce moment même, tu l’as aimée de toutes tes forces. Même si c’était qu’un artifice — il souffla profondément sur la vitre qui lui faisait face, créant de la buée nacrée — ton amour pour elle a réellement existé. Il s'arrêta une seconde de trop. Pendant un instant.

Les flocons de buée s’envolaient et moi, je les admirais. La chaleur était écrasante et moi, je me demandais si la magie n’était qu’un gros artifice. Bien présent pendant un instant, mais qui se devait de disparaître sous la chaleur du temps.

je suis Là ᚨ

06 déc. 2017, 17:36
Éclipse  Solo 
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Les Autres étaient pour moi des personnes insignifiantes, des êtres dont la vie m'intéressait autant qu'une palourde, c'est-à-dire inintéressante à en crever. Des êtres ayant une influence inexistante sur moi puisque je ne leur portais aucun intérêt, aucune crédibilité. Ils pouvaient bien faire ce qu'ils voulaient, je m'en foutais royalement. Maintenant, je percevais une autre catégorie d'Autres, plus douloureuse, plus fourbe et plus restreinte. C'était des personnes chères à mon cœur qui devenait des Autres. Ou plutôt, j’étais dans l’obligation de me désintéresser d’eux. Je devais construire un mur à main nue, seule, juste sous leur nez. Je devais les cacher et les rendre aussi insignifiants que les Autres. Qu’ils deviennent des Autres ! S’ILS NE M’AIMAIENT PLUS, QU’ILS S’ÉTOUFFENT DANS LA FOULE, BORDEL ! Ils m’obligeaient à construire ce Mur, même si je n’en voulais pas ! Je ne voulais plus jamais souffrir ! J’avais déjà eu assez mal comme ça. Pour une fois, mon corps m’avait accueilli à l’intérieur de lui sans piège, et je nageais dans mon esprit. Je ne voulais plus m’en aller. Mais, au milieu de mes pensées, je me noyais.
Sous l’eau, j’étais en train de ramasser des briques pour Construire ; construire contre ces Autres spéciaux. Ils étaient des Semi-Autres, des êtres entre moi et les Autres. Ils étaient au milieu de la frontière, se demandant ce qu'ils foutaient là. ILS L’AVAIENT VOULU ! Ils étaient entre mon acceptation et mon refoulement. Le problème, c'était qu'ils ne pouvaient que rester à cette place puisqu'ils avaient eu un impact dans ma vie, une trace monumentale d'eux régnait dans mes tréfonds.
Je me noyais, des bulles s’arrachaient de ma bouche pour s’écraser contre la surface lointaine, que je ne pouvais qu’imaginer. Pourquoi est-ce que je disais « eux » ? Il n'y avait que Papa qui était un Semi-Autre.


« Ne t'inquiète pas ma belle, je suis revenue en Angleterre pour t'éviter d'aller à l'école japonaise, tu pourras donc rester près de nous »


Sous l’eau, j’entendais des sons étouffés. Des mots qui avaient du sens, mais qui s’arrêtaient à l’orée de ma compréhension. Ils frappaient contre une paroi incassable, j’avais déjà réussi à ramasser pas mal de briques, j’en étais fière, même si j’avais mal aux oreilles. Ma tête me donnait l’impression qu’elle allait s’écraser ; je voyais bien, pourtant, tout était flou. Les mots, les pensées, les briques, le monde. Je voulais continuer. Je n’avais pas assez de briques. Rageusement, je m’agitais sous l’eau et je m’étouffais lentement. Je sentais des picotements étranges derrière mes orbites. Sûrement l’eau qui était en train de m’aveugler.
*Oh la fourbe de merde !*. Je me cachais en elle, et si elle me trahissait, c’était la fin de mon Mur. Il serait brisé d’un seul souffle. Je ne voulais pas. Bon Dieu, j’espérais finir sans trahison. Je voulais Construire !

« Je sais que ça peut paraître choquant comme nouvelle, mais je suis là pour tout t'expliquer »


J'étais déphasée, comme l'art-à-fric de Karasu, des courants de sons me faisaient tourner sur moi-même, j’essayais de les esquiver, mais ils étaient forts. Alors, j’adoptais la technique du hurlement. Je hurlais de toutes mes forces sous l’eau. Les courants reculaient. Et je hurlais ! Qu’ils me laissent tranquille ! Même sous l’eau, j'étais imperméable, seule dans ma solitude ; j’étouffais, mais je me sentais incroyablement bien. Et je me demandais si c’était ça, la vraie liberté.

« Charlie, ouvre tes yeux »


Je ramassais une autre brique, bordel, je voulais en ramasser des milliers. Sans fin, jusqu’à ne plus ressentir le moindre courant, jusqu’à pouvoir remonter à la surface illuminée et lui percer le ventre. Sortir à l’air libre et ne plus étouffer. Finalement, peut-être que c’était ça, la vraie, vraie liberté.

« Ne fais pas l'imbécile »


Un courant me tira brusquement vers… VERS OÙ ?! Je ne voulais pas y aller ! *Lâche-moi enfoiré ! LÂCHE-MOI !*. Il avait une force surhumaine, presque magique. *Sorcière ! SORCIÈRE !*. Tout mon corps hurlait. Je me tordis le dos pour Voir, et je ne vis Rien. J’étais tirée par un simple courant, impalpable, insondable, foutrement magique. J’essayais d’hurler, et ma gorge me brûlait ; elle s’enflammerait ou exploserait si je continuais à beugler. Non ! Ce n’était pas ma gorge qui brûlait ! Mais bien moi, entièrement !

Un choc fit vibrer ma boite crânienne, et je sentis ma jambe s’arracher sous l’écrasement du Courant. Pendant un instant infime, je vis une brique en bas, sur le sable noir, et je me suis demandé si je pouvais l’attraper d’aussi loin.
Tirée vers la surface par une force animale, je fermais les yeux de l’esprit. Le courant avait gagné, j’avais perdu. J’avais mal.

Je me sentis projetée au sol sous la puissance. J'ouvris mes yeux trop tard, la première partie qui explosa dans mon corps fut la tranche de mon bassin ; déclenchant un éclair de douleur osseux. On m’avait enfoncé un sabre !
*AAAAH !*. Les yeux écarquillés, exorbités à l'extrême, je me tordais de douleur au sol. J’AVAIS TROP MAL ! Cette petite pointe osseuse sur le flanc de mon bassin provoquait une douleur effrayante ! Je ne m’étais pas rendu compte que je ne respirais plus. Mes poumons brûlaient et j’avais tellement mal. Je gémissais par terre, essayant de faire fuir la douleur en me tortillant convulsivement.

ADAM !

Mes yeux allaient sortir de leurs orbites si ça continuait à faire autant mal ! J’avais envie de me lever et de courir de toutes mes forces, foncer à travers Londres pour semer la douleur, j’étais sûre de pouvoir la semer à travers les ruelles de Whitechapel. Je pouvais courir plus vite qu’elle ! Si elle me donnait une chance de me relever. *Ça fait trop maaaal ! Arrête ! Arrête !*. Je fermais les yeux pour courir. Et je courais si vite. Je ressemblais à une gazelle semant un lion, le lion de douleur me tailladait la gorge, il me tenait dans sa gueule, mais je continuais à courir. Il n’avait pas fait attention à un détail, ce foutu lion. J’avais des sabots très durs. Je lui mis un coup dans le ventre, un coup si violent que mon pied traversa ses tripes. Il me lâcha. Je me remis sur mes jambes et j’ouvris les yeux.

Mon père était juste en face de moi, il avait la tête baissée. La peste le menaçait avec son bout de bois, le regard complètement possédé. Où était ce foutu lion ? La douleur se dissipait, petit à petit, et j'en profitais pour observer le tableau qui me faisait face. J’étais partie depuis si longtemps, et ici, rien n’avait changé. La douleur avait été atroce, mais je venais de l’assassiner.
*Bon Dieu !*. Une autre douleur avait pris le relais. Encore une autre ! Celle-ci était chaude, grésillante. Elle se présentait à ma conscience comme une forme indescriptible, mais répugnante. Le corps douloureux, je mis un moment avant de comprendre que c’était mon visage qui me faisait souffrir.

Je t’interdis, tu M’ENTENDS ?!

La peste était rouge de colère, et cette couleur cramoisie sur sa peau brune me faisait penser à de la terre ensanglantée. Elle criait. Je ne savais pas pourquoi, mais elle criait si fort contre mon père que je me sentis menacée. Et moi, j’essayais de comprendre ma douleur. Je levais lentement ma main jusqu’à mon visage, ne quittant toujours pas du regard la peste, si elle se tournait pour me menacer, je lui sauterai dessus ; de toutes mes forces, j’étais sûre de pouvoir la maîtriser, elle paraissait si fragile en ce moment de colère. Naturellement, comme attirée par une force, ma main se porta sur ma joue gauche et j'appuyais dessus. « Ha ! Bon Dieu ! ». Ça faisait mal ! Quittant pendant un léger instant — un instant tellement infime qu’il ne pourrait pas se compter dans le temps — le visage brûlant de la peste, je regardais mon père. Sa tête était baissée. Baissée sur sa main.

*Pap…*

Par Merlin, tu ne la toucheras plus jamais.

*Papa ?*

Mon regard était déjà retourné sur la peste, je devais la surveiller. Je DEVAIS. Je ne savais plus pourquoi j’étais dans cette obligation. Je voyais flotter une main fantomatique dans le regard si vert de cette femme. Je sentais la caresse trop ferme de cette main sur mon visage.

*Tu m’as frappée ?*

Tu restes ici, j’l’emmène.

*Il m’a frappée ?*

Tout se mit à trembler. Les voix, les images, les joues, les pensées, les yeux. Et je devais surveiller cette femme.


*Il m’a frappée ?*


Mes doigts se carbonisaient, et je trouvais cette douleur presque agréable puisque mon cœur n’arrivait pas à trouver sa place. Il allait exploser, mais j’avais trop mal aux doigts pour ça. J’étranglais mon palpitant, j’avais si mal aux doigts ; si mal. Ma joue allait tomber, me laissant boiter. Et je devais surveiller cette femme.


*Il m’a frappée…*


Un étau me serra l’épaule, et je resserrais encore plus fort mes doigts ; les phalanges bleuies par l’effort. Relevant la tête, je constatais le visage de la femme.
*Oh merde…*. J’avais mal surveillé. Et tout implosa.



Le Courant était de retour ! Cette fois-ci, c’était le bras qu’il m’avait attrapé. Il me tirait, si fort, si fort ! Je sentais chaque muscle de mon épaule ; s’étirant atrocement. À l’intérieur de mon corps, les filaments de ma chair se tendaient. Ça faisait mal, bordel ! Il y eut un déchirement. J’étais sûre que c’était mes tendons qui avaient lâché. Ce Courant ne me tirait pas, il étirait mon corps. Dans tous les sens. Tout s’entremêlait dans un bordel monstre. Après mon épaule que je ne sentais plus, mon estomac se rétrécit durement ; tellement fort et vite, qu’il n’était plus qu’une petite bille. Inutile, abandonnée. Mon estomac se recroquevillait ! Je sentais mon cœur, mes poumons, mes intestins se suivre. Tout allait vers mon estomac comme un trou noir, je me faisais aspirer dans ma propre cuvette de chiotte. Et j’allais disparaître, simplement, de cette terre.

À l’inverse d’un bourgeon, je germai violemment.
*AAAAH !* mon esprit hurlait enfin, débloqué de sa prison écrasante. J’atterris sur de la pierre irrégulière et, sous la force de la projection, mon corps roula deux fois sur lui-même. Je restais au sol, ma joue gauche contre la fraicheur de cette roche inégale ; ça faisait du bien de simplement abandonner. J’oubliais les pics de douleur que j’avais dans le dos à cause du choc. J’oubliais le bordel ambiant. J’oubliais mes doigts brûlés et mon cœur agonisant. J’oubliais que j’existais, juste pour voir si ça valait la peine de respirer.

Charlie…

Et j’entendis sa voix, cette voix que je haïssais plus que tout, cette simple fréquence qui avait détruit mon père ; m’abandonnant comme un dommage collatéral. J’étais à côté, j’étais là et ailleurs en même temps. Je ne voulais pas être moi, et quelqu’un d’autre non plus. Alors j’ouvris les yeux pour hurler, parce que j’avais envie de la détruire. Et je vis son regard si vert, ses cheveux si noirs, sa peau si brune. Je me vis, et je sentis que j’allais exploser. Mes orbites ne piquaient plus, puisque ma larme s’était déjà enfuie sur ma joue. Je la sentis traverser la lande de ma douleur, faire des cabrioles sur mes dunes de rougeur, puis sauter. Sauter dans le vide pour s’écraser, comme moi. J’étais une larme, et il ne fallait pas me secouer ; sinon, je coulerais.

Elle est blessée ?

C’est son premier transplanage.

Tant qu’elle n’est pas désartibulée… Ça lui fera une bonne anecdote à raconter.

Je me sentais si mal que j’avais l’impress… Je sautais sur mes genoux, à quatre pattes, en créant deux explosions de douleur dans mes rotules ; et je vomis par terre, bruyamment. Avec une violence que je n’avais jamais connue. C’était comme si mon ventre avait la taille d’une bille et qu’il contenait une maison ; tout était serré. Tout devait sortir, je ne pouvais rien contenir. Et je vomis une deuxième fois, la respiration coupée, les yeux exorbités, ma salive accompagnant le reste. J’avais si mal au ventre. Des aiguilles étaient en train de tirer et de distendre mon estomac. Je vomis une troisième fois, et rien ne s’extirpa de ma bouche, à part de la bave sale. Je crachais contre ce dégueulis, rageusement.
Sous mon regard, le vomi qui me faisait face se liquéfia. Comme aspiré par le sol, par ces pierres bouffantes. Je ne quittais pas des yeux ce spectacle incroyable. J’étais dans une chasse d’eau ? Dans un cauchemar qui allait finir par m’aspirer l’âme comme mon vomi ?


Relève-toi Charlie…

En un seul bon, qui m’arracha un juron de douleur, je me retrouvais sur mes pieds. Tournée vers la source de cette voix détestable, je voyais la posture courbée de cette peste qui me faisait face. Je ne la voyais qu’elle, elle et elle seule. Son regard était mort, il n’était même pas putride, c’était simplement un regard mort, inexistant, comme s’il n’avait pas sa place sur ce visage. Tout devint noir, et moi, je me demandais si on avait réellement la même couleur des yeux.

Je tombais. Tout était silencieux. Je tombais à une vitesse très lente, presque au ralenti, me demandant comment je pouvais tomber si longtemps. J’attendais le choc, les dents serrées, les muscles crispés consciemment. C’était étrange, normalement, quand je tombais, c’était les réflexes qui s’éveillaient pour me sauver ; mais là, c’était ma conscience qui chauffait. Et c’était effrayant. Cette attente si longue.
J’ouvris les yeux. Des taches noires d’aquarelles faisaient un ballet médiocre dans mon regard. Je tombais depuis si longtemps… Les taches étaient aspirées par elles-mêmes, comme posées sur un buvard, comme les pierres de tout à l’heure ! Tout se faisait avaler !
*Oohh…*. Depuis le début, je me rendis compte que je tombais en arrière, maintenant, j’avais changé de direction : je tombais en avant.

Tu peux tenir ?

Je sentis la pointe de mes pieds toucher quelque chose de dur. En baissant la tête, la vue légèrement brouillée, je vis que c’était un sol d’intérieur. Un parquet sombre. Pourquoi est-ce que je tombais alors ?! *Mais…*. Je baissais encore ma tête, me rendant compte qu’une douleur aux aisselles s’intensifiait à chaque instant écoulé. J’étais portée par mon propre tee-shirt. Dans les airs, mon vêtement lévitait ! Et moi, j’étais bloquée à l’intérieur ! La panique m’avala la conscience, ce qui accéléra mon esprit de déduction. Je posais fermement la pointe de mes pieds sur le sol, puis je me baissais rapidement en relevant mes bras. Je sortis d’une seule traite de mon tee-shirt, comme si j’avais surfé à l’intérieur et que j’avais battu cette foutue vague de panique.

Nom d’un Magyar ! Rhabille-toi Charlie !

Le froid me fit frissonner instantanément, on était en plein mois août, ce n’était pas normal ! Je retrouvais toute ma concentration, et j’en profitais pour balancer mon regard partout. Frappant de mes yeux des armoires gigantesques remplies de boites, un chandelier rouillé, la peste s’approchant de moi, un comptoir marron foncé. Je reculais, je ne voulais pas qu’elle s’approche de moi. Mes pensées explosaient en tous sens, je devais m’enfuir, je ne savais pas ce que je faisais dans cette pièce à l’odeur piquante. Une main se posa sur mon épaule.
Par réflexe paniqué, je lançais ma jambe avec puissance en tournant sur moi-même. À la fin de ma rotation, la personne qui m’avait touchée allait le regretter. Mon pied allait finir marqué dans sa tronche ; en tirant sur mes muscles du dos, une pointe de douleur s’éveilla, je grimaçais, perdant un peu de vitesse dans l’effort.


Petrificus totalus.

Ma jambe — contre ma volonté — se rabattit violemment, je sentis mon centre de gravité se ramasser la gueule. *Bordel !*. Je tombais lourdement par terre. Mon flanc droit encaissant le choc.

Voyez-vous, même prévenu, je suis assez surpris par votre fille, Miss Paya.

J’arrivais plus à bouger ! JE N’Y ARRIVAIS PLUS DU TOUT ! J’avais l’impression que mon corps était de trop, comme s’il allait déborder sur moi-même. J’avais du mal à respirer ! J’étais prisonnière de mon propre corps ! Je braquais mon regard sur un vieillard qui me regardait, avec un bout de bois dans la main. C’était lui ! Il était comme l’autre peste !

Sa ressemblance avec vous est presque fascinante.

Son regard, étrangement, était naturellement apaisant. Je sentais le froid s’engouffrer dans la peau de mon dos, et je me rappelai que je n’avais plus de haut. J’étais à moitié nue et j’eus envie de crier. *ENFOIRÉ !*. Ma colère explosa encore une fois. Je n’arrivais pas à faire un seul mouvement ! J’étais en train de mourir sur place, sans pouvoir agoniser en paix. *LAISSE-MOI ME DÉBATTRE SALE ENFOIRÉ !*. Le vieux se barra. Me laissant seule. Pourquoi je ne pouvais pas parler, hein ?! Personne ne voulait m’écouter ? J’avais l’impression de devenir folle, des vagues de panique me traversaient le corps, et je ne pouvais pas les évacuer, je voulais sauter à des kilomètres de hauteur, juste bouger dans tous les sens, juste bouger le petit doigt. Je ne contrôlais plus rien.
Le vieux apparut à nouveau, et l’autre déchet aussi.
*JE TE TUERAI, SACHE-LE SALE PESTE DE MERDE !*. Il lui donna un bout de bois dans sa main et tendit un autre vers moi. Il allait me libérer.

Je le savais, j’en était sûre. Il me fallut une demi-seconde pour rouler en arrière et atterrir sur mes jambes, j’avais l’impression de m’être cassé tout le corps, chaque petit bout de mon organisme me faisait souffrir. Tout gueulait, et j’avais tellement envie de hurler. Non, pas maintenant. Je devais d’abord tuer cette peste. Trois pas, un crochet dans le foie, sa tête descendrait, puis, un coup de genoux dans le visage. Je riais intérieurement en m’imaginant la scène. Se serrait mes dents tellement fort que j’eue l’impression qu’elles allaient se briser entre elles.
J’élançais une force colossale dans ma jambe droite pour foncer sur la peste, je sentis presque le plancher craquer sous ma force. Elle était juste en face, juste là, à quelques centimètres, je voyais son foie encore intact à travers ses vêtements, je l’imaginais déjà grimacer affreusement sous la force que j’allais déployer. J’allais l’exploser. Elle me toucha la première.
*Merde !*. Et tout implosa.



Tout s’étira. Tout ! Je ne comprenais pas comment mon corps pouvait tant s’étirer alors que tous mes organes se condensaient en un minuscule point, une bille ridicule dans mon estomac. Aucun sens ! Mon bras s’arracha encore une fois. J’avais si mal. Tout recommença, les filaments déchirés, mes tendons coupés, le trou noir m’enroulant et me pliant sur moi-même. J’avais mal.

Le choc contre le sol fut moins rude que tout à l’heure, mais c’était une chute qui m’arracha un gémissement. Mon corps était meurtri, j’avais si mal à la tête, à l’estomac. Je savais que c’était la peste qui m’infligeait ça. J’en pouvais plus.


Arrête…

Je chuchotais, chaque inspiration était douloureuse, ma gorge sifflait.

Arrête, s’il-te-plait.

Je n’en pouvais plus de me battre, j’étais exténuée. Ma colère avait fondu dans la bille qui venait d’avaler mon corps. L’impression d’avoir des aiguilles énormes plantées dans plusieurs parties de mon organisme était réelle. J’avais envie de pleurer tant la douleur me faisait souffrir, mais je me mentais. L’endroit le plus douloureux restait mon cœur. Là, dans ma poitrine, tout s’était écroulé avec la chute de ma larme. J’étais tombée, et j’avais perdu mon palpitant.
Je relevais la tête, j’avais froid. J’étais dans le salon de ma maison, mon père était à quelques mètres en face de moi, son regard était plongé dans le mien. Dedans, je vis une main ; et à l’intérieur de moi, je sentis ma joue grésiller. Il m’avait frappée. Je m’en rappelais maintenant. Une puissance nouvelle implosa dans mon esprit, je devais me lever.

Prenant appui sur mon poignet douloureux, je posais un genou à terre, le bleu des yeux qui me faisaient face paraissait se rétrécir. Comme s’il se cachait. DE MOI !
*Cache-toi Papa ! Vas-y, cours ! Parce que j’arrive pour te niquer ta gueule !*. Je n’avais jamais mérité cette claque. Il n’était pas obligé de me frapper, mais je n’avais pas peur de lui. Je le comprenais, et il me comprenait. J’allais lui rendre ce coup. Je devais lui rendre l’injustice dans sa tronche. Je voulais qu’il sente la douleur de se faire frapper par moi. J’étais sûre que malgré tout son éloignement, un coup de ma propre main allait le faire pleurer. Je voulais qu’il chiale en face de moi comme il le faisait quand j’étais petite. J’en avais marre de son visage froid, je voulais lui faire mal et le voir avoir mal.
Je poussais sur mon bras de toutes mes forces, haletante et tremblante, je réussis à me remettre sur mes jambes. En équilibre précaire, j’avais mal partout, mais je devais frapper ce regard bleu qui agonisait. Je devais le faire revivre ! Bordel, ouais ! Je posais un pied en avant. Ma rotule cria sa souffrance, mais je l’ignorai. Grimaçante, j’avançais vers ce visage qui me paraissait si fragile maintenant.
J’étais en train de perdre le contrôle sur tout, l’intérieur, l’extérieur. Tout m’échappait. Je serrais ma mâchoire meurtrie. Je ne voulais pas y penser. J’avais froid, et chaud. Je ne savais plus qui j’étais, mais je savais très bien que je devais frapper ce regard mourant. J’approchais, j’approchais. Je marchais sur mes talons, ils me faisaient mal eux aussi. Une envie de vomir m’obligea à serrer la bouche et à contracter ma gorge. J’avançais !

Le contact avec Son regard se coupa. C’était des yeux verts qui me fixaient à la place. Je m’arrêtais et j’avais envie de lui hurler au visage qu’elle devait aller se faire foutre. Ce n’était pas le moment de se mettre sur mon chemin ! Et je vis son bout de bois, tendu vers moi. J’eus peur de rester bloquée à vie.


Je t’aime, ma belle.

Ce fut la dernière phrase que j’entendis avant d’être aveuglée par une lumière obscure. Pourtant, ce n’était pas le dégoût que cette phrase créa dans ma conscience qui me marqua, ni mon échec avec mon père. Non… Je me rappelais seulement de ce bout de bois luisant, qui me pointait de son doigt boisé ; et je l’entendis me murmurer : Regarde Adam, c’est elle le problème, depuis toujours.

je suis Là ᚨ

06 déc. 2017, 17:36
Éclipse  Solo 
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Mes yeux étaient fermés. Je ne cherchais plus de point d’ancrage. Je n’avais plus besoin de passer par un intermédiaire pour me concentrer dans ma conscience, ce qui était plus dangereux. Si je n’avais pas d’intermédiaire, j’étais mon propre intermédiaire. Je pouvais me perdre dans mon propre esprit, je pouvais contempler moi-même la Tour gigantesque que formait ma Douleur, sans faire appel à un moulin ou à de l’herbe. Non. J’étais plantée là, au pied de mes propres méandres, et j’observais le tout tanguer mollement. Elle avait quelque chose de fascinant, cette Douleur que je n’acceptai plus de toucher. J’avais l’impression que sans elle, je n’étais plus rien ; mais pourtant, j’avais bien plus de contrôle depuis que je l’avais abandonnée. Peut-être qu’elle voulait me convaincre que c’était une erreur, de la laisser seule. Peut-être qu’elle me murmurait des pensées trompeuses. De toute façon, je n’approcherais pas. Pas un seul millimètre de plus, je ne voulais pas prendre le risque d’être tentée.
Emplie de Haine, j’essayais de comprendre les phrases du Gryffon. J’avais l’espoir qu’avec la proximité de ma Douleur, je pourrais mieux comprendre. C’était faux. J’étais ici, seule et concentrée depuis tellement longtemps que j’étais en train de m’endormir. Cette grande Tour, je pensais qu’elle pouvait agir comme un miroir ; si je lui balançais les phrases que j’avais entendues, elle prendrait la peine de me refléter une pensée. Rien. Au moins, je comprenais que cette Tour était soit là, soit pas là. J’étais exténuée à hurler mes phrases et le silence qu’elle me renvoyait me frustrait.
*J’ai pas besoin d’toi* soufflais-je, le regard assassin. Ma Haine s’amplifiait tellement que j’avais l’impression de peser des tonnes. Si lourde, et pourtant, si petite par rapport à la Douleur. « Tu l’as aimée de toutes tes forces ». Les phrases revenaient me taquiner. Je me détournais de la Tour. J’en avais marre de gueuler pour rien. M’allongeant, les pensées claires, mais limitées par ma Haine, j’essayais de comprendre. « Pendant un instant ». Je trouvais que cette Louna était sale. Sans le vouloir, mes pensées les plus fortes hurlaient vengeance. Je n’arrivais pas à me concentrer pour analyser clairement la situation, pour la décortiquer profondément. Ça gueulait dans ma tête. *Louna, Louna. J’te retrouverai sale peste*. Elle avait osé me manipuler. C’était horrible de se sentir comme une marionnette. « On est pareil Charlie, sauf que moi, ma magie est puissante ». C’était la dernière phrase que m’avait sortie le gars, avant que je ferme mes yeux. *T’as jamais réussi à le manipuler lui, hein ? ALORS ÇA FAIT QUOI DE SE SENTIR FAIBLE ?!*. Et moi… j’étais tellement mauvaise. Une sorcière avec un niveau proche du néant. Tout ce que je faisais, depuis toujours, je le faisais pour mon père. Lui seul comptait, son regard était unique et il me donnait tellement de force. Maintenant, j’avais l’impression qu’il n’existait plus. Dans ce monde magique, mon père n’avait plus de place. Et si je décidais d’apprendre la magie sérieusement, c’était pour me venger de cette Louna ; c’était pour me battre contre les Autres. Les Autres… Je me foutais d’eux, je n’avais pas envie de leur donner de l’importance et si je me mettais aussi sérieusement à la magie qu’au piano, les Autres deviendraient importants. Je ne voulais pas. *Louna*. Je ne voulais tellement pas, mais j’étais en colère. Je n’acceptais pas — et je n’accepterais jamais — qu’une personne m’atteigne sans mon autorisation. *Oh bordel, Louna !*. J’allais apprendre la magie. Je venais de prendre cette décision. J’allais apprendre de toutes mes forces. Et cette Louna ne m’atteindra plus jamais.



J’ouvris les yeux, lentement, sans me presser. Je m’étais endormie. L’espace en face de moi était vide.
*Encore ?!*. Violent retour à la réalité, j’eus l’impression qu’elle me mordait tellement ma conscience sursauta. Je me redressais, mon regard tombant sur un bout de bois qui faisait des moulinets. Une violente douleur à la tête m’agressa, instinctivement, je lançais ma main sur mon crâne et je serrais ma peau. J’avais l’impression que c’était inutile, mais ça m’occupait. Et la douleur s’évapora, laissant quelques traces de picotements étranges. C’était une baguette noire, le Gryffon l’agitait tranquillement. Quelques étincelles sautaient dans le précipice de ce compartiment, je les observais, me demandant pourquoi elles brillaient tant. Il y avait même une aura autour de chaque petite étincelle, comme si elles voulaient s’échapper de leur propre enveloppe, comme si elles voulaient atteindre d’autres landes. Je me rendis enfin compte de l’obscurité ambiante, c’était pour ça qu’elles brillaient tant. En fait, elles dépendaient seulement de leur environnement. La nuit, quand les ténèbres régnaient, elles étaient sublimes, entreprenantes, courageuses et un peu folles, ces étincelles. Le jour, elles n’étaient que des étincelles qui mourraient. Et je me surpris à me demander si je préférais le jour ou la nuit. Fermant les yeux une seconde, tournant la tête pour observer ma Douleur. *Ouais…* articulais-je lentement. Si Noir. Le jour, définitivement.
Il y avait du bruit à l’extérieur, je regardais par la fenêtre. De la lumière, artificielle. La gare ! Je tournais la tête vers la porte du compartiment, des élèves passaient.
*Déjà ?*. Je m’étais endormie un long moment et j’avais l’impression d’avoir rêvé de choses horribles. Pourtant, je n’étais pas fatiguée. Ma Haine était d’une puissance sans fin, et je l’aimais, parfois. Pourtant, en ce moment, je me rendais compte que je tremblais légèrement. Ce n’était ni de l’excitation, ni de la peur. Je ne savais pas ce que c’était, finalement. Je voyais clairement le visage de mon père dans ma cervelle, et je me demandais s’il était venu me chercher à la sortie du Poudlard Express. Je ne bougeais pas, le Gryffon non plus. *Ah oui…*. Il était legilimens, j’avais oublié pendant un court instant. Il pouvait observer mon cerveau sans gêne. J’eus envie de lui sauter au visage, de lui gueuler d’arrêter de fouiller dans mon crâne parce qu’il n’avait pas mon accord. Puis, je me rappelais qu’on se ressemblait. C’était douloureux, mais vrai. Et si j’avais été à sa place, j’aurai rigolé à la tronche d’une personne essayant de m’imposer quelque chose. Alors, je me mordis la lèvre en me contentant de ne penser à rien, pour l’instant.

Dans sa position assise, nonchalante, les jambes tendues — me touchant presque — il soupira lourdement. Les étincelles ne m’intéressaient plus, je préférais contempler la danse de leurs lumières sur les cernes qui coupaient ce visage si blanc. Des cernes noirs sur cette peau blanche.
*Beau…*. C’était la seule chose qui ne me répugnait pas chez ce gars ; ses vestiges d’épuisement. Quelques secondes passèrent dans notre silence, au milieu du bordel des Autres, jusqu’à ce que les étincelles n’existent plus. Le Gryffon se leva tranquillement, ses mouvements étaient si lents, toujours. Sur ce point précis, on ne se ressemblait absolument pas. J’étais même son opposé le plus extrême. Il dirigea sa baguette en hauteur.

Wingardium leviosa.

Ma valise apparût, elle se dirigeait tranquillement vers le sol. J’avais pensé, en rentrant dans ce train, que ce n’était absolument pas pratique, ces sortes d’étagères en hauteur pour ceux qui avaient une taille ridiculement petite comme moi. Je n’avais même pas pensé une seule seconde à utiliser la magie, ce que devait faire tout le monde. Un simple sort de lévitation, et c’était réglé. J’étais une sorcière, et je ne pensais jamais à la magie. J’étais inadaptée, comme déphasée dans ce monde. En fait, j’étais une œuvre qui ne valait rien, une toile vierge où n’importe quel sorcier pouvait gribouiller dessus. Je n’avais aucune défense, des connaissances ridicules, j’étais médiocre. J’étais passée de génie, à meuble. *Bordel…*. Je ne maitrisais même pas le Wingardium leviosa. Un des premiers sorts qu’on avait étudié. Je prenais conscience, réellement, que si un sorcier voulait me faire du mal, il pourrait le faire avec une facilité presque insolente. Avant d’être une sorcière, ma batte et mon quartier me rendaient puissante. Maintenant, la portée des sorts rendait ma batte aussi utile qu’un cure-dent, et personne ne tenait à me protéger. J’étais seule et incompétente. Et mon esprit me rappela que j’avais toujours été une sorcière.
Ma valise se posa au sol en cliquetant, juste en face de mes jambes. Je levais la tête vers le Gryffon, je ne lui avais rien répondu à ses phrases perturbantes, ma gueule était restée définitivement fermée. J’eus envie de lui demander le nom de famille de Louna, mais je savais que c’était une Poufsouffle, j’avais assez d’information pour la retrouver. Le gars paraissait concentré, il regardait au plafond, comme s’il y avait une créature qui rampait, puis il leva sa baguette à l’horizontale, au niveau de son oreille ; et le bout de ce bois de jais s’enfonça très légèrement dans son ouïe.
*Qu’est-ce qu’il fout ?*. J’entendais encore le bordel que faisaient les élèves, même à travers la vitre de glace. Ça criait de partout, des voix aiguës, graves, trainantes, cinglantes. Tout vrombissait. Pendant un instant, mon esprit se tendit vers Yuzu, et je me demandai ce qu’elle faisait en ce moment, dans son pays si lointain. Le Gryffon retira la baguette de son oreille et se tourna pour observer à l’extérieur, là où le défilé des Autres ne finissait pas.

Il pleut dehors.

Je sentis ma lèvre frémir légèrement de surprise. Il venait d’utiliser un sort pour écouter à l’extérieur de la gare ? Ouais, sûrement. Je voyais l’arrière de son crâne. Il avait des cheveux extrêmement fins, comme les miens, mais plus éparpillés sur son crâne, parfois, sa peau blanche apparaissait sournoisement entre les touffes bouclées. Il se retourna et ne daigna toujours pas me regarder, ma valise lui parut plus intéressante. Il la visa de sa baguette, prêt à tirer. Un filament jaunâtre apparût, il dansa jusqu’à la valise avant de la couvrir entièrement par une aura étincelante. C’était plutôt beau à voir. Et, comme de l’eau coulant sur une surface, l’aura glissa au sol et disparu sans bruit. « Le dernier de cette année », déclara-t-il en rangeant sa baguette dans une poche intérieure de sa robe. Tout le monde rangeait sa baguette dans cette même place, et je trouvais ça ridicule ; la porter à la ceinture était bien plus pratique. *Ferme-là* me maudis-je intérieurement. En fait, je n’en savais rien. J’avais oublié que j’étais médiocre, c’était difficile de se faire à l’idée. J’avais tout à apprendre.

Le Gryffon prit sa propre valise en hauteur et la sortit de son sommeil en un seul mouvement. La portant à bout de bras, il ouvrit la porte de verre du compartiment. Le boucan se décupla, maintenant qu’il pouvait m’atteindre presque directement les oreilles. Puis, le gars s’en alla en suivant le flot d’Autres, vers la gauche, vers la sortie ; et tout ça, sans rien dire, sans faire semblant que j’étais là. Une coupure nette. «
Tss… ». C’était étrange… Je me sentais en colère parce qu’il ne m’avait même pas salué et en même temps, le simple fait d’imaginer qu’il aurait ouvert la bouche m’irritait. Je soupirais bruyamment.
Très peu d’élèves passaient encore par le couloir du train et le bordel était étouffé. En me levant, j’aperçus plein d’Autres à l’extérieur, et, pris d’une soudaine vague inquiétude, je me rassis. Ça serait dommage d’être vu maintenant par des personnes que j’évitai.

J’attendis quelques minutes, le moteur du train ne faisait plus beaucoup de bruits, il était en train de s’éteindre, avec une certaine paresse ; il avait deux mois à attendre jusqu’à la rentrée. Il n’était pas pressé, lui. Jamais. Me relevant pour observer à nouveau l’extérieur, je vis quelques familles, dix au grand maximum, qui s’apprêtaient à partir, elles aussi.


Bien…

C’était à mon tour de m’en aller. Définitivement.



En fermant les yeux, je fonçais droit devant avec ma valise roulante. Je sentis une très légère brise fraiche, puis plus rien. J’étais arrivée, King’s Cross. En descendant du train, j’avais cherché mon père d’un œil vif, je ne voulais pas être vue avant qu’il me voie. La respiration lente, je cherchais aussi la Peste, parce qu’elle était bien assez culotée pour venir. Finalement, il n’y avait personne. Maintenant, je répétais le même processus, mais à King’s Cross.
Entre les piliers de la voie 9 et 10, je tournais ma tête à une vitesse folle.
*T’es où ? Hein…*. Je ne voyais personne. Il y avait des Autres, très peu, mais pas un seul visage blanc avec des cheveux noirs. Pas de yeux bridés de couleur bleue. Pas mon père. En y repensant, peut-être qu’il était en train de m’attendre à la maison. À cette idée, je ne me sentis pas soulagée — comme j’aurai pu le penser — mais foutrement déçue. Il ne s’était même pas déplacé. Je ne savais même pas comment j'allais rentrer, j'étais très loin de Whitechapel. J’avais chaud, je me sentais étroite et encombrée dans cette robe ridicule maintenant que j’étais arrivée dans le monde Moldu. *Moldu…*. Ils avaient quand même réussi à me faire croire que c’était le nom de ma maladie, pendant des années.

Je tirais sur ma valise et je m’élançais vers la sortie de cette gare. Je pensais à la phrase du Gryffon concernant la pluie, j’hésitais. Il était peut-être temps de mettre ma cape si je ne voulais pas finir gelée en cette nuit. En traversant une sorte de passerelle, je pus apercevoir la nuit oppressante à l’extérieur, il devait être tard pour une telle obscurité un jour d’été ; mais ce qui attira mon attention, c’était les rares impacts contre les grandes vitres. Il pleuvait, mais vraiment pas beaucoup. Je n’aurai pas besoin de cette foutue cape.
Je marchais lentement, je savais que si j’accélérai trop le pas, j’allais m’étouffer toute seule. Je ressentais encore une douleur aiguë dans mes poumons ; escaliers de merde de ce Poudlard de merde. Traversant les bornes de sortie de quai, je virais à gauche, vers la sortie. Ma conscience ne souffla pas, elle s’arrêta simplement. Mon pas se planta et la pointe de mon pied droit s’enracina par terre. Il était juste là. À deux mètres, adossé contre le mur, le regard dans le plafond de la gare. Sa vision me rappela les professeurs de Poudlard, il était aussi jeune qu’eux. Ne pas le voir pendant un an avait chamboulé la façon dont je le voyais. Il paraissait en forme, mais si jeune. Sa tête s’abaissa, j’étais certaine qu’il m’avait ressentie. Ce lien entre nous ne crevait pas. Dès que j’étais dans les parages, il me ressentait ; j’en étais sûre.

Comme s’il me confirmait mes pensées, il braqua son regard sur moi, et ses yeux me frappèrent. Dans ma poitrine, j’avais l’impression que de l’eau coulait. Un torrent me mouillait l’intérieur du corps. J’étais en train de sourire, inconsciemment. Ses yeux…
*Bon Dieu, ça m’a manqué…*. Son regard bleu était magnifique, j’avais oublié à quel point je le trouvais magnifique. J’avais l’impression que nous étions que deux sur cette Terre, comme avant, dans son regard, je voyais que j’étais la seule personne importante pour lui. J’oubliais la Peste, j’oubliais la magie, j’oubliais Yuzu, tout comme la composition. Et je cherchais l’amour dans son regard. Je l’aimais, je l’aimais. Je ne voyais que ses yeux, que ça. Ils se rapprochaient, ses yeux. J’avais lâché ma valise, peut-être qu’elle était tombée, mais je ne l’entendis pas. Je sentis quelque chose s’enrouler autour de mes bras. Ses yeux étaient si proches, maintenant. « T’étais là ». J’avais parlé ? Son regard se brouilla, il me repoussait ! Je fus traversée d’un léger spasme et je clignais des yeux.
Quand mon regard nouveau se posa sur le visage de mon père, je vis des larmes. Elles s’agglutinaient pour protéger son regard, certaines mouraient au combat et tombaient sur ses joues blanches. Je sentis une colère gronder en moi, s’il y avait bien quelqu’un qui devait pleurer, c’était moi. Pas lui.


Qu’est-ce qu’ils t’ont fait, Charlie ?

Je reculais d’un pas, les deux faibles étaux qui serraient mes bras cédèrent. *Papa ?*. Qu’est-ce qui lui arrivait ? BORDEL, JE N’AVAIS RIEN FAIT. Je sentais ma mâchoire trembler, bon Dieu !

C’est quoi ce regard, hein ?

Papa…

On avait tous les deux murmuré si faiblement que nos lèvres bougeaient à peine. Mon regard ? MON REGARD ?! Je reculais inconsciemment. *QU’EST-CE QUI T’ARRIVE PAPA, HEIN ?! T’AIMES PAS MON REGARD ?! QUE C’EST TRISTE BORDEL. OHLÀLÀ, QUE C’EST TRISTE, HEIN, PAPA. HEIN ?!*. Mon dos buta.

Tu as un problème jeune fille ?

Cette voix me fit sursauter, mon cou se tordit vers la source juste au-dessus de moi. Un visage d’homme à l’envers. *OUAIS, J’AI UN PROBLÈME, OUAIS*. Je hurlais intérieurement de toutes mes forces, j’étais prête à exploser et à tout défoncer autour de moi. Je détournais mon regard de ce mec inintéressant. Braquant mes yeux dans ceux qui pleuraient. *PLEURE ! PLEURE TA RACE !*. C’était lui qui m’avait envoyé dans cette école, c’était lui qui était à l’origine de ma Haine, c’était lui qui avait fait venir la Peste, c’était lui qui me reprochait mon regard, c’était lui qui m’avait rejeté après m’avoir aimé, c’était lui qui m’avait fait aller dans ces sous-sols. *NON, PAS ÇA*. J’avais mal à la mâchoire. *J’vais… J’vais…*. Je me lançais en avant, je voulais le détruire. Ces yeux larmoyants étaient insupportables ! OH BORDEL, INSUPPORTABLE ! Le choc contre son corps fit exploser ma Haine. Vague. Je fermais les yeux. *ENFOIRÉ !*. Chargeant mon bras de toute la puissance dont j’étais capable, je le jetais pour détruire. Le détruire. Détruire. Aveuglément.

C’EST TA FAUTE !

Ma main vibra sous le choc, mes phalanges hurlaient. J’entendais rien. Je lançais mon autre bras. Frappant au hasard. Détruire, seulement Détruire.

C’EST TOI QUI M’AS ENVOYÉ LÀ-BAS !

Le choc dans mon avant-bras résonna. Je n’avais pas mal aux bras, c’était ma tête qui me brûlait.

BOUFFE-LE MON REGARD ! TU VAS LE BOUFFER TOUTE TA FOUTUE VIE PAPA !

Mes bras battaient dans tous les sens, je frappais de plus en plus fort. Je ne pleurais pas, j’étais enragée. Cette puissance qui volait de mon corps me ravageait. Deux trucs s’enroulaient sur ma poitrine et me tiraient en arrière, brusquement.

POURQUOI TU N’M’AVOUES PAS QUE TU N’M’AIMES PAS, HEIN ?!

Je me débattais de toutes mes forces, décollant du sol. Frappant avec mes bras, mes jambes, ma tête. Je sentais un goût de sang dans ma bouche.


TU PEUX TOUT ME DIRE ! ON S’EST TOUJOURS TOUT DIT !

Ma voix s’enraillait, ma gorge s’était enflammée, je ne pouvais plus éteindre ce Feu. Il avait toujours existé, il était là depuis toujours. J’avais si mal ! *On s’est toujours tout dit hein !*. Je suais, j’avais mal aux poumons, je n’arrivais plus à respirer à cause de la pression atroce sur ma poitrine. *Bordel…*. J’entendais des voix, et je flottais dans les airs.

…ma fille, alors laissez-nous.

Je ne vais pas le répéter, Monsieur, reculez.

J’ouvris les yeux, je n’avais plus d’oxygène dans mon corps, je n’avais plus d’énergie.

Elle est toute bleue, lâchez ma fille bor…d…Dieu

Je va…pel…

Je ne sentais plus grand-chose. Des grains me couvraient la vue, j’avais si mal au cœur. J’allais m’évanouir. Une douleur dans mon flanc droit explosa. Les sons me frappèrent les tympans. Mes muscules étaient mous. Je secouais la tête.


Monsieur ! Ne faites pl…

Je gémis faiblement et je regardais les alentours. J’étais à quatre pattes, en face du gars qui m’avait demandé si j’avais un problème.


Monsieur Rengan ?

Warren…

Le gars était évanoui, écrasé par terre à mes côtés, je compris que c’était lui qui m’avait écrasée dans ses bras ; peut-être sans le faire exprès, pour m’éloigner de Papa. Une violence quinte de toux me secoua, je mis instinctivement ma main en face de ma bouche.

Comment se porte ton père ?

Pareil.

J’avais mal aux poumons, je tremblais. Ma gorge se déchirait de douleur. J’avais crié. « Hh… ». J’avais beaucoup crié et je ne me rappelais plus ce que j’avais gueulé. Ça revenait. Les traces de ma Haine, j’avais hurlé de toutes mes forces. J’avais laissé ma Haine exploser, sans même sentir à partir de quel moment j’avais perdu le contrôle. Ça ne m’avait pas libéré, ça n’avait servi à rien, puisque je sentais toujours ce foutu brasier en moi.

Tu vas souvent le voir ?

Je levais la tête. Un policier se tenait là, juste à côté du gars évanoui — c’était un contrôleur de billets, vu son accoutrement bleu moche. La bouche du policier s’articula et j’entendis « Oui ». Je me tordis la langue, il parlait avec Papa ; son visage brillait, il n’avait pas essuyé ses larmes, même si ses yeux étaient bien secs maintenant. Je voyais la forme arrondie, presque artistique, d’une larme qui s’était figée près de sa mâchoire. Elle étincelait sous la lumière de la gare, elle renvoyait des reflets joyeux malgré son message de chagrin.

C’est bien, je passerai.

Très bien.

Tu t’en occupes ?

Pendant un instant, je crus que Papa me désignait, mais c’était bien le corps inerte à mes côtés qu’il visait.

Oui.

Je ne quittais pas du regard cette larme figée ; sur le visage de Papa, elle avait étrangement une place naturelle. Il fit un pas et se baissa à mon niveau. J’abandonnais la larme pour me confronter à son regard. Mes poumons me faisaient souffrir. Il ne me regardait pas dans les yeux. Une main s’enroula autour de mon bassin et une autre sous mes fesses. En une seule impulsion de force, il me tira sur son torse avec douceur. Je me plaquais contre lui, dans ses bras ; la tête sur son épaule. Il me portait avec une certaine facilité. Quand Papa tourna sur lui-même pour ramasser ma valise, je vis le policier parler dans son talkie-walkie tout en plaçant le corps du contrôleur de façon assez marrante. Je souris, même s’il n’y avait pas vraiment de raison ; juste pour essayer de me rappeler ce que ça faisait.

je suis Là ᚨ

06 déc. 2017, 17:37
Éclipse  Solo 
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Tout était obscur. J’étais réveillée depuis un bon moment. Pourtant, je n’avais pas l’impression d’avoir dormi, j’étais juste autre part. Et l’obscurité n’était que la conséquence de ma volonté. Je ne voulais pas ouvrir les yeux, pas maintenant. Je sentais la texture duveteuse de ma couette et je flairais une légère odeur de sueur ; la mienne, dégoûtante. Au fond de mon lit, j’étais dans un cocon indestructible. Pourtant, mes paupières me piquaient, c’était la première fois que je ressentais cette gêne ; un effet de tenaillement entre mon œil et sa protection envers l’extérieur. Envers ce Monde que je venais de perdre. Je le savais, j’en étais foutrement sûre, ce n’était pas une blague de mon père. Malgré son aveuglement, je savais qu’il ne m’avait pas menti ; le mensonge, on le voyait comme un jeu. Il m’avait appris à mentir, il me montrait comment il faisait pour mentir aux Autres, mais dès qu’il me parlait, le jeu s’arrêtait. Et il ne mentait plus. Alors, tout cela était vrai. J’étais une sorcière et je ne m’en étais jamais doutée.
Dès que ma conscience s’était éveillée, j’avais déjà les idées claires ; c’était spécial. Comme si j’avais été dans un sommeil artificiel, pas du tout réparateur, royalement inutile et qui avait seulement meublé mon temps. Pendant une nuit entière, puisque dans cette obscurité que je m’imposais, je voyais des nuances de blanc lointaines, presque fantomatiques, signes du soleil étouffant. J’avais décidé de rester dans mon lit tant que mon père ne viendrait pas me chercher. J’aurais pu trouver le temps long, mais comme j’appréhendais sévère mon futur, je pouvais entendre les secondes galoper follement dans mon crâne. Le futur…
*J’suis foutue*. Cette notion qui ne m’avait jamais intéressée. Je détestais penser à l’avenir, à plus tard, à demain. Je vivais dans le présent, je pensais au passé, mais dans l’avenir, je ne voyais rien. Rien jusqu’à maintenant. J’essayais de me concentrer, de comprendre ce que mon esprit m’insufflait, et je retombais toujours sur la même image : une Esplanade Rouge. Infinie, qui s’étalait jusqu’à défier ma propre création. Je savais que c’était moi qui avais créé cette vision, je savais que ce n’était que ce que j’imaginais, mais pourtant, ça me faisait peur. Peur au point de ne pas vouloir ouvrir les yeux pour laisser le soleil m’arracher une grimace.

J’essayais de réfléchir à ce qui m’attendait. Je n’avais aucune idée de ce que foutait une sorcière toute la journée.
*Ah si !* triompha ma conscience en se rappelant une chose que savait très bien faire les sorcières : abandonner leur enfant. Je ne pus pas empêcher un sourire me déchirer la gueule. J’imaginais un cours d’abandon de progéniture, la Peste au fond, attentive, prenant des notes, levant la tête au ciel en mâchouillant la pointe de son stylo bon marché ; je voyais cet éclair passant dans son regard, son mouvement de tête brusque, puis, cette flèche tirée par ses yeux. Je tournais mon attention vers la cible, tremblante, même si je savais ce que j’allais y trouver. Papa était là, le regard au ciel, mâchouillant le même stylo que l’autre Peste.
Mes yeux s’écarquillèrent violemment. Un grognement s’échappa de ma mâchoire serrée. La lumière m’aveugla, alors que j’étais restée allongée là depuis l’aube. Non ! C’était cette Flèche qui m’aveuglait ! Donnant un coup sec dans ma couverture, je me jetais de côté pour m’échapper de ce lit oppressant. Le vide. Je chutais, et le premier réflexe fut de mettre mes mains en protection. Mes genoux touchèrent le sol en premier, m’arrachant un autre grognement plus sourd avant de m’étaler purement par terre. Les mains en avant ne furent pas très utiles puisque je venais de tomber sur le côté gauche. Cette petite chute de merde venait de me faire une vilaine bosse en plein sur le genou gauche, je le sentais en train de se raidir. Je savais déjà que j’allais boiter toute la journée, j’étais obligée si je voulais qu’il guérisse demain. J’étais habituée à ces chutes sur les genoux. Avec nos escaliers pourris et ma tendance à beaucoup bouger dans mon sommeil, mes genoux étaient souvent violentés.
Je sentais cette légère douleur liée à ma chute, mais sinon, j’étais pleinement conscience de mon corps. Il était totalement réveillé, pas du tout engourdi. Je me rappelais aussi très bien de ce bout de bois tendu vers moi avant de me réveiller ici. Ce qu’elle m’avait fait était la définition même d’être une sorcière : fuir, fuir et encore fuir. Le peu que j’avais vu de ce Monde me dégoutait, et je me dégoutais moi-même de faire cette généralité par rapport à une seule personne. Ce n’était pas juste, c’était les Autres qui réfléchissaient comme ça, par assemblage et étiquetage. Je savais que ce que je pensais était mal, mais pourtant, je n’arrivais pas à virer cette idée. Une seule sorcière qui était la représentante de toutes les sorcières : la très luisante Peste. Je fis voyager un soupir dans la chaleur de cette journée ensoleillée. Et je remarquais que malgré l’intensité des rayons de soleil, aucun n’arrivait à m’atteindre. Je levais les yeux vers la fenêtre pleinement brillante, et je me sentais comme Vide.

Je me rendais compte que j’étais debout, là, en plein milieu de ma chambre. Et que je n’avais pas attendu que mon père vienne me chercher. C’était à cause de cette vision. Je détestais imaginer des choses qui n’existaient pas. Mon imagination était trop puissante ; elle me perdait rapidement en m’engloutissait goulument, puis, elle me faisait voir des trucs horribles. Des trucs que je ne voulais pas voir. Ce n’était pas que je ne voulais pas les voir, là, tout de suite ; j’avais la capacité de seulement imaginer la Peste regarder mon père avec des éclairs dans les yeux, et cette unique image suffisait, puis j’arrêtais d’imaginer. Mais dès qu’une scène entière se formait dans mon crâne et que j’y pensais très fort, à ce moment-là, mon esprit traitre prenait le relais, il m’attrapait et m’emmener dans une suite qu’il avait lui-même imaginé pour me déstabiliser, il y mettait les sons, les odeurs et le goût ; ce qui me valait d’être touchée directement par ce concert d’émotions marquantes. Alors, je détestais imaginer des scènes qui n’existaient pas. Ça me faisait juste mal pour rien.
Comme à mon habitude, sur la pointe des pieds, je regardais ma chambre. Le seul changement que je pouvais constater était lié à ma cervelle, qui ne pensait plus. Je n’avais rien à penser, puisque le Monde avait décidé de me retirer ma capacité à réfléchir. Je devais écouter, simplement. M’écouter et ne plus penser, ça m’évitera d’avoir trop mal. Mon regard s’était arrêté au niveau du grand tableau blanc accroché à un mur. Ce tableau avait été le berceau de tant de choses. Que ce soit mes compositions, les cours de mon père, mes dessins, des pages d’archives. En ce moment, était gravé dans la partie droite du tableau un cours que Papa m’avait donné il y a plus de six mois, que je n’avais pas effacé depuis ; ça parlait d’un concept de contentement par procuration, ses cours de psychologie étaient mes préférés. Ensuite, il y avait, dans la partie gauche du tableau, des recherches datant de plusieurs semaines sur un accord discordant que j’avais entendu dans une composition de Brahms ; plein de gribouillis d’exploration de la gamme, de rappel de tous ses accords consonants et dissonants étaient étalés sur la surface noircie. Je regardais ce travail en me demandant pourquoi j’avais tant de mal à retrouver cet accord ; je savais que j’étais une génie, ça ne devait donc pas me prendre autant de temps. Un temps que je n’avais pas tant que ça ; je n’avais pas eu de chance, c’était comme ça. Puis, comme une réminiscence, je me rappelais du délai monstrueux que mettait Brahms pour écrire une seule partition ; ce qui me rassura, légèrement. Maintenant, tout était fini. Ça ne servait plus à rien d’y réfléchir.
J’étais juste en face du tableau. Je le scrutais d’un œil mauvais malgré moi. D’un mouvement sec, la brosse se retrouva dans ma main et j’entrepris d’effacer toutes mes recherches. Dans le silence du soleil d’été, j’étais hypnotisée par mes mouvements qui arrachaient des parties de moi si facilement. C’était si facile d’effacer et de tout réduire en bouillie, de tout réduire au Rien. Si facile que ça déclencha un frisson dans mon dos, la brosse s’éleva de quelques millimètres pour refrapper la surface blanchie par mon passage. Je me rendais compte que ma présence procurait de la beauté à quelque chose, c’était rare. Par ma main, je rendais la pureté à ce tableau, je lui retirais ses taches noires et ses motifs qu’il ne comprenait pas. Je me retirais de lui, et grâce à moi, il allait à nouveau être brillant, immaculé et resplendissant. Se retirer peut aider.
*T’es bien plus beau* murmura mon tréfonds. Je fis un pas en arrière, admirant mon œuvre pure. Une grimace me tordit la tronche, il restait le côté droit, le cours de mon père. Mon premier coup de brosse accentua encore plus mes traits discordants. L’encre du feutre noir faisait partie du tableau, elle s’effaçait difficilement. Appuyant comme une bourrine, je frottais pour retirer le plus d’encre possible. C’était trop dur, l’encre laissait des traces fantomatiques. Elle datait de plus de six mois, elle s’était incrustée pour ne faire qu’un avec le tableau. Avant de lâcher ma brosse, je me demandais si ce tableau pouvait se comparer à mon état. Dans six mois, ma nouvelle vie allait-elle s’ancrer en moi pour de bon ? Et laisser ses doigts fureteurs calciner la chair de mon esprit. Prise d’un violent dégoût, je crachais bruyamment sur le cours ineffaçable. Ma salive écrasée contre le tableau se mit à couler instantanément, arrachant des parties d’encre plus efficacement que la brosse. Je me mordis la lèvre, peut-être que les traces disparaissaient mieux selon la méthode utilisée. « Tss… », mes lèvres étaient indignées, tout comme moi, alors, je n’eus même pas envie de regarder mon piano une dernière fois.

Mon corps fit volte-face et se dirigea droit sur la porte de ma chambre. Je posais ma main sur la poignée en bois ; chaude, presque douce si j’oubliais les morceaux qui pointaient en fourches. Mon père devait sûrement m’attendre en bas. Il n’était pas venu me chercher, j’en déduisais que l’heure de voyager n’était pas encore arrivée. Je devais quand même sortir, même si je n’avais plus rien à lui dire, seulement à le transpercer de mon regard. Je voulais qu’il sente la force de ma colère contre lui, qu’il ressente la fonte de son cœur face à mon Vide. Juste qu’il se sente coupable de tout ce qu’il m’arrivait, puisque tout était de sa faute. Ma main se serra sur la poignée et je sentis une écharde me percer la peau ; je m’en foutais. Je devais y aller.

je suis Là ᚨ

06 déc. 2017, 17:37
Éclipse  Solo 
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J’étais trempée. Papa n’avait pas marché vite pour arriver jusqu’à la voiture, et je sentais encore le mouvement balancé de son corps. Haut, Bas. La marée de ses bras, ce n’était pas des vagues. Mes cheveux altérant ma réalité par des tiges noires. La réalité de mon rêve si long, oh bordel si long. Haut, Bas. Et mon corps retombant sur Papa à chaque pas. Mon corps frappait contre le sien, doucement, mais c’était quand même un coup. Ma tête — même si elle était collée à son épaule — ressentait le choc de chaque pas. Chaque balancement infime s’engouffrait dans ma tête, titillant mes neurones, gueulant dans mon crâne que Papa était bien là. Qu’il prenait le contrôle dès son arrivée, qu’il prenait toute la place. Ce n’était pas moi, qui — collée contre son corps comme un carcan, lui entourant le torse — contrôlais le mouvement. Le contrôle était quelque chose que j’aimais, sauf avec Papa. Dans cette marée de Haut, Bas. Je m’accrochais à son contrôle avec mes jambes, enroulées sur son bassin. Peut-être que si j’arrivais à rejoindre mes pieds dans son dos j’arriverais à lui voler son contrôle. Choc. Marée, arrête. Je me lassais de ce mouvement, je me lassais de cette eau qui me fouettait. Balancier de ma réalité, Papa. Il était toujours en face. J’arrivais à l’oublier quand je tournais la tête assez fort, quand je sortais de sa route. Même si je détestais faire ça, je le faisais. Dévier, se décaler de cet asphalte à l’odeur si douce ; cette odeur, bon Dieu, caresse soporifique. Dormir dans ce balancier, la répétition qui aveugle. L’illusion de faire partie de son odeur. J’aimerais me réveiller, comprendre mon esprit et ce titillement de mes neurones. Ma tête faisait mal, j’avais envie de mordre. Haut, Bas. Et je me faisais fouetter par l’eau.

J’ouvris les yeux.

Des reflets dansaient sur mon corps. Kaléidoscopiques, ils se répétaient tout en étant différents. Des flocons par milliers à la forme arrondie, se frottant, se repoussant et se mélangeant follement. C’était vraiment beau, et dans le silence relatif d’une voiture qui se déplace, j’observais ces formes. Je savais ce que c’était, je m’y étais déjà attardé il y a longtemps de ça. La projection de la pluie coulant sur le parebrise par les lumières extérieures. La couleur orangée de ces formes me faisait penser au feu. Un feu calme, se déplaçant d’une façon totalement nouvelle, presque déviante par rapport au feu classique. Ici, il n’y avait pas de crépitement, pas de précipitation des flammes, ni de symbiose. C’était seulement le chaos. Une projection chaotique super belle.
Le froid dansait dans mes os, je le sentais profondément. J’avais perdu l’habitude de la pluie à Poudlard. J’aurais pu aimer ma retrouvaille avec cette cataracte tombant du ciel, j’aurai pensé l’aimer ; mais je la détestais, elle me donnait si froid. J’avais envie de me déshabiller entièrement et me blottir contre une surface si sèche qu’elle me réchaufferait en un instant. D’un mouvement de main, j’écartais les cheveux qui me tombaient sur le visage. J’avais perdu l’élastique qui me tenait ma chevelure, j’étais contente que ce soit arrivé avec Papa ; au moins, lui, avait le droit de me voir les cheveux détachés. J’avais si froid que même mon esprit se recroquevillait sur lui-même. Plus rien ne se bousculait dans ma tête, j’avais les pensées gelées, et tout fonctionnait au ralenti. Je savais que je devais faire quelque chose. Je devais le faire tout de suite. C’était une obligation. Tirant sur mes muscles buccaux rouillés, j’ouvris difficilement la bouche :


J’suis dés…

Ta gueule Charlie.

Mon regard ne quittait pas ces formes que je trouvais si belles. M’aidant à aveugler ce froid si pénétrant qui me torturait. Je refermais la bouche, ce fut plus facile que de l’ouvrir. J’avais foutrement froid, et mes pensées ne se réchauffaient pas. J’avais envie de dormir. Je fermai les yeux.

Assez de vérité pour aujourd’hui bordel.

*Qu’est-ce'tu racontes Papa…*. Sur cette pensée glacée, je me sentis sombrer.



J’avais tant sommeil que je m’imaginais dormir toute ma vie. Dans cet état, je ne pensais pas, donc, je ne me torturais pas. J’étais simplement une petite feuille, ballotée par la brise de Morphée. Feuille entièrement soumise à la volonté de l’hypnose. J’étais dans un autre état, tout en sachant que j’avais changé d’état. Je ne pouvais pas totalement oublier ce que j’étais réellement ; un amas de Haine. Je me laissais emportée par des bras venteux, si doux, si bons. Jusqu’à la venue de la Secousse.

Allez Charlie.

Je m’accrochais de toutes mes forces avec mes griffes. Comment s’accrocher à du vent ? Tout s’éloignait, et je me sentais revenir à un état que j’avais appris à comprendre. Je tirais sur les battants qui me faisaient office de paupières. Papa était là ; avec l’obscurité suffocante, je ne voyais pas son regard bleu. *Oh bordel…*. Je tremblais de froid. Tâtant au hasard avec ma main pour trouver la poignée, je détournais le regard vers mon propre corps. Les formes plaquées dessus ressemblaient à des taches, des gros pâtés sans la moindre élégance. Ça me surprenait, j’étais sûre que j’aimais ces formes, mais là, je ressentais du dégoût, simplement. En relevant mon regard, je vis la vitre qui projetait ces formes sur moi. Les essuie-glaces ne balayaient plus sa surface, l’eau s’amassait ; il y en avait trop. Ça ne ressemblait plus à rien. Et je me pris à me demander si toute chose intouchée par Papa se devait d’être moche.
Frissonnante, les os mouillés, je courus jusqu’au porche de ce bâtiment que je connaissais trop bien. Deux étages, trois appartements, dont un m’appartenant. Sous ce porche, j’étais protégée contre les fouets de la pluie, pourtant, je sentais cette eau couler dans ma culotte, et c’était désagréable à en crever. Je me demandais, simplement, comment j’allais annoncer à Papa que je ne voulais plus retourner à Poudlard. Ce n’était pas la chose en elle-même qui était compliquée à exprimer, mais plutôt mon envie de rester loin du monde magique tout en ayant la tête dedans. Je ne pouvais pas retourner à ma vie de compositrice, plus maintenant. Après tout ce que j’avais appris, je ne pouvais pas vivre en faisant semblant de croire que tout allait bien. Les sorciers contrôlaient ce monde, et ça, je l’avais bien compris. C’était la seule chose que j’avais apprise depuis un an, mais j’en étais fière. J’avais compris l’essentiel. Papa allait me payer le meilleur professeur de magie, et… Je ne savais pas. Qu’est-ce que j’allais faire de toute cette magie quand je l’aurais apprise ?


J'pense que…

Papa s’arrêta dans sa phrase, je fis volte-face. Il était lui aussi trempé, les cheveux aussi noirs et fins que les miens. À l’abri du porche faiblement éclairé, il sortit une cigarette et la porta à sa bouche. J’avais l’impression d’avoir quitté cet endroit depuis des années, mais ces gestes, je les avais quittés à l’instant. Ils étaient si gravés dans mon crâne que cette cigarette qui monte à cette bouche me donna des frissons. Mon échine eut un spasme qui me secoua entièrement, avant de s’enfuir. Me laissant seule, contemplative face à cette cigarette.
Il n’arrivait pas à l’allumer. Le craquement de la molette contre le silex me frappait les tympans. Un, deux, trois, quatre. Ses bras se baissèrent, la cigarette éteinte dans sa bouche, il regarda vers moi. Ce n’était pas mon visage qui captait son attention, mais plutôt mes vêtements. J’avais froid. Papa s’avança vers moi, retira la cigarette qu’il avait dans la bouche et me la tendit. Sans réfléchir plus que ça, j’acceptais son geste. Dès que la cigarette se transposa entre mes doigts, il se replongea d’un bond dans la brume de pluie. Si violente, cette foutue pluie. Il disparut de ma vision, me laissant sans les clefs de l’entrée, une cigarette éteinte à la main, trempée jusqu’au tréfonds de mon âme. Je me sentais ridicule. Il faisait si sombre dehors et la pluie frappait le sol si fort que crier pour appeler Papa serait aussi inefficace que marcher sur l’eau.
*J’pourrais marcher sur l’eau avec la magie* susurra mon esprit congelé. Ouais, si mon niveau était un peu plus potable que réussir des Lumos. Une forme. Et l’instant d’après, Papa s’engouffrait dans la sécurité du porche, s’échappant de la prison aqueuse à l’effet d’invisibilité. Il m’arracha le cadeau empoisonné des doigts et posa ma lourde valise à mes pieds. Instinctivement, je reculais d’un pas et mon regard dévia vers ma grosse mallette.

Rentre seule, j’arrive.

Un autre frisson me traversa de part en part. C’était un choc électrique mental. *Seule ?*. Je ne voulais plus être seule, plus jamais. *A… Ae…*. Je ne supporterais plus d’être seule ne serait-ce qu’un seul instant. J’avais mal à la tête, mal aux poumons. Ma Haine se réveillait d’un long sommeil fatigué. Je crachais bruyamment par terre, juste à ma gauche et d’un geste brusque, je saisis ma valise ; la soulevant d’un seul bras, mon corps se retourna et j’enfonçais la porte de l’immeuble qui était depuis longtemps que le vestige d’une vraie porte. Elle n’avait pas changé, cette vieille porte en verre défoncée.
Soudainement, le poids de la valise tira sur mon épaule au milieu des escaliers. Sous la colère, je l’avais soulevée si facilement… Maintenant, je devais la soutenir avec mes deux mains durant les quelques marches restantes.
Arrivée au premier étage, je tournais la tête à droite. La porte rouge sang. Elle était là. Juste en face. Si proche. Si… pareille. Cette peinture ne s’écaillait pas.
*Eh bah…*. Le froid qui me faisait trembler le menton commençait réellement à être pesant. Je m’avançais en faisant rouler ma valise. Papa avait laissé l’appartement ouvert ?

La mezzanine en face, l’escalier niqué, le canapé trop vieux, l’odeur de Papa. J’étais plantée là. Je n’arrivais plus à retirer mes yeux de ce spectacle mort. Rien ne bougeait et rien n’avait bougé. Tout pareil, j’avais l’impression d’avoir quitté la maison depuis une petite heure. La lumière du salon était allumée, je sentais ma propre odeur maintenant. Un mélange d’humidité et de sueur, c’était assez dégoûtant. Arrachant mon regard de ce spectacle trop réel pour l’être, je fermais la porte d’entrée d’un coup de pied. Une petite flaque s’était formée, je dégoulinais de partout. En quelques gestes, je retirais tous mes vêtements et les jetais par terre. J’avais encore plus froid. D’un coup de main, j’ouvris ma valise en retournant le bordel par terre.
*Hh…*. La cape. Je la vis en première. Elle était si grande, si ample, si protectrice. Et moi, j’étais presque nue ; en culotte. Deux fois. Sans contrôler mon pied, il s’élança pour frapper en plein dans la cape. Le lourd tissu prit son envol et s’écrasa contre l’escalier, à un mètre en face.

TRÈS DRÔLE ! criais-je à m’en brûler la gorge.

Je me rendais compte qu’un sentiment étrange se baladait dans mon corps, un truc indésirable, incompréhensible. J’avais froid, si froid en pensant à ce que j’avais vu. Et cette foutue cape qui n’arrangeait rien ! L’image de Ce regard planait sur une berge ; j’étais sur cette berge, et comme un voile qui se coinçait sur mon visage pour m’étouffer, je gesticulais pour m’enfuir. Je ne pouvais pas fuir. Je ne pouvais que Subir. Subir. Prendre cher dans ma gueule, et regarder le monde par le trou d’une serrure.
*La barbe !*. Ce regard me faisait peur. Pourtant, l’horreur n’était pas le souvenir de ce corps étendu au sol d’une gare sale, écrasé par son propre poids. Ni ce policier avec son arme pointée sur Papa, confiant de sa propre sécurité. Non… Je connaissais tout ça, j’avais grandi dans tout ça. Un gémissement m’échappa. D’une lourdeur pesante, écrasante, étouffante. Non… La Vraie Horreur, c’était de lire, pour la première fois de mon existence, de la Haine dans le regard de Papa. Et la Subir était terrifiant.
Un pas.
Je fis volte-face. Et je crus que j’allais m’évanouir d’ahurissement. Son corps était planté là comme le Saule Cogneur, il me donnait l’impression de bouger en étant immobile. Ou alors c’était moi qui défaillais ? La Peste. Et son regard mort. Moi. Et mon regard de mort.


T’as intérêt à tourner ton crâne.

Après la surprise, la Haine. La Haine. LA HAINE. Je me voyais en train de lui arracher les yeux et les écraser entre mes doigts ; je sentais leurs jus couler entre mes phalanges serrées, je voyais mes mains se rougir de sang. Elle n’avait pas le droit de me voir en culotte. Pas elle. Le temps galopait, il était si rapide, si endurant ! Je le sentais sprinter sans s’essouffler. Mes poumons me faisaient mal. Je me sentais calme, je n’arrivais pas à croire que son regard était encore agrafé sur moi. Elle ne paraissait pas m’entendre. Je sentais ma langue glisser sur ma lèvre supérieure, lentement. Je la haïssais furieusement.

Tourne ta gueule de merde.

Je me sentais flotter, doucement. C’était comme si je me voyais de l’extérieur, tout en étant entièrement consciente que j’étais ici ; en face de cette Peste, et que je l’avais quitté depuis une seconde à peine. Quelque chose passa enfin dans son regard, sa joue m’aida en sautillant trois fois. Elle n’avait pas à être surprise, une année ou même une vie entière ne pouvait pas me faire aimer cette chose qu’elle était. Ce truc sur deux pattes qui tourna enfin sa tête ; tout son corps suivit la rotation. Son dos était presque entièrement nu. *Mais…*. Mes yeux se baladèrent sur son corps. Elle portait une robe scintillante, blanche, aveuglante ; qui produisait un effet bizarre avec sa peau brune. Elle accompagnait Papa pour ses expositions ? *Sale peste…*. Elle était vraiment décidée à ne plus partir. À squatter notre maison, à manger notre bouffe, à m’observer presque nue. Elle ne comprenait pas que c’était trop tard. Que son temps était depuis longtemps qu’un souvenir. Qu’il fallait qu’elle abandonne bordel ! Elle ne savait pas lâcher. Contrairement à moi.
Je me baissais rapidement pour prendre une robe rouge et or dans ma valise qui était totalement sèche, je repensais au sort du Gryffon, le dernier selon lui ; j’éjectais cette pensée, mon crâne implosait, mais j’étais foutrement calme. Tout en l’enfilant ma robe, je me rendais compte que Papa avait fait exprès de me confronter seule avec la Peste. Comme il n’était pas là, je pouvais dire ce que je pensais d’elle sans qu’il me coupe, je pouvais enfin lui faire comprendre que ça ne servait à rien de forcer. C’était de sa faute. C’était trop tard. J’étais calme.


T’es aussi vulgaire que ton père.

J’étais en train de rentrer mes bras dans les manches, j’avais la culotte trempée, mais au moins, la robe était magnifiquement sèche. Si douce. J’étais si calme.

J’suis comme Papa.

Je n’avais pas envie de lui expliquer que ce n’était pas de la vulgarité. Louna était vulgaire. Dire « putain » était vulgaire. Mais moi, non, je n’étais pas vulgaire. C’était juste normal. Je jetais un coup d’œil à son dos caramel, puis je retournais mon regard vers la cape ; flânant mollement sur les marches de l’escalier. J’avais l’impression qu’elle avait sa place ici, chez moi, assise sur ce bois.


Comment s’est passée ton année ?

J’étais calme, mais je sentais comme une pointe d’agacement. Dès qu’elle ouvrait la bouche, je pouvais entendre le hurlement de tous les Autres. Ses phrases étaient de grands films. Ça puait la copie, elle puait la conformité.

Pourquoi t’as demandé à m’voir seule ?

*Et arrête de faire semblant sale peste*. J’étais agacée. Totalement agacée par son comportement si proche de tous ces débiles achetant des tableaux à des prix dégoûtants. Cette façon qu’elle avait de formuler des phrases comme les professeurs de Poudlard, des robots, des copies, des Autres. Ce ton presque formel qui me donnait l’impression de m’inscrire au concours d’harmonique. C’était chiant. Et foutrement irritant.

Tu me manques tellement ma belle.

J’entendis mon esprit grogner, ma conscience gronder. Elle me provoquait. C’était clair, limpide, brut. Elle voulait une réaction de ma part. Me secouer ou quelque chose dans le genre. Papa lui avait sûrement dit de me provoquer pour qu’elle voie ma réelle nature. J’eus envie de sourire à l’idée qu’avec elle, je ne serais jamais naturelle.

Si tu m’appelles encore une seule fois comme ça, j’te jure que j’t’arrache la gueule.

Ce surnom qu’elle me donnait tout le temps, je ne le supportais pas. Je n’étais pas à elle. Jamais. *Oh bordel de merde !*. Moi. MOI. Je l’avais donné à quelqu’un, ce surnom. Et sur elle, je le trouvais si beau, si parfait. À part qu’elle non plus n'était pas à moi. Jamais.
Je sentis mes dents inférieures claquer contre les supérieures. Je me perdais dans mes idées, il fall…


Si tu en étais capable, tu l’aurais déjà fait.

*Merde, merde*. Elle m’embrouillait, comme mes pensées. Je n’avais plus envie de lui tenir tête. Monter dans ma chambre, me coucher dans mon lit qui m’a tant manqué, dormir, enfin, en finir. Je voulais ouvrir la bouche pour terminer cette conversation, je voulais lui parler directement, qu’elle se sente concernée, que ma phrase l’impacte au plus profond de son âme.

C’est quoi ton prénom ?

Jamais je ne l’appellerai par ce qu’elle voulait sûrement entendre. En plus, je ne savais pas ce que voulait dire le mot « maman ». C’était comme prononcer le prénom « Blake ». Je n’en connaissais aucun, et ça ne m’évoquait rien.

S’il-te-plait…

J’t’ai demandé ton prénom.

Sa voix était tremblotante. Elle ressemblait à une inspiration étranglée, torsadée. Elle se retourna lentement et je vis. Je Vis. Des larmes coulaient sur ses joues, ses lèvres ne tremblaient bizarrement pas beaucoup, son visage n’était plus brun mais cramoisi.

Charlie…

Je ne répondis pas. Ça ne servait à rien de me répéter. Elle devait comprendre par elle-même que j’attendais une réponse. Que je ne l’appellerai jamais « maman » bon Dieu de merde ! Ses larmes ne m’inspiraient pas de la pitié, mais une sorte de dégoût ; comme si elle me dévoilait quelque chose de trop intime pour l’état de notre amour inexistant.


Charlie… Charlie…

Son regard aqueux était planté dans le mien, ou plutôt, il essayait de se planter avec difficulté. Avec une telle façade de flotte, cette Peste ne devait pas voir grand-chose. Je constatais avec une certaine indifférence que mon agacement s’était envolé. Maintenant, j’étais en colère.

C’est mon prénom… C’est Charlie…

Je tombais. M’écroulant contre moi-même. *Ah !*. Un truc me balaya la jambe. Je me fracassais contre le sol. * MA TÊTE ! *. Ma tête me faisait mal ! J’avais si mal ! Ma vue se brouilla, le monde se transforma en taches multicolores. Et moi, je continuais à tomber. Le sol était dur, ma tête était encore plus dure. *AH ! RAAAH !*. J’ai mal à la poitrine ! Tout brûle en moi. Mes poumons se tordent, mon estomac se révulse. Non. Non ! Je ne voulais plus m’appeler « Charlie ». Mes talons me faisaient souffrir, ils me balançaient des éclairs de douleur qui assombrissaient mon crâne. JE NE VOULAIS PLUS DE CE PRÉNOM ! J’avais si mal à la tête. Je ne voyais plus rien. Je pleurais. Mes yeux étaient deux brasiers qui dansaient en désaccord.

CASSE-TOI SALE PESTE !

Ma gorge explosait. Ma tête flambait. Je mourrais. Mais avant, je voulais la tuer.

Sale trainée !

Je tremblais entièrement. Je ne contrôlais plus mon corps ni mon esprit. Je me levais. Je devais la tuer. Elle avait trop vécu.
Un claquement détona. Je continuais à avancer. Elle n’était plus là. Mes jambes s’arrêtèrent. J’expirais, j’inspirais, j’expirais. Ma langue était du magma qui laissait passer l’oxygène dans le couloir incandescent de ma gorge. Je n’arrivais plus à arrêter mes tremblements. Elle avait transplané. Elle s’était enfuie, comme toujours.
Un sanglot me déchira la gorge.
Elle avait fui. En me laissant son prénom plaqué sur mon visage, mon corps, mon âme. Je voulais m’appeler autrement. Je voulais être quelqu’un d’autre ! Mon menton tremblait, mes dents claquaient. «
Aelle… » murmurais-je avec une voix larmoyante. Voilà comment je voulais m’appeler. Aelle. Aelle. « Oh merde… ». Je ne voulais pas m’enfuir. Je ne voulais pas faire comme cette Peste. « Aelle… ». Je l’aimais. Et je la fuyais. Elle me faisait si peur. Mais qu’est-ce que je l’aimais ! *Aelle*. Ma bouche était trop encombrée, je n’arrivais plus à bouger les lèvres. Mes forces disparurent violemment.

Mon corps s’écroula par terre, je n’arrivais plus à respirer. Mes poumons ne me faisaient plus mal, c’était bien, parce qu’ils ne fonctionnaient plus.
*Je t’aime, je t’aime, je t’ai…*.

AAAAH !

Un pieu m’avait traversé le cœur de part en part. Je crachais par terre. Je ne voyais pas ce que c’était, mais c’était vert. Du mucus ou quelque chose dans le genre. Mes poumons pulsaient comme mon cœur, et à chaque battement, ils me rappelaient qu’ils existaient par une douleur violente. Je respirais à nouveau.
Je me relevais, lentement. Mes yeux me faisaient souffrir.
*Pourquoi tu m’aimes pas, hein ?!*. Je m’avançais vers ma valise, en sortit un parchemin et une plume ; puis je posais le tout par terre. *J’veux qu’tu m’aimes*. J’appuyais la pointe contre le parchemin, et je tentais d’écrire l’urgence qui me brûlait. Mes larmes m'aveuglaient. Mes frémissements me tuaient.

j’ai foutrement besoin de toi je veux te voir. Viens chez moi j’habite au 2 Foster Light Tower Hamlet à Londres. Au prem au deuxième appartement. Je te rembourserai le déplacement si tu habites loin un peu loin. Ne me refuse pas ça je t’en supplie. C’est tout ce que je demande je ne t’embêterai plus jamais si tu acceptes je je suis désolée pour l’autre soir j'ai été horrible laisse-moi une


La plume se brisa. J’étais essoufflée. Je la voulais à mes côtés. Tout allait être si bien avec elle. Dès que je la regarderais, je pourrais vivre. Je voulais la vivre.
D’une main tremblante, je relus difficilement ce que je venais d’écrire.
*Aelle…*. Je pensais à elle tout le temps. C’était atroce. Dès que je regardais les étoiles, Aelle. Dès que je pleurais, Aelle. Dès que j’explosais, Aelle. Dès qu’une beauté se plantait, Aelle. Son regard me hantait, je voulais tant la revoir. Je donnerai ma vie pour qu’elle me sourie une dernière fois. Elle était Tout. Je ne le savais pas, je l’avais senti. Elle était partout, sans jamais être vraiment là. Je voulais la revoir.
Une toux me secoua la poitrine, et je tombais sur le sol, le dos à plat. Mes larmes coulant sur le côté, vers ce sol si dur.
Elle était ce vent que je voulais m’approprier, mais le vent n’appartient à personne. Il n’appartient à personne. Elle n’appartient à personne. Et surtout pas à moi. Qui suis-je ? Aelle. Et qui suis-je pour elle ? Personne.

Elle ne m’aimait pas. Je devais l’accepter. Je devais l’abandonner, je devais le faire. Je compressais mes yeux avec une force qui me soulagea, je voulais arrêter ce torrent qui explosait. «
Aelle… ».

*Oh Aelle, si tu savais comment j’ai mal*


J’avais attendu une année entière. Je n’existais plus pour elle. Je devais lui faire mes adieux. Écrire dans mon carnet des Autres avant, ouais. C’était important. Je ne devais pas lui écrire de connerie sans réfléchir.


*Bon Dieu que j’ai mal…*

Ouais, je devais abandonner, parce que, finalement, j’étais seule. Elle, elle avait déjà abandonné, Elle. Je restai seule, si Seule. Si enroulée sur moi-même.

*J’ai tellement mal…*

Peut-être avais-je pensé, pendant un très court instant, que ça allait être simple de lâcher ce crochet de ma conscience. De virer son Prénom comme un crachat, l’abandonner là, seul, le laisser refroidir et se décomposer. Simplement.

*Merde !*

Ce n’était pas simple. J’avais l’impression de m’offrir la Mort.

je suis Là ᚨ

06 déc. 2017, 17:38
Éclipse  Solo 
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Deux papiers. Juste par terre, là. En face de ma tronche. Il y avait un papier blanc et l’autre orangé, ça ressemblait presque à un parchemin. Les deux se détachaient complétement du parquet qui les portaient. Mon regard était braqué sur ces deux feuilles intruses, mais j’étais concentrée à détecter le moindre son qui pourrait provenir de l’appartement. J’avais seulement la tête qui dépassait de la porte que je venais d’ouvrir, la main encore sur la poignée, je tendais un peu plus l’oreille. Des cris me parvenaient derrière moi, sûrement les gosses du quartier, mais en face, c’était le silence. Un silence tellement sourd qu’il en devenait bruyant, déclenchant la rafale de mes pensées. Mon père devait sûrement m’attendre en bas, assis tranquillement sur le canapé, à ressasser son comportement horrible envers moi depuis des mois. J’espérais qu’il souffrait, au moins pour être sûre que j’étais encore comme lui. Rien. Rien. En essayant de faire le moins de bruits possible, je m’avançais dans le couloir pour ramasser l’espèce de papier jauni. *Tout est dans ta valise. L’argent, les manuels, les robes, l’éta… l’étui, les bombabouses, le chaudron*. J’arrêtais ma lecture. Ce n’était pas l’écriture de mon père, ça devait être que la Peste. Avant de finir son message, je le froissais et le jetait à travers la balustrade qui me faisait face. J’entendis son atterrissage mou, en bas. *Va t’faire foutre sale trainée*. Me concentrant pour chasser son écriture qui se gravait dans mon crâne, je luttais tout aussi fort pour oublier le sens de ses mots.
Du coin de l’œil, je scrutais le papier blanc, abandonné par terre, certaine que c’était mon père qui m’avait laissé un message ; même si je ne comprenais pas pourquoi. Il devait m’emmener à cette école, alors il allait avoir toute la journée pour parler dans le vide, j’avais décidé de ne pas lui répondre. Peut-être que lui aussi n’avait pas envie de me parler, ce qui appuyait encore plus notre ressemblance ; cette idée ne me faisait pas plaisir, pas aujourd’hui, rien ne le pouvait en cet instant. Sans ramasser le papier, je me mis à lire son contenu.
*J’ai prévenu Julian que tu allais te faire soigner en Australie pendant une année*. C’était bien mon père, ses phrases étaient concises et précises, comme il me l’avait toujours appris. Un sourire m’étira les lèvres lorsque la tronche de mon professeur d’harmonique s’afficha dans mon crâne, face à cette nouvelle, toute contenance bourgeoise avait dû s’échapper de sa petite mine battue ; c’était ma première fierté dans cette nouvelle existence, et sûrement la seule. *Jam vient te…*. Sans lire le dernier mot, je détournais le regard. J’avais compris que mon père n’était pas là. Aujourd’hui, c’était Jam qui allait m’emmener à cette école. Et je ne savais pas si j’allais pouvoir rentrer tous les soirs ou si j’allais rester bloquée dans un internat. Je ne savais rien, au final.


J’étais en face de ma valise pas si grosse que ça. Mes yeux parcouraient sceptiquement la première page d’un dossier de soin. Les lettres me donnaient l’impression de danser en s’enroulant l’une dans l’autre, elles faisaient diversion tout en me hurlant d’arrêter de lire. Mais je ne pouvais pas me stopper. Ce qui défilait sous mes yeux n’avait aucun goût, ce n’était même pas fade, mais simplement inexistant. Comme si ça coulait en moi et que je ne m’en rendais même pas compte. Même pour ma maladie, tout le monde s’était foutu de ma gueule. Elle ne s’appelait pas du tout « moldue ». Je refermais le dossier d’un coup sec. Pas à cause du Rien que ça faisait grincer en moi, mais plutôt parce que j’en avais marre du mensonge. Mon père avait osé me mentir et je ne l’avais jamais remarqué. Pourtant, je le comprenais, dans un sens. Me dire trop tôt que je devais aller dans une école spécialisée m’aurait rendue folle furieuse ; mais au moins, j’aurai ressenti quelque chose. Là, j’étais simplement spectatrice. Je me regardais d’ailleurs, et cette vision était floue, si bien que je ne pouvais rien en déduire. Je me rappelais de chaque petit mot que la Peste avait prononcé la veille. En posant le dossier par terre et en m’asseyant sur ma valise trop dure, je me rendais compte qu’elle m’avait tout enlevé en revenant. Papa et la composition. Je ne vivais que de ça. Mon genou gauche m’envoyait des signaux douloureux. J’essayais de réfléchir, mais rien n’arrivait. Tout ce que je savais, c’était que je ne laisserai couler aucune larme ; parce qu’il n’y avait rien à faire couler, ni tristesse, ni chagrin, ni colère. Avec mon short et mon tee-shirt léger, j’étais simplement là, en plein milieu du salon, sur ma valise et j’attendais.

Dans ma tête, la composition n’était plus, à cause de cette foutue magie. Cette école de merde. Le simple fait de savoir qu’il existait des personnes contrôlant le monde par la magie ; savoir que ceux qui n’ont pas de pouvoirs magiques vivaient tranquillement, mais qu’ils pouvaient se faire pulvériser par les sorcières.
*Bordel*. Savoir une chose aussi importante signifiait changer beaucoup de choses. Toute ma vie, je m’étais remplie de Rien. Je m’étais trompée de domaine. La composition ne me servait à rien face à la magie. Pourtant, même en comprenant ça, je n’avais pas envie de me remplir de Magie. Je n’avais envie de rien. Alors, j’attendais. Je ne savais pas si Jam était au courant de tout ce bordel.
Je levais le regard vers un bruit entre le grave et l’aigüe. Une mouche volait comme une folle au-dessus de moi, au moins, elle, même avec la gueule pleine de merde, la liberté était sienne. Elle n’avait pas d’obligation, pas de père, pas de Peste, pas de composition. Si j’étais un peu plus bête, j’aurais peut-être bien pris ce changement ; mais je ne savais absolument pas ce qui m’attendait, et j’étais assez intelligente pour comprendre que la magie était très loin d’être un art. C’était simplement un moyen. Un moyen formidable si j’avais le moindre objectif. J’étais Vide. C’était fini maintenant. Je devais grandir. Finalement, j’avais accompli tous mes rêves. Je n’avais plus rien à perdre. Dans le dédale de mes pensées, je percevais un début de compréhension, alors il fallait vite que le saisisse pour le transformer en valeur. Fermant les yeux, me jetant contre cette lumière de mon esprit qui vacillait, tentant de l’attiser de toutes mes forces, je grinçais des dents. Je ne devais pas la perdre, elle allait être d’une importance brûlante, je le sentais. En me concentrant assez fort, ma première promesse me revint en mémoire : je ne m'attacherai plus, à personne. C'était bien ça, et je l’avais tenu. Je comprenais. Je comprenais ! À cette première parole vint s’ajouter une deuxième ; plus forte, plus profonde, plus difficile : Ne laisser personne s'attacher à moi, jamais.

je suis Là ᚨ

06 déc. 2017, 17:38
Éclipse  Solo 
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Ce soir, je regarde mes défaites. Faites d’Or et de Feu. La tête écrasée sur ce sol ciré, le flegme du sillon creusé. Ma joue est ce passage que j’essayai de traverser. Je sens une main dans la mienne, c’est Sa Main, de Feu. Si brûlante. Je la serre de toutes mes forces, de peur que ce couloir de Noir s’abatte sur moi. Dans ce silence, j’inspire son absence, je m’y habitue petit à petit. Je suis si petite, là, dans ses bras élancés, berçant mes pas d’une vive lueur. Je serre Son Feu si fort. Dans ce couloir si Noir, je lève la main vers une toile vide. Le sillon pulse sous ma peur, j’ai si peur de dessiner moi-même sur ce tableau. Je ferme les yeux, j’essaye de voir les éclats d’étoiles qui dansent dans mon palpitant, je lèche les constellations qui n’ont aucun sens. Je me demande si je dois y aller maintenant ou plus tard, quelle différence dans ce couloir. Je dessine, et je dessine en appuyant. Je choisis de glisser mon effroi à travers mes doigts ; mes phalanges tirant toutes leurs salves. Ce tableau, je ne devais pas le regarder. Je choisis. Je choisis d’accepter son choix. Aelle. J’ai compris. J’accepte, c’est bon.
J’abandonne.

J’ouvre les yeux.


Une feuille A4 bien blanche, pliée en 4, avalant le monde que j’essayais d’approcher de mon regard. Mes larmes coulaient sur le parquet luisant. J’étais recroquevillée sur moi-même, j’essayais d’avoir chaud. Tout était si froid. Des dizaines et des dizaines de feuilles blanches froissées m’accompagnaient dans mon choix. J’avais écrit tellement de fois cette lettre que j’en avais mal aux doigts, ils me donnaient l’impression de vouloir tomber de leur propre gré, de m’abandonner à leur tour, eux aussi. Mon Carnet des Autres côtoyait l’espace intime de cette lettre si blanche, si formelle. Mes mots sur mon Carnet étaient si sincères que j’avais hésité à lui envoyer. Ça faisait des heures que j’étais là. Mes avant-bras me brûlaient tant ils me serraient. Et mon regard mourrait sur la feuille jaunie, tâchée et si belle de mon Carnet ouvert. J’avais pensé que ce n’était pas une bonne idée de lui balancer ma colère au visage, de toute façon, elle s’en foutrait totalement ; elle montrerait mes mots désespérés à ses potes, ils se taperaient une grosse partie de rire et ce sera fini. Juste… la fin. Je préférais lui envoyer des mots d’adieu, de simples mots qui se concentraient sur cet éclat de bonheur que j’avais ressenti avec elle. Les deux fleuves me traversant le visage étaient presque doux, ils étaient là depuis tellement longtemps. Aelle n’avait qu’à garder ce souvenir superficiel de moi, mes mots dans cette lettre étaient très sobres, loin d’être forts. En fait, ils étaient ce qu’elle voulait lire. Un simple message, une simple poignée de main, aussi stérile que ces larmes qui s’échappaient de moi. Mes mots étaient si faibles par rapport à ce que je ressentais. Je lui avais rappelé sa promesse de toujours me répondre. Pourtant, je n’attendais pas sa réponse. Je savais qu’elle ne me répondrait pas. Il n’y avait rien à répondre. Elle s’en foutait. Elle n’avait pas intérêt à me répondre.
Je devais me lever. Je devais vraiment le faire. J’étais si bien par terre, sentir mes genoux contre ma poitrine. Sentir mon corps contre moi-même. J’aimais ça.
*Ha…*. Il me fallait un hibou. J’avais oublié ce détail. Sinon, cette lettre ne partirait jamais. Peut-être que c’était mieux comme ça. Que cette lettre si lisse pourrisse ici. Qu’elle soit simplement picorée par un oiseau majestueux, qu’il en fasse sa bouffe, son déchet, sa piaule ; qu’il la transforme simplement en quelque chose de plus beau, de moins simple, de plus vrai, de moins blanc.

Je ne sentais plus ma Haine. La Douleur, Elle, était en face de moi. Je ne l’avais pas touchée, pourtant, elle tremblait avec une telle force que je me sentais en danger. Si elle continuait à tanguer de cette façon, elle allait finir par me tomber sur la gueule. Si ça devait arriver, je n’allais pas réussir à résister. Je me savais capable de beaucoup si je le voulais, et si cette Douleur me contrôlait, ce serait la fin de moi-même. La fin… La fin ? C’était déjà fini. Je desserrai légèrement les bras de mes tibias, reniflant bruyamment, mon nez était bouché de Douleur. La fin était tout sauf impressionnante, c’était loin d’être une belle harmonie qui finit en beauté, loin d’un coup de batte qui ferme une mâchoire. C’était simplement là. La fin. Là, et c’était nul. Je ne m’étais pas rendu compte de son arrivée, c’était une fourbe. Et maintenant, elle me chuchotait que c’était fini.
*J’dois l’envoyer*.
S’il n’y avait aucun spectacle, j’allais le créer. Remplie d’une nouvelle volonté, je me hissais sur mes jambes douloureuses ; mes genoux craquèrent en même temps, tirant mes tendons qui m’arrachèrent une grimace. Je n’arrivais pas à contrôler les tremblements de mon menton, je sentais mes lèvres se meurtrir entre elles. Je me mis à réfléchir rapidement tout en essuyant mon visage trempé. Un frisson me traversa, m’arrachant un hoquet larmoyant.
*Bordel, ça fait mal…*. J’entendais mon esprit hurler silencieusement, et j’avais cette horrible sensation que je pouvais m’écrouler n’importe quand. J’allais me diriger vers la lettre blanche — si blanche qu’elle m’éblouissait l’âme — mais je sentis mes mains mouillées, sales de larmes. Je ne pris même pas la peine de les regarder pour constater leur état. Je ne pouvais pas toucher cette lettre si parfaite.
Lentement, presque au ralenti, je montais à l’étage. Je devais me laver les mains et les sécher. Ma vue se brouillait de plus en plus ; profitant de mes mains sales, je passais mes doigts sur mes yeux morts, et je sentais l’odeur de la culpabilité. Déjà. Je n’avais même pas envoyé la lettre que je regrettais de l’avoir fait. Ouais, dans ma tête, c’était déjà fait. Et ça faisait mal. La fin n’était pas spectaculaire, elle était tout l’inverse d’Aelle.

Je n’eus pas un seul regard pour ma chambre, je traversais ce couloir du premier étage sans nostalgie, sans retrouvailles ; alors que je voulais tant m’imprégner de son odeur comme avant. Ça puait déjà trop dans mon crâne, je n’arrivais plus à rien sentir en dehors. Dès que je fis un pas dans la salle de bain, mon regard tomba sur le miroir. Je n’avais pas encore allumé la lumière, mais je voyais le reflet de cette glace. Elle ne me faisait pas face, elle ne me reflétait pas. Ce que je voyais à l’intérieur, c’était la vision inversée d’un mur de cette salle si sombre. Il fallait que je m’avance, que je m’impose à cette glace pour qu’elle se décide d’affronter mon regard, enfin. J’aurais dû faire comme ça avec Aelle avant de quitter Poudlard. Me mettre en face d’elle pour qu’elle s’affronte à mon regard. C’était trop tard. Je devais envoyer ma lettre.



J’avais le papier si blanc serré tendrement entre mes doigts. Mes mains parfaitement sèches et propres, mes yeux parfaitement inondés et crades. Je descendais les escaliers de l’immeuble, sans vraiment les descendre ; je ne voyais pas grand-chose. Sur mon bras droit trônait un hibou. Je l’avais trouvé dans la chambre de Papa ; il devait sûrement être à l’autre Peste, mais je n’en avais rien à foutre, je devais envoyer ma lettre. Tout en descendant ces marches si dures, si raides, mes efforts pour ne pas serrer mes doigts autour de la lettre fragile étaient colossaux. Je n’avais qu’à les fermer, froisser mes mots, et c’était fini. Je finissais la fin. Je la tuais et la rendais inexistante. Je me condamnais à contempler ma Douleur jusqu’à l’infini. Je ne pouvais pas vivre comme ça. Il fallait que je laisse cette fin se faire. J’avais choisi. J’acceptais son choix. Pourtant, mes yeux refusaient sans fin.
J’ouvris la porte d’entrée défoncée de mon bâtiment et mon cœur frappa bruyamment dans mon crâne. Papa était juste là, de dos, en train de fumer, toujours ; à l’abri sous ce porche gris. En tremblant, je fourrais ma lettre dans la patte du hibou et je relâchais l’animal.
*Casse-toi !* criais-je sans pouvoir émettre le moindre son. Je fis un moulinet brusque avec mon bras pour forcer ce foutu hibou à s’envoler. Il décolla de ma manche, ouvrit ses ailes énormes, impressionnantes — j’eus un mouvement de recul — puis, il vola dans la direction inverse, vers la porte défoncée, et il se posa dessus, tranquillement. C’était à ce moment que le bruit incroyable de la pluie s’imposa à mon esprit ; le hibou ne pouvait pas décoller maintenant, il pleuvait trop. Je sentis une colère et un afflux de larmes encore plus fort me tordit le visage. *Foutu hibou de merde*.

Charlie ?

Je sursautais. J’avais mal aux poumons, à la tête, au bide, aux yeux et surtout à un endroit que je n’arrivais pas à définir, entre mon âme et ma Douleur. Et cette voix… Cette voix si familière et si lointaine, cette voix que je n’avais pas envie d’entendre, mais qui était la seule que je pouvais supporter en ce moment. Je serrais les dents, ma langue se plaqua contre mon palet. Papa ne m’avait jamais vue pleurer. Je me rendais réellement compte de sa présence, de son pouvoir et de son regard sur moi. Il ne m’avait jamais vue pleurer. Sans réfléchir, je m’avançais à l’extérieur du porche si gris. Sa sécurité ne m’enveloppant plus, c’était la pluie qui venait de prendre le relais. Je m’arrêtais, levant ma tête vers le ciel et laissant cette déferlante m’emmener aussi loin que possible de cet endroit. À côté d’Aelle, là où je pourrais l’aimer, peut-être dans sa chambre. Mon échine frémit, un éclair frappa mon corps, mais je n’avais pas froid, ouais, j’étais sûre que ce n’était pas ce froid. J’ouvris ma bouche, laissant la cataracte aqueuse me fouetter la gorge, c’était désagréable ; et c’est sur cette sensation et cette pensée d’amour que je me fis une promesse profonde : je ne penserais plus à Aelle.


On se casse, Charlie.

Mes larmes coulaient depuis tellement longtemps que j’étais persuadée de ne plus jamais en ravoir. Je sentais que ça continuait. Mes yeux étaient deux blocs lourds, qui s’enfonçaient dans ma cervelle pour me faire mal. Je priais pour que ça s’arrête. Au moins une seule seconde. C’était tellement lourd que je m’écrasais la tronche contre le sol tout en étant debout. Je m’enfonçais, et ça faisait mal. J’étais que douleur, j’étais que larmes. Et je réussis à articuler : « Ouais… On se casse ».

FIN

je suis Là ᚨ