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08 nov. 2019, 05:02
Et je te Déteste Encore, plus Fort  SOLO 
[ 2 JUILLET 2043 ]
Chambre de Charlie, Appartement « Rengan-Paya », Londres

Charlie, 13 ans.
2ème Année


« Chaque objet à son Histoire, et chaque histoire à son Objet,
Le Conte, lui, enchevêtre l'Objet à l'Histoire,
En dédales ostentatoires,
Est-ce donc cela, Percevoir ?
»

Image




J’avais les yeux grands ouverts dans l’obscurité. Enroulée dans ma couette, mon esprit s’était réveillé depuis trois secondes. Mes paupières étaient pourtant déjà écartées au maximum, sans même savoir pourquoi. Je ne pensais à rien en particulier. Je ne pensais pas tout court.
En levant la tête, je lançais un regard vers mon bureau. *Toujours là…*. Le flacon-tout-bleu brillait dans le noir, laissant remuer son spectre emprisonné.
Je le trouvais toujours aussi beau, mais il avait perdu son pouvoir hypnotique, quelque-chose s’était cassé en moi. Je l’observais plutôt comme un truc beau, mais qui n’était pas lié à moi. Il ne m’appartenait pas, ce spectre-là. Il avait décidé tout seul de s’emprisonner, sans prévenir personne, alors je n’étais pas sa gardienne. *Non…*. J’étais simplement le vent qui passait par là et qui l’avait ramassé ; le gardant soigneusement pour ne jamais oublier ce qu’il avait osé faire, tout seul. *Jamais…*.

Je détournais les yeux pour m’enrouler dans ma couette, encore une fois. Cette nuit était foutrement longue, je n’arrêtais pas de me réveiller. « Hha… ». Mon souffle était cassé par le sommeil. Tous mes muscles vacillaient de faiblesse à l’intérieur de moi. *Juste dormir encore un peu plus…*. Je pressais mes paupières pour arracher les dernières gouttes de somnolence. Je me concentrais très fort.

Rien.
Juste une douleur aux orbites. *Mais bordel !*. J’avais réussi à me rendormir au moins dix fois sans même y penser, et la seule fois où je me concentrais à le faire ça ne marchait pas !

Bordel !

Ma couette traversa ma chambre. « Han ». Je l’avais jetée de toutes mes forces. Ma respiration réveillait mes pensées. « Han ». Les muscles de mon bras droit fourmillaient d’effort. « Han ». Et le foutu flacon brillait tout seul dans toute cette noirceur. *Pourquoi…*.
De ma position assise, je me laissais tomber sur mon matelas ; me cognant la tête sur cette surface molle. Un mal de tête rodait à la surface de mon esprit. *Pourquoi…*. Ma poitrine montait, puis descendait ; pour mieux recommencer.
Je savais qu’hier n’était pas un rêve, j’en avais retenu le plus important en oubliant le reste. Je savais que ça n’allait pas changer, qu’il n’était pas possible de revenir en arrière. Toutes les conséquences étaient acceptées dans mon crâne. *Mais…*. Je ne comprenais toujours pas pourquoi.

Le harcèlement des mauvais souvenirs et la mort. C’était ce qu’avait dit l’Autre-Géante. *Faible*. C’était ça, son excuse. Mauvais souvenir. Mort.
Pourtant *Yuzu*, on s’était promis de tenir. *R’garde*. Moi, je tenais encore. J’étais plus forte qu’elle, alors que j’avais toujours pensé l’inverse. *Non*. Bon Dieu de merde, je devais arrêter de mentir. *J’ai voulu y croire à ta force*. Je le savais depuis le début, depuis cet instant dans les sous-sols. « Han… ». Ma respiration s’accélérait. *Ferme ta gueule Charlie*. J’avais tellement voulu Celle-aux-orbes-Noire, qu’après m’être faite rejetée... *C’est…*. Ce n’est pas vrai… *Bordel j’y ai pourtant tellement cru*.
Savoir pourquoi n’était même plus important. Ça ne me servait plus à rien, ça ne me rendait pas plus forte. J’étais juste affreusement faible.

Je reniflais bruyamment. *’fait chier*. Puis je passais le dos de la main sur mon nez bouché. L’expiration tournoyante qui rongeait ma bouche venait d’un endroit très profond, à l’intérieur. Je relevais mon buste en me massant le front de la main gauche. *Si calme…*. Mon Antre était plongé dans un silence irréel, presque flippant ; pas de bruits de gosses dehors, pas de bruits de pas dans la maison ni de conversation. La fissure en bas de ma porte était totalement noire. *Pleine nuit encore*. Il ne faisait même pas jour.

D’un mouvement sans énergie, je me relevais de mon lit ; et en quelques pas, mon index alluma la lumière de ma chambre. Je pivotais mon regard vers le flacon, sans rien ressentir, juste pour vérifier qu’il était bien là, puis je déviais ma concentration sur la couette que j’avais balancée. « Tss… ».
Toujours aussi mollement, je l’attrapais du bout de mes doigts pour me retourner ver… *Oh merde*.
Mes phalanges écrasaient la couette tellement fort que je pouvais sentir ma peau se joindre à travers le tissu. *’lle’a pas bougé*. La petite valise sous mon lit noyait ma vision, elle en prenait toute la place, les moindres recoins étaient écrasés. La valise était apparue après s’être débarrassée de son rideau : ma couette. Là, juste sous mes doigts douloureux.

Mon corps se déplaçait tout seul, comme porté par la voix de la valise ; son rideau trainant dans mon dos. *Pas bougé d’un seul centimètre*. Je relâchais mes doigts pour m’agenouiller au sol, le regard boursoufflé de honte. *Bordel…*. Oh ouais, j’avais tellement honte de regarder à nouveau cette valise dans les yeux, celle qui m’avait fait tant de mal. *’dirait qu’c’était hier*. Et pourtant, je ne détestais pas la honte en cet instant, puisqu’elle me remplissait le vide ignoble de cette nuit. *Chaud*. Mes joues s’enflammaient, alors que mes doigts fragilisés tiraient la mallette vers moi.
J’expirais fort, et j’inspirais profondément.

La couleur marron-dégueulasse de cette valise de première année remuait tellement de souvenirs que je n’en arrivais pas à en figer un seul ; ils se rentraient tous dedans, se bouffant entre eux comme des monstres. *Calme-toi*. Mon crâne était douloureux, mais je ne le sentais pas vraiment. L’anesthésie du marron était trop forte.
Ma main crissait sur le cuir jusqu’à l’ouverture-à-la-ceinture au milieu de la mallette.
Mes ongles déclenchèrent un fracas de frisson dans mon corps. *Tout*. Je tournais les yeux vers mes cuisses qui pulsaient, mes mollets leur rentraient dedans trop profondément. Le sang manquait dans le bas de mon corps, tout comme dans le haut. Mon sang s’était concentré dans l’axe de ma poitrine, criant à mon cœur des mots doux pour qu’il se calme.
Il pompait tout le sang, ce cœur. Bordel, il gobait toute mon énergie à saigner. « Han… ». Je tenais la ceinture de la mallette écrasée dans ma paume, qui se levait dans les airs. « Han ! ».
Mes orbites allaient se déchirer. « Han ! ». L’ouverture s’écartait, séparant les deux hémisphères. « Han ! ». Mon souffle grognait dans ma gorge. « Han ! ». Mes doigts étaient tétanisés. Je ne pouvais plus conti… *BORDEL !* hurla mon cœur en jetant mon bras. La partie haute de la valise claqua contre mon lit, en exhibant tout son contenu.
Ma main se fracassa contre ma gueule en se plaquant dessus.
Un torrent éclata dans mes yeux.
Trois lettres.
Trésors.

Oooh noon…

Mon regard s’arracha. Incapable de supporter plus.

Nooon…

Je lançais mes yeux partout, mais je ne voyais rien. J’étais aveugle de larmes.

J’peux pas…

Un hoquet secoua ma poitrine, m’insultant face à ce que je venais de faire.

J’peux… juste…

J’avais envie de m’endormir, de me noyer profondément dans le sommeil.

…pas r’garder !

Ma main droite plongea aveuglement dans la valise, attrapant ce qu’il y avait en-dessous des trois monstres. *Ç’fait ‘eaucoup trop mal*. Ma peau effleura un des parchemins, me perçant le cœur d’un sanglot. *Beaucoup trop*. Ma bouche était tellement tordue que les muscles de ma mâchoire se tétanisaient.
Je forçais sur mon cœur.
Mes doigts touchèrent un tissu. *Trop*. Je le tirais d’un coup vers moi.

Han…

La grande cape. *Bordel…*. Elle était tellement grande que j’avais envie de me l’enrouler autour. Sans la porter. Juste… *’juste m’couvrir avec*. Un peu. Un petit moment.
En un mouvement sec, je l’entortillais autour de ma poitrine ; puis je me laissais glisser au sol, la gueule secouée de larmes. « Han… ».
Mon crâne se déposait doucement contre le parquet. *Bordel de merde…*.
J’avais la tête qui vrillait, le monde s’envolait en particules colorées. Le piano mélangeait son noir et son blanc en faisant couler sa teinture par terre. Je coulais aussi. Alors je fermais les paupières en faisant déborder mon eau. Résignée. *Pardon*. Je ne recommencerais plus. *Pardon*. Et j’espérais profondément m’endormir dans la cape d’Aelle.


oOo
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Dans les limbes du temps, j’avais demandé à mon reflet : « Pourquoi j’me sens si seule ? ».
Il y eut un craquement, et une fissure.
Puis, en me souriant d’un air hautain, je me répondis : « C’est toi ».


----------------------------------
OoO



Clic.

Mes yeux s’ouvrent. Une énorme lumière m’oblige à les faire cligner plusieurs fois.

Charlie, il est onze heur…

*Où…*. Une grande ombre.

Qu’est-c’tu fais par terre ?

*Hein ?!*. Mon regard s’aligne brutalement dans mes orbites. *Papa !*.
Mon père frappe de ses pieds contre mon parquet, vers moi. *’arrive !*. « Charlie ! ». Je vrille mes prunelles sur mon corps. *Oh !*. Valise. *LA CAPE*. Trésors. *PAR TERRE*. Bordel de merde.
J’essaye de rester calme. Je ne dois pas paniquer, pas une seule seconde, sinon mon père va donner trop d’attention à la valise. *Au sol ! Qu’est-c’que j’dis ?!*. Je sens sa main se poser sur mon épaule, mon cou grince lentement vers son visage. *J’trouve rien ! ‘suis abrutie !*. J’extirpe mes mains de la cape pour relever mon buste.

Qu’est-c’qui t’arrives ? siffle mon père en commençant à un peu trop regarder ma valise.

*MAIS VITE BORDEL !*. « Comme à Poudlard ». Ses yeux perçants se plongent dans les miens. *J’sais pas c’que j’raconte !*.
Il ne me croit pas, je le vois à sa manière de faire gronder son regard. Je passe ma langue sur mes lèvres avant d’ouvrir la bouche d’une voix coupable : « J’dors toujours avec c’te cape là-bas, j’me suis habituée… ». Assumer sa bêtise, je ne sais même plus ce que je fais. *’va jamais m’croire*.

Et tu dors la tronche par terre à Poudlard aussi ?

Ah mais j’suis juste tombée !

Ma réponse est si naturelle et spontanée que j’y croyais presque moi-même. *Mieux !*. Le regard de mon père est toujours fixé au mien, il attend la dernière parole rassurante, la dernière note ; alors je finis mon harmonie sur une moue grave : « Ne m’dit pas qu’t’as oublié mes chutes au lit ? ».
Un instant tombe, roulant sur le bout de ses lèvres avant de sombrer dans sa bouche.

Mais non Charlie… me sourit-il en avançant son visage vers le mien.

*Bon Dieu*. Ses lèvres se posent sur le haut de mon crâne en faisant un petit bruit, puis il se relève en soupirant. *J’ai vraiment réussi*. « Une personne t’attend en bas, grouille-toi d’t’habiller et descends » me prévient-il en concluant sa phrase par du vide ; aucun sourire, pas la moindre trace du père qui existait deux secondes plus tôt : celui qui était affolé pour moi.
Je n’ai envie de voir personne, mais je lui souris quand même :

Bien.

Réponse simple, sans détour, parfaite. *Arrête d’sourire*. Mon comportement doit sûrement lui paraitre bizarre par rapport à hier soir où je n’avais même pas eu la force de parler. Il me regarde encore un instant, jette un coup d’œil sur ma valise ouverte — porteuse de mes trésors éparpillés. *S’te-plait, part*. Un instant gonfle.
Mais il finit par enfin se retourner en sortant de ma chambre, laissant la porte grande ouverte.

Un soupir tellement profond me soulage le corps que ma main en glisse sur le parquet. Je m’allonge de tout mon long sur le sol. « Bon Dieu… ». Je prends une puissante inspiration. *C’était vraiment limite*.

Je me suis endormie, finalement.
Je pose un ongle sur le bois — juste en face de mon visage — et je commence à gratter cette surface pleine de petites bosses pour créer un fil de pensée.
La cape m’entoure la poitrine et la valise est toujours ouverte, j’en ai encore honte *Ouais…*. Je ne dois pas faire ça. Gratter la surface de la douleur comme ça n’arrange pas le hurlement de sa profondeur. *Ouais…*. Et je ne sais pas jusqu’où peut me faire tomber cette profondeur.
Une fois suffisait, pas deux. Jamais. *Ouais…*. Pourtant, bon Dieu, je me sens tellement bien dans cette cape.

Je fais passer mon souffle plusieurs fois à travers ma gorge, tout en grattant ce parquet bossu. *Bien…*. Le temps m’écrase, mon père va remonter si je suis trop longue à me préparer.

Tss…

Je me redresse en déliant ma cape, lentement. Une grimace déforme mes traits. *Eh ben…*. Je me sens fatiguée, comme vidée de ma force. Je n’ai rien envie de faire.
*C’te cape*. Je laisse mon regard glisser sur le tissu que je palpe du bout des doigts. Ça me fait du bien de le retoucher après tout ce temps, il est toujours aussi grand, toujours aussi doux. *Je…*. En hésitant une seule fois, j’abaisse quand même ma main. *J’aimerais juste…*.
Sans hésiter cette fois-ci, je fais monter le tissu jusque mon nez ; pour le respirer. *Ouais*. Il a perdu son odeur de base avec le temps, mais…
Je fourre mon visage à plusieurs endroits pour le sentir, cherchant ce petit parfum spécial. Je le renifle à pleins poumons.

Clac.
Je relève brusquement les yeux, le nez dans le tissu. *Qu’est-c’que…*. Personne à ma porte, personne à l’étage ; plus de bruit.
Je décolle la cape de mes narines, baissant mollement mon regard sur elle. *Mais qu’est-c’que j’fous…*. Je prends une inspiration si grande qu’elle me retourne l’estomac.

La grande cape voyage jusqu’à sa mallette, mes mains en cortège. Je ne fixe pas le regard de la valise, mais toujours un point à côté, une mesure de distance, une protection obligatoire.
Mes yeux roulent dans leurs orbites, aussi loin que possible de mes mains qui ont mal. Je pose mon index et mon pouce sur un parchemin qui trainait par terre, et je le tiens comme un frelon entre mes doigts : avec une douceur flippante, pour ne pas me faire trouer.

Mon regard est planté quelque-part entre mon lit et mes larmes, mais aucun des deux n’est vraiment dans mes prunelles. Je laisse ce premier frelon-parchemin s’échapper, mais il tombe dans sa ruche comme un mollasson ; son dard est sûrement trop gorgé pour permettre son envol. *Douce… Doucement*.
La concentration toujours aussi fixée sur un point qui n’existe pas, j’attrape sans finesse le deuxième frelon pour le jeter contre ses parois. Il tombe avec encore plus de mollesse, je le vois se balancer aux abords de mon regard, prenant son temps pour essayer de capturer mon vert et le cribler de Noire.
J’expire un air brûlant, puis j’attrape le dernier frelon-trésor. Que j’écrase moi-même dans la ruche en secouant les deux autres.
Un frisson me tord le dos. *Vite*. Sans réfléchir plus longtemps, ma main attrape la ceinture supérieure pour faire claquer la gueule de la valise. « Han… ». Mes yeux se plantent enfin sur le marron-ignoble de la mallette, pas totalement fermée. Un bout de la cape dépasse à l’avant, comme une langue qui est en train de se foutre de ma gueule.
*Pas b’soin de m’faire chier comme ça !*. Mes joues bouillonnent bizarrement, sans m’écouter. Je frappe le bout de la cape pour qu’il rentre à sa place.
La mallette est enfin fermée.

Han… mon souffle est saccadé sans larmes, sans hoquet, sans sanglot ; juste comma ça. Mes poumons ont décidé de me torturer juste comme ça.

Je frappe la valise avec mon pied ; elle glisse sous mon lit en gémissant sur mon parquet. *Casse-toi*. J’avale ma bave difficilement, ma gorge a fermé son conduit trop gonflé.
Le marron-moche est là, juste sous l’endroit où je dors. Il parait se réchauffer dans l’obscurité de sous-mon-lit, enveloppé d’un noir affreusement faible par rapport au sien. « Tss… ». Je détourne les yeux.
Ma couette est toujours par terre, alors je me lève pour la ramasser. Et en deux mouvements, je la pose pile à l’endroit où la valise pouvait apparaitre. Le grand tissu de ma couverture tombait jusqu’au parquet.
Mes pieds comptent trois pas en arrière. *Là c’est bien*. Ma couette cache parfaitement la mallette, même si mon lit est en bordel.

J’expire un soulagement du bout de mes lèvres, mais je me sens tellement faible, là. Mon bras droit se lève au niveau de mes yeux ; j’ouvre mes doigts, puis je les referme en serrant le poing. Et je recommençais plusieurs fois. *Bizarre…*. Mes muscles bougent bien, mais ils sont comme collés de l’intérieur, entre eux. Je les sens poisseux, pesants ; et cette sensation me colle depuis cette nuit.

’fait chier…

En essayant d’oublier tout ce qui s’est passé avec la valise, j’en profite pour bien regarder mon corps. *Me suis pas changée*. Bon Dieu, je m’en rappelle maintenant. Je me suis endormie avec mes vêtements d’hier ; short, tee-shirt. Je n’ai même pas besoin de me changer pour descendre voir qui m’attend en bas. *Bien j’descends, la douche après*.
Ouais, d’abord l’Autre, puis moi ; je commence par le plus chiant.

Je me racle la gorge sans retenue tout en me dirigeant vers les toilettes. *Bon Dieu…*. Tout mon corps est lourd, je me sens comme une vieille forêt avec des racines qui s’accrochent de toutes leurs puissances colossales. *Mal au crâne*. Et avec mon esprit crasseux de faiblesse, c’est comme déplacer cette forêt avec la force d’un phasme ; aussi insupportable qu’impossible.
J’ouvre le robinet d’eau froide à fond, il coule pendant un instant sans être utilisé, puis je plonge mes mains dans le flot.

Han.

Puis ma bouche. Puis mon visage.
L’eau est si froide qu’elle me creuse les yeux, je la sens s’enfoncer dans mes cernes en compactant tout ce qu’elle y trouve. *Bien…*. Je coupe le flot qui fait un bordel incroyable, puis j’attrape une serviette tout en prenant la direction des escaliers.
*C’p’t’être que Darcy*. Il y a Jam aussi, même s’il ne vient plus depuis que la Peste est arrivée. Jam ou les Crown, c’est soit l’un, soit l’autre.

Je pose un pied sur l’escalier-qui-ne-grince-plus, me faisant crisser des dents à la place, puis je tourne les yeux vers le salon — la serviette sur ma tronche.

*Karasu…*. Ce n’est même pas un soupir, ni un souffle de mes pensées ; c’est une évidence. Son tableau était dans la galerie hier, mais je l’avais totalement oublié à cause du foutu hibou.
Presque comme un robot, sa tête se tourne dans ma direction. *Harmonie*. Ses lèvres s’étendent en un énorme sourire pendant que j’observe l’entièreté de ses traits. *’l’est beau*. L’harmonie de son visage est tout aussi évidente que sa présence.

Charlie ! me gueule-t-il en se levant du canapé.

Je laisse un instant tomber sans réponse, trop concentrée à trouver le point le plus dense de son harmonie. *L’contour d’la mâchoire*.
J’avance ma tête au-dessus de la rambarde.
Le trait découpant son menton de son cou est le plus condensé, c’est celui qui portait toute la composition de son visage. *Je l’ai*. Je peux enfin répondre sans doute.
Un minuscule sourire de politesse se dessine sur mes lèvres, avant d’ouvrir la bouche : « Karasu… » commence ma voix encore grave du réveil, gardant le reste de ma phrase silencieuse dans ma bouche entrouverte. *Bon Dieu, j’sais même pas quoi dire*. Lui demander s’il va bien ? Ce qu’il fait ici ? Où est-ce qu’il était passé ? Pourquoi est-ce que ses tableaux sont de pire en pire ?
Beaucoup de mots, mais aucune envie de les prononcer. Ma bouche se referme, laissant planer mon ridicule de sourire poli.

Woooh, tes traits sont beaucoup plus affinés ! se réjouit-il en ne laissant aucune place à l’étirement du silence.

*Affinés…*. Ah si, je me rappelle très bien d’une chose que j’aime chez lui : je n’ai pas besoin de parler, il s’en occupe très bien. Tout ce que j’ai à faire, c’est me jeter sur ses mots pour rebondir dessus. « Affinés ? » reprend ma voix d’un ton pas très bien contrôlé. *’suis vraiment fatiguée*. Je reprends ma descente des escaliers sans quitter son regard.

Ooh oui, affinés est le bon terme. Tu en vois un autre meilleur ?

*Ouais*. Arrivant à la fin des marches, j’aperçois mon père au fond de la cuisine, occupé à cuire de la bouffe dans sa casserole. *’me suis levée vraiment tard*. Je pose le pied sur le parquet de l’entrée, puis mon regard retourne sur Karasu.

Dégueulasse est un meilleur terme ? lui dis-je en tirant une moue d’interrogation.

Il explose de rire en penchant son dos en arrière, avec une retenue marrante. *Il a pas trop changé*. J’avance mon corps face à lui, puis j’avance mon buste pour le saluer. *’l’est juste plus harmonieux*.
Il me répond de la même façon en gardant son grand sourire avec ses quelques dents tordues :

Par contre, tu n’as pas pris un centimètre, ajoute-t-il avec son visage-tout-souriant. *J’sais d’jà*. « Alors que ta mère… », continue-t-il en agitant sa main en l’air, au-dessus de sa tête. *Foutue peste avec son corps-de-perche*. Je balaye cette pensée si fort qu’elle s’enfuit en rampant.

J’avale ma bave, et j’ouvre un peu plus mes yeux pour juger la taille de Karasu. *Moins grand qu’Papa*.

T’es pas grand non plus.

Ma voix est calme, et l’envie de m’allonger est forte. « C’est vrai ! ». *’l’accepte, au moins*. Mon regard toujours fixé dans le sien, je m’assois à l’autre bout du canapé, les pieds posés sur le cuir, les jambes collées contre ma poitrine ; je sais d’avance que le Japonais a des trucs à me dire avant que je puisse monter me doucher, alors autant bien m’installer.

Il s’assoit à son tour, faisant longuement soupirer le cuir. Puis il tourne son buste vers moi en gardant une position tellement droite que j’en ai mal au dos pour lui. Ses lèvres s’agitent : « Ton père m’a fait écouter Risban ». Elles s’hypnotisent, ses lèvres, s’enroulent ensemble en fresques mal accordées pour mieux se repousser. Les stries de ses lèvres dansent en notes possédées, s’enchevêtrant tellement fort que le déluge est comme des milliers de tirs, des millions de hurlements contre l’Ennemi. Le rouge des lèvres saigne d’un rouge-autre, troué de doigts frappés ; les empreintes se plaquent en tourbillons sur le sol de rouge, les mains perdent leur pulpe, leur signature ; les foutues mains se donnent entièrement pour les lèvres. Qui tirent, encore, qui tirent de chagrin. « Han… ».

J’en suis tombé amoureux !

*Hein ?*. Je bascule en arrière, voyant les rivages rouges se diluer. Mes paupières clignent. *Risban*. Karasu est en face de moi. *Bordel, ça fait tellement longtemps*. J’essaye d’aligner mes pensées. *Une autre vie*. Ma bouche s’ouvre : « ’l’as écouté entièrement ? ». Mon regard est fixé sur sa mâchoire.

Bien sûr !

Cette harmonique date tellement. *Risban*. Une de mes préférées, elle me rend fière par son nom et par son écoulement.

T’as préféré le début ou la fin ?

Tous les souvenirs me reviennent. Je posais cette question à tous ceux qui écoutaient mon Risban, et la réponse était toujours la même.

Hhmmm… grogne-t-il en faisant semblant de réfléchir. *C’est exactement ça*. Tous les Autres avaient eu cette même réaction face à cette question, puisque la réponse était déjà tracée, mais qu’il restait un dilemme : est-ce qu’il est possible de dire à la créatrice que le début est meilleur que la fin ? *Bien sûr*.

Le début, sincèrement.

*Et voilà*. Cette harmonique est cassée en deux parties : la première pour les Autres et la deuxième pour moi. La deuxième est bien plus dure à comprendre, à ressentir ; je ne me rappelle plus très bien quelle émotion j’y avais enfermée, mais elle est profonde. Et, pour l’instant, personne n’a jamais préféré ma deuxième partie.

Ouais, la fin est plus chiante.

Nooon, c’est pas ça, grogne spontanément sa voix, c’est juste que… c’est un peu plus personnel vers la fin.

*Comment ça ?*. Je penche la tête, curieuse de ses mots très loin d’être chiants. « Plus personnel ? ».

Oui… continue-t-il en levant les yeux au ciel, comme s’il cherchait une réflexion dans son propre crâne, les enchainements sont un peu plus… chaotiques ?

Chaotiques… *C’pas débile du tout*. Il sent qu’il y a quelque-chose de bizarre avec cette partie, sans savoir exactement quoi ; sans entendre ce qu’il faut profondément entendre. « C’est comme s’il manquait des notes pour qu’ça soit complet ? » propose ma voix en faisant semblant de réfléchir à ma propre question.
Un silence qui a bizarrement sa place s’installe, seul le crépitement de la cuisson de mon père se fait entendre. *J’l’ai perdu*. Les aliments continuent à crachoter dans la cuisine, dans le beau silence.
Enfin, ses yeux redescendent sur les miens, et sa bouche s’ouvre en un murmure :

Peut-être bien…

Un tout petit rire résonne dans ma bouche fermée. *Il comprend un peu*. Je fronce les sourcils. *J’dois arrêter d’sous-estimer*.
Karasu est un sorcier du Japon, et même si je ne connais presque rien de leur magie, je suis sûre qu’il est puissant. *Plus grand qu’Louna*. Ma mâchoire se serre. Je me sens épuisée, mais me rendre compte de la potentielle puissance de Karasu me force à rester bien attentive. *Et Madame Crown et Darcy*. Les puissances sont partout. *Même la foutue Peste*.
Toutes ces pensées me fatiguent.

Dis-moi, tu as encore mon peigne ?

*Et merde*. Je garde un visage sans expression, sans rien changer du tout. *Là j’suis foutue*. Je me demande si je dois lui mentir ou pas. *Là, vraiment, faut que j’trouve quelque-chose*. Si je lui dis que je l’ai encore, il va sûrement me demander à le voir ; que ça soit aujourd’hui ou dans des années. *Faut qu’j’le tue*. Mes pensées volent dans tous les sens, je ne trouve aucune solution meilleure que la réalité. *Bordel, j’suis foutue !*. Je n’ai pas le choix. Mes lèvres s’entrouvrent dans ce dilemme de merde :

J’l’ai pété, déclare ma voix d’un ton un peu trop confiant.

Je garde mes yeux dans les siens, qui se mettent à sourire. « J’en étais certain » glousse-t-il en détournant son regard. *Certain ?*. Il se fout de moi ? « Je l’avais senti » conclut sa voix dans un souffle, comme s’il quelqu’un venait de mourir. *Senti ? Qu’est-c’qu’il raconte…*. Je préfère rester dans le silence, l’esprit entre la gêne et l’indifférence ; c’est moi qui ai fait l’erreur de le casser, alors je préfère ne rien dire.
J’observe ses yeux tournés vers la table, ils ont l’air tristes.

C’est mieux comme ça de toute manière, ce n’était que de la Magie basse…

*Hein ?*. Je crois qu’il se parle plus à lui-même qu’à moi. *Magie basse…*. Je veux ouvrir la bouche pour lui demander, mais je préfère attendre un peu. Karasu est totalement enfoncé dans ses pensées, ses yeux ne dégagent plus rien, ils sont vitreux pour moi, bien trop concentrés à observer leur intérieur. Je détourne le regard vers la cuisine.
Mon père s’y déplace lentement, au ralenti lui aussi, comme moi. Je soupire en posant une main sur ma joue. *Me d’mande où s’planque l’Autre-trainée*. Je sens chaque battement de paupière qui me fait claquer les yeux. Mon corps est tellement faible que je me demande si je suis vraiment réveillée.

Charlie ?

Je reprends le contrôle de ma tête glissante, puis ma bouche s’entrouvre : « Mmh ? ». Je pense que Karasu en a fini avec moi, le peigne était sa seule raison d’être ici.

J’ai entendu dire que tu fais partie de l’union entre Zhuangyán et Poudlard.

*Il a vraiment fini*. Il est à la recherche de sujets pourris, alors j’en profite pour poser ma propre question, pour une fois.

Ouais. C’est quoi la Magie basse ?

Son regard reste planté sur la table — ou plutôt sur un point de son esprit l’amenant à l’aléatoire de la table.
Un instant passe, encore une fois.
*C’bizarre*. Depuis tout à l’heure, il laisse des silences alors que je me rappelle plus ou moins qu’il ne faisait jamais ça ; il y a deux ans.

Il faut retourner la question. Qu’est-c’que la Magie haute ?

Inverse. *Comme tu veux*. Je reste dans le silence, le laissant dans le monde de ses pensées, structurant ce qu’il se prépare à dire. Je me demande si la Magie basse peut se déduire de la Magie haute, et s’ils sont deux concepts complémentaires, ou pas du tout. *’fait mal au crâne*. Mais je n’ai vraiment pas la tête à réfléchir, j’attends juste une réponse claire.

Ce qu’on ne connaitra peut-être jamais.

*Hein ?*. « Hein ? ». C’est la réponse la plus pourrie que je pouvais avoir. Sa bouche s’ouvre à nouveau, alors que j’essaye de dégager ma frustration.

C’est la recherche de la Magie en soi-même, de la plus pure des manières. Sans contenant, sans régulateur, sans limitateur. Aucun lien extérieur, pour un lien uniquement vers l’intérieur.

J’observe le mouvement de ses lèvres, que j’aime en ce moment. La voix qui porte ces mots est belle, même si j’en fronce les sourcils.

Vers son propre univers. Car on a tous l’étendue de l’univers en soi.

*Mmh…*. C’est de jolis mots, mais ils se limitent à de la poésie. Je n’arrive pas à percevoir une application réelle, alors j’ouvre la bouche : « Vivre dans un poème, c’est haut ? ».
Son regard reprend consistance, pour vriller vers le mien. *Oh…*. Une structure compliquée gigote dans ses prunelles en cherchant une sortie.

Mahoutokoro, comme Poudlard, nous ont toujours appris exclusivement la Magie basse. Comment tu veux qu’on comprenne la haute ?

Je réfléchis un instant en scrutant son regard ouvert.
J’arrive à entrapercevoir quelque-chose d’important dans ses mots, mais je suis trop fatiguée pour répondre parfaitement. « Y’a les cours de Divination chez nous, qui s’rapprochent un peu de ce… », je prends une pause, son noir ne cille pas. « déplacement vers l’intérieur ».

Faux, vous utilisez des contenants comme des boules de cristal, des tasses et d’autres choses avec encore moins de sens...

Le silence de ma bouche est l’inverse du bordel de mon esprit. Tout se mélange et se touille dans mon crâne. Les yeux-noirs reprennent leur voix : « Cette magie-là sert exclusivement à nous être utile ». Ils appuient sur certains mots en les écrasant. « Elle sert uniquement à voir notre avenir, à nous défendre, à nous soigner ou encore à nous rendre plus forts ». Ils mâchent les mots dans une danse enchainée. « Mais où est la place pour l’exploration de sa propre magie pure ? À l’intérieur, dans ses tripes d’émotions et de volonté de soi. Où ? ». Il mâche sans cracher, il casse sans briser ; pendant que je contemple.
Silence.
Allongé.
*J’sais pas*. Et je suis perdue dans ses mots que je ressens sans comprendre.

C’est trop différent de ce qu’on connait, Charlie. Et c’est bien trop tard pour essayer de comprendre.

Trop tard. *Bien…*.
Je grave quelque-part dans mon esprit deux mots qui résonnent d’importance : Magie Haute. Peut-être que ça serait un bon début pour comprendre l’ampleur de cette Magie que je n’arrive pas à saisir depuis deux ans.

Mon père apparait d’un coup dans mon champ de vision, alors j’extirpe mon regard du noir-gigotant pour le poser sur les trois assiettes qu’il est en train d’apporter.
Karasu se retourne aussi.

Charlie, y’a Orlane qui va passer t’chercher après manger, m’informe mon père en déposant ses assiettes totalement vides sur la table.

Ah ?

Je referme aussitôt la bouche, ma surprise n’est pas utile à exprimer. *Utile*. Mais je la rouvre rapidement : « J’ai l’temps d’prendre ma douche avant d’bouffer ? ».
La grimace qui apparait sur les traits de mon père n’est pas belle.

Bon Dieu, Charlie… Mais vite ! Vite ! m’ordonne-t-il en agitant les mains.

Ouais !

Poussée par une force nouvelle, je bondis du canapé pour courir jusqu’à ma chambre, traversant l’escalier comme une furie, frappant ces marches qui ne grincent pas. *Bordel !*.

Han !

Je m’arrête en plein milieu de mon Antre, totalement essoufflée et toujours aussi fatiguée qu’en bas. « Han ! ». *’sert à rien d’courir…*. Une violente toux me secoue la poitrine si fort que je pose ma main sur mon lit pour ne pas m’éclater par terre.
*Bordel*. C’est une mauvaise journée pour mon corps.
Aujourd’hui, je me suis réveillée faible, et je m’endormirais faible.

je suis Là ᚨ