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08 nov. 2019, 05:17
Sélénite  CO-ÉCRIT 
[ 2 JUILLET 2043 ]
Salon, Demeure « Crown », Sud de Londres

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Je suis vide.

Vidée de Haine contre Darcy, vidée de fureur contre moi-même. Vide de tout, mais tellement lourde de ce vide. J’écrase le tee-shirt entre mes doigts pour essayer de ressentir autre chose que du vide, pour essayer de toucher l’intouchable.
Rien.
Tout est pareil, rien ne change. Le canapé trop mou qui supporte mes fesses, la cheminée éteinte décorant mon regard, la clarté de la lune illuminant l’énorme pièce. Rien n’a changé depuis un an. *Si*. À part mon vide encore plus lourd.
Les secondes passent comme des années, même si je sais qu’elles ne sont que de foutues secondes.
Mon visage séché craque sous ce vide trop lourd. Je n’en peux plus d’être vide. Mon corps est en train de pourrir sur ce canapé, il se décompose de froid alors que c’est une chose impossible ; le froid ne décompose rien, à part moi. Je suis sûre que même si Darcy sortait de sa chambre pour me réchauffer, je n’aurais même plus la force de la rejeter.

La force… Qu’est-ce que ça veut dire ? Ce mot étranger qui glisse contre la courbure de mon palais, aimanté à mes pensées profondes, là-haut, pour égoutter son poison sur la caresse de ma langue, en bas.
Je n’ai même plus mal, je n’ai rien. Vide de tout, rempli d’un rien trop lourd. *Aelle*. Je ne sais même pas pourquoi je pense encore à elle, pendant ces secondes de vide.

Le portable de Yuzu est sur la table en face, je l’ai posé pour qu’il décore la cheminée de mon regard. Il est bizarre, ce portable. Il a l’air tellement calme. Il me fait avaler ma bave comme du miel, et pourtant ça n’a pas le goût de miel ; il coule lentement dans les sinus de ma gorge, camouflant les bosses sur son passage. *Cache*. Et le portable est toujours trop calme.
Je n’aime pas ça, alors j’attends qu’il se réveille dans le silence de cette nuit. *Débile*. Je sais qu’il ne bougera pas, mais je l’attends quand même ; ça réduit un peu mon vide. *N’importe-quoi*. Un tout petit peu.

La barrière de mes lèvres laisse échapper un soupir. Je ne peux pas utiliser ma magie non plus, je ne peux pas m’entrainer. Plus Rien.
Mes yeux sont sur le point de tomber d’éveil alors que j’aimerais tellement m’endormir. Le sommeil est parti très loin dans des terres que je ne comprends plus, j’ai même l’impression qu’il ne reviendra jamais.
*Abandonner*. Je me sens vide, mais il reste encore ce foutu portable. Mon crâne saute de pensée en pensée, de note en accord, de douleur en torture ; mais je ne ressens rien.
Et toujours ce portable de merde.

Je me tords brusquement le dos pour attraper le petit boitier noir. *Verity ?*. Il me fait penser à cette fille que je n’arrive pas à imiter non plus. Je suis faible, et j’ai peur de savoir à quel point.
Du bout de mon index, j’appuie sur l’écran. Une lumière m’aveugle. *Yuzu*. Mais elle ne m’éblouit pas, elle reste nulle. J’appuie encore une fois. Puis encore une autre fois. Deux mots apparaissent : « Yuzu Ame ». Alors pourquoi je ne ressens toujours rien ? J’appuie une dernière fois. Mon vide commence à me faire peur, même si je ne ressens plus ce qu’est la peur.
Le portable sonne contre mon oreille.

Hai mo…

*Yuzu…*. C’est sa voix, c’est bien elle. « …chi… mochi ». Je ne comprends pas ce qu’elle dit, j’entends seulement mon souffle qui s’accélère. *Qu’est-c’qui m’arrives…*. Les questions ne se posent plus, je ne vois plus l’importance de les poser. Rien n’a de sens dans ce vide. La cheminée a la gueule grande ouverte, et j’aimerais gueuler aussi fort qu’elle.

Yuzu…

Mais je n’y arrive pas. Je suis en train de faire semblant, moi. Moi, en train de faire semblant. Qu’est-ce qui se passe de mal avec moi ?

Cha…

*Prononce pas*. « Charlie ? ». Trop tard, c’est une note qui glisse dans ma gorge en se cabossant.

Je…

Est-ce que je dois lui en vouloir d’avoir prononcé ce prénom ? *Non*. Je n’en ai même pas la force.
La note cabossée tinte dans mon estomac, puis elle se noie quelque-part là-dedans. Seule.

Salut…

Je ne sais pas quoi dire. Je ne sais pas ce que je fais. Mais je dois terminer, c’est tout ce que je ressens dans cette bulle de vide.

Tu…

Son mot s’allonge, étiré par l’élastique de sa langue. J’écoute avec attention pour ne perdre aucun détail, chaque sonorité est importante, chaque consonance est plaquée dans une logique. « Ça va ? » demande son intonation en côtoyant les c'est-bizarre-que-tu-m'appelles-est-ce-que-tout-va-bien ?
Je ne sais pas si je vais bien ou pas. Je Vais. Et c’est déjà trop.

Ouais…

Je fais trainer ma langue, elle se couche dans sa grotte. J’essaye de penser à ce que je dois rajouter pour Yuzu. *’pas envie d’lui faire mal*. Je veux d’abord la tester avant de la terminer. J’ai encore de l’espoir, je crois, tout au fond de mes bosses cristallisées.

Merci pour l’portable ch… *érie*. Ma voix s’éteint comme un simple interrupteur. Tic. Ferme les rideaux, arrête de faire semblant. *C’est dur*. Je ne me sens plus moi-même avec Yuzu. *Je…*. Je n’ai pas encore fait le test.
J’allonge le silence sur le lit de ma langue. L’hésitation tourne autour de la cheminée.

Qu'est-ce qui te tracasse ma belle ?

Ma voix se fracasse contre mes dents, et sa queue reste plantée dans ma gorge enflée. *Quoi ?*. Je ne peux plus parler. J’éloigne le boitier de mon visage pour l’observer. *Ma belle ?*. Ça fait mal, ça. *Tu oses ?*. Je ne veux pas de Ça.
J’approche le portable le plus près possible de ma bouche.

M’appelle pas comme ça.

Le vide grossit, il se boursouffle sur la paroi gluante de ma conscience. *Réponds*. J’attends une réponse claire, nos places sont en train de s’inverser. *C’est comme ça depuis le début*. Le doute sautille dans ma tête comme une petite bestiole excitée.

D’accord.

Parfait, elle m’écoute ; comme toujours. *Bien*. J’éloigne mes pensées douteuses, saturées de rien. *Test*. C’est l’heure. Mon espoir va se plaquer dans sa tronche.

Tu t’rappelles de cette soirée où j't’ai appelée chérie ?

L’amorce ; le début de toute harmonique pour rechercher le sens de l’entièreté. *Réponds*. Je me tais, le regard fixé dans cette cheminée.

Oui ?

La suite. Et fin. *C’est…*. Je ne trouve même pas d’harmonie dans ce que je fais. C’est trop saccadé, trop brutal ; je n’aime pas. Pourtant, j’essaye quand même, je grave mes mots sans harmonie sur ma voix cassée.

Et où est-c’qu’on était, Yuzu ? articule ma bouche avec une lenteur rythmique.

Je scelle ma langue pour ne plus l’entendre. Le test est jeté comme une merde, sans la moindre harmonie, même si j’ai essayé de lui en donner une. *Je…*.
Yuzu…
L’apesanteur de l’instant pèse lourd. Le vide m’entoure.

Heu… je… des colonnes...

Bon Dieu.
*Elle s’rappelle*. Un flux éclate dans mes veines, il fonce à toute vitesse dans mon corps. *Comment…*. « …il y avait un sablier au fond de celle-ci et une harpe... tu m’as surprise en train de jouer ». Elle se rappelle de tout. *Mais…*. C’est encore plus affreux. « J’étais en bleu et toi magnifique... je... je... ». *Tu ?*. Il y a un changement dans sa voix. L’affreux espoir que je tiens dans mes doigts serrés se fige. « Charlie... je... je me souviens plus où c’e... où... où… ».
Non.
Mon espoir est faux, j’en suis sûre maintenant. Tout s’inverse si vite. « J’ai, j’ai, j’ai... ». Les larmes de mon espoir résonnent dans le boitier. *Elle chiale*. Merde.

Le test est raté. Je me suis trompée depuis le début.
Yuzu n’a jamais été plus forte que moi. *Je l’savais…*. J’entends ses larmes tomber comme la chute des feuilles en hiver : sans vraiment y faire attention. *Tu m’avais promis…*.
Yuzu m’a menti, mais je n’ai toujours pas envie de lui faire mal, ça ne sert plus à rien. Alors je décide de faire semblant, encore. Encore un tout petit peu.

Rappelle-toi, on était à la Guildhall.
The Guildhall School : École d'Études Harmoniques de Charlie, avant Poudlard.

Encore une toute dernière fois.

J’t’avais emmenée sur l'estrade et t'avais tellement aimé chérie.

Ses larmes se calment comme un changement de saison, le téléphone ne grésille plus de bruits mouillés. Et je sais que le beau temps s’installe sur son visage, j’arrive toujours aussi bien à lui faire plaisir. *’me suis menti pendant des mois*.

Tu m’as prise par la main et on a quitté l’estrade pour aller dans une autre pièce…

Je reprends directement le flot de ses mots comme une seule voix :

Une pièce trop moche qui m’sert de vestiaire mais on s’en foutait tu t’rappelles ?

C’est moi qui prends soin d’elle, et pas l’inverse. Des mois de mensonges, alors quelques minutes de plus ne changent plus rien. Ma bouche parle toute seule, loin de mon vide pour une ultime fois.

Oui je me rappelle.

Ma bouche s’ouvre pour répondre, mais j’entends une poignée cliqueter. Je jette mes yeux sur les battants de Miss Crown et Darcy.
Les portes sont fixes, sans l’ombre d’ouverture. *Fermées*. Mes oreilles se tendent, tout le silence autour de moi devient plus gros.
Le souffle de Yuzu est tellement collé à son boitier qu’il crachote. *Ah*. Je comprends en une fraction de seconde. Une porte claque dans le portable. *Chez elle*. Je me sens tellement bizarre que mes oreilles ne fonctionnent plus très bien, je n’arrive même plus à différencier un bruit d’ici ou de là-bas. *Ici…*.

Fiuuu… ma mère elle a des yeux et des oreilles partout, des fois on dirait une sorcière j’te jure... désolée.

*On dirait une sorcière…*. J’entends ces quatre mots qui sont les seuls de sa phrase à résonner dans mes murs. Quatre mots clopinant à quatre pattes dans ce bordel de mensonges. *On dirait, ouais…*. Jusqu’à me mentir à moi-même pour essayer de me sentir plus… Moins… Me sentir quoi ?
Ce n’est même plus important. Je dois encore mentir un peu, comme Yuzu. Mais moi j’y ai cru à notre mensonge. J’ai foutrement cru en la force fumeuse de Yuzu, que j’ai inventé.

T’excuses pas, j’aime beaucoup ta mère.

J’ai cru pouvoir la changer, je crois.

T’étais magnifique dans…

J’ai un peu réussi, je crois.

Avec ta robe saphir, t’étais magnifique…

Mais elle a choisi sa fin toute seule, sans jamais rien me dire.

Mer… merci.

Même si je l’ai sentie pendant ces derniers mois, cette fin.

Et hier j’ai beaucoup aimé danser avec toi…

Mais ça n’a pas suffi. « …dans ta chambre ». Je ne sais pas ce qu’il aurait fallu pour lui suffire, à Yuzu.
Je ne veux pas lui faire de mal.
Je suis la seule personne qu’elle regarde comme ça ; je le sais, je l’ai vue.

Moi aussiiii ! Dis-moi Charlie... Pourquoi tu sembles si nostalgique tout à coup, tu me fais un peu peur...

Et ça est un beau mensonge, très doux, très simple. C’est de ma faute, je crois.
Je lui ai fait croire en une force qu’elle n’a jamais eue, c’est ce qui me pousse encore à la rassurer, comme toujours, comme depuis le début : « J’t’l’avais jamais dit… ». J’arrête ma langue, mais je ne peux pas l’enfermer. « J’voulais qu’tu saches qu… ». Bon Dieu, je comprends beaucoup. « …qu’j’aime ces moments ». Mais je crois qu’au final, avec cette compréhension, ça me sert juste à ne rien comprendre du tout.

Moi aussi... beaucoup... Charlie je...

Je ne sais pas pourquoi elle me regarde comme ça alors que je suis aussi faible.

Faudrait qu’tu m’chuchotes plus souvent dans l’oreille, j’aime bien.

Et que je mens aussi simplement. *Foutue menteuse*. Je n’arrive même pas à me détester, là, en train de mentir comme je respire. Le souffle de la cheminée est en accord avec le mien, ni chaud, ni froid ; présent, mais inutile. Je respire un peu plus fort en essayant d’alléger le poids de mon crâne ballotant. Je suis tellement lourde que j’ai l’impression de pouvoir m’envoler vers le bas.

Tu aimerais que je te chuchote quoi ?

*Aelle*. Je ne sais pas pourquoi je pense à elle. Elle revient par vague sans me prévenir. *’foutrement lourd c’canapé*. J’éloigne le boitier de ma bouche pour renifler sans que Yuzu m’entende. Et je me demande… Est-ce qu’elle sait que c’est trop tard ? *Me chuchote… Je…*.
Je suis tellement faible que je ne comprends pas le ça. Je ne comprends pas le regard de Yuzu sur moi.

N’importe-quoi…

Je m’enfonce dans le non-sens pour en créer un sens. Faire semblant est simple, je connais déjà le sens de l’illusion : ne pas faire de mal à Yuzu. C’est peut-être pour ça, parce que c’est si simple avec elle. C’est tellement simple que je n’ai jamais réfléchi, et j’ai broyé mon ressenti.

N’importe quoi ?

*N’importe-quoi…*. Ce sens est tellement simple qu’il me remplit de vide, comme un traitre. Je n’ai pas eu à réfléchir puisque j’étais déjà remplie ; et j’ai encore eu moins à ressentir.
Ouais, maintenant je suis tellement remplie que je déborde ; mais de vide. J’ai menti si fort que j’y ai moi-même cru.

Tant qu’t’es là, j'aime…

Je mens si bien que j’y croirais presque encore. *’cause de c’te foutue magie*. Ouais, mais pas totalement. Je mens à moi-même, encore. Il faut que j’arrête. *Aelle*. Déjà, je me mens un peu moins, je crois. *’cause d’elle*. C’est un bon début.

J’aime ta voix...

*Hein ?*. Les mots du boitier circulent dans mes pensées, comme un rappel de la réalité fumeuse. Ce n’est même pas un beau rêve à cause de moi et mes mensonges. Ça ressemble plutôt aux traits d’un cauchemar souriant, beau, déstructurant.
Et face à ses formes dégueulasses, je me demande si j’ai encore envie de mentir pour Yuzu. Je ne veux pas lui faire de mal, mais je veux arrêter de me faire du mal, à moi ; le vide commence à me faire peur, il est en train de prendre une forme discordante. « J’ai plutôt l’air d’une gosse à côté d’la tienne… ». Pas de mensonge, pas de sourire ; je me sens partir, et je n’aime pas ça.

Qui te dit que c’est ma vraie voix ? Mais ça m’empêche pas d’aimer la tienne.

Je… je ne sais pas quoi dire, et même si je n’aime pas ça, j’aimerais partir. J’aimerais poser mes doigts sur les légères paupières de Yuzu et l’envoyer dans le monde du sommeil, là où je n’ai pas ma place. Ouais… c’est ce que je veux faire. « …si j’savais chanter, j’t’aurais fait une p’tite berceuse ». C’est ce que je fais depuis le début : l’endormir de mes mots. Alors une fois de plus n’est pas un problème. Peut-être que je dois essayer de chanter.

J’ai l’impression d’être spéciale quand on est ensemble...

Boucle. *Ensemble ?*. Je ne sais pas si ce mot correspond au temps qui est passé, mais je sais qu’il ne correspondra plus à l’avenir. Poudlard est debout, seul, grand, froid pour cette troisième année qui arrive. Sans Yuzu, sans l’ensemble.
Est-ce que ce mot a déjà existé avec moi ?
J’entends ma bouche rire. *Bon Dieu…*. Un frisson me déchire le dos pendant que j’écrase mes dents pour étouffer ma gorge, les couleurs du vide se précisent en douleurs. Je me sens tellement faible.

Tu vas m’manquer c’t’année, grogne ma voix sans douceur, sans aigu.

Une douleur se réveille dans ma poitrine, irradiant ma peau d’un tremblement encore plus faible que moi.

Toi aussi... maintenant que je te tiens... je te laisserais pas filer.... même si je dois créer une machine pour regrouper les continents...

Regrouper les continents…

C’est joli, pour une fumée. Je peux presque la toucher.

Ok, trop bizarre ma lumière vient de clignoter à moitié, c’est presque flippant. Une jolie petite fumée qui pose une couverture toute chaude sur mes pensées. Dis-moi, il y a un endroit où tu aimerais partir en voyage ?

*Partir…*. Partir tout court, très loin. Là où il y a les plus magnifiques harmoniques. « P’t’être la Bulgarie… ». Belle fumée. Ça serait bien, on pourrait rencontrer les plus grands compositeurs. *Y’a même…*.
Un souvenir d’Histoire de la Magie s’écrase dans ma conscience. « …et j’t’emmènerais avec moi voir les dragons ». *Tu…*. Elle m’a vue face au dragon Blanc. *T’étais là Yuzu*. Bon Dieu, c’est vrai ! Pourquoi est-ce que je suis en train de lui dire tout ça ? Elle a tout oublié.
Mes doigts serrent le téléphone à m’en faire mal à la main.
Elle a choisi de tout oublier.

Des dragons ? Mais ça serait tellement incroyable ! Des dragons ! Peut-être que ça a existé avec les dinosaures ou avant, t'imagines ?

La voix rigole entre les stries de mes doigts, sans que je puisse étouffer ce ricanement. Ma langue s’agite dans son lit sans pouvoir hurler le moindre son. Ma respiration s’emballe, le vide n’existe presque plus, il a abandonné sa place pour une douleur dans ma poitrine. *Non*. Pourtant, cette douleur est vide, elle aussi. Je n’arrive même pas à ressentir mes émotions. Je ne sais pas si je suis en colère, en tristesse ou en désespoir. « On pourrait peut-être y aller. Ma mère est à la tête d’une compagnie aérienne ou actionnaire j’sais plus trop quoi... Donc on peut même faire le tour du monde ! ». Des images sans couleurs, ternes, défilent dans mes yeux ; un vomi de cheveux noirs et de regard vert-sombre.
La cheminée disparait, abandonnant mon regard à mon esprit emmêlé. Je ne contrôle même plus ma bouche qui répond toute seule : « Ouais, ça s’rait bien… ».

Un cliquetis me fend le crâne en deux, libérant un coulis de rien, rampant sur moi.

Tu fous quoi ? T’sais qu’on t’entend à travers la porte même si tu chuchotes...

Je reconnais cette voix que je n’aime pas du tout. Le coulis continue de ramper dans mes interstices, avec lenteur.

C’est plutôt à moi de te demander ce que tu fais Hanaï, et forcément si tu colles ton oreille sur la porte.

J’allais aux toilettes.

Oui ben vas-y, mais laisse-moi.

Je décolle le boitier de mon oreille pour le laisser graviter sur l’orbite de mon crâne trop lourd. Mes dents sont tellement serrées que ma langue s’est réfugiée contre mon palais, prisonnière.

LES FILLES, AU LIT !

Une autre voix qui s’ajoute et qui ne retire rien à mon vide bizarre. Je me sens tellement seule sur ce canapé que j’ai l’impression de pouvoir disparaitre sans laisser de trace ; même le tissu écrasé sous mes fesses reprendrait sa forme de base, comme si de rien n'était.

Ah ben je te remercie pas ! Abrutie...

C’est qui l’abrutie ?!

Ça me fait bizarre, cet espoir qui n’existe plus. Ça me fait bizarre, ces mensonges qui n’existent plus.

LES FILLES ! Hanaï, va aux toilettes et laisse ta sœur tranquille !

Tout est en train de disparaitre comme une fumée, belle fumée, alors que Yuzu représentait La Fumée pendant tous ces mois. Le sort de mon vide est en train de boucler sur lui-même. La Fumée se suicide en elle-même.

Mais elle est au téléphone !

T’es sérieuse ?!

Yuzu, donne-moi ce téléphone.

Mais !

J’entends les grésillements de la Fumeuse, tellement loin.

Je-dois-te-laisser-désolée-je-t’aime !

Et la coupure de tout.
Une note trop longue, un « La » qui s’éternise dans l’instant suicidaire. J’avale ma bave qui s’est entassée dans ma bouche. *Je…*. Les pensées qui ondulent en moi sont découpées. *Yuzu…*. J’ai l’impression que cet instant est important, là, assise comme un déchet abandonné sur ce canapé, éclairée par une lumière lunaire qui ne se couche pas.

J’arrache le portable de mon orbite pour le planter face à mes yeux. *Tu…*. Il est mort ce foutu boitier, tout sombre, tout silencieux, il n’a plus rien d’intéressant.
J’en ai fini avec lui, j’ai utilisé ma dernière miette d’espérance. Je vois la Japonaise enroulée dans son lit, l’esprit tranquille, heureux ; ayant même oublié ces mots tellement précieux qu’elle m’avait murmurés dans les toilettes, ce soir-là. Elle s’était enroulée contre moi, j’avais été son lit, cette soirée-là.

Yuzu…

Je me rappelle tellement bien de sa promesse.
Je me rappelle de son regard si fort quand elle m’a promis d’être forte. Et je l’ai aimée pour ça.
Bordel.
Je ne comprends pas pourquoi elle a tout abandonné.
Bordel.
Je ne comprends pas où est passée la fumée de mon amour.

*YUZU !*. Une douleur implose brutalement dans ma poitrine.
La puissance dégagée se propulse dans mon épaule droite ; les stries de force torpillent dans mon bras en des éclairs de rage. Mes doigts se gonflent de fureur jusqu’à entendre le portable gémir dans ma poigne.
Crac.

TU M’AVAIS PROMIS !

Ma gorge explose. Et ma main fracasse le boitier contre la table. Un bruit tellement sourd éclate dans mes oreilles que je ne m’entends plus hurler. Mes tympans sifflent.

HEIN ?! PAS VRAI ?!

Ma main se lève dans le ciel pour accrocher la lune, et fracasser encore une fois cette douleur qui me plante les doigts. Les bouts noirs du boitier éclatent. Ils me frôlent.
Et je recommence. Planter mes ongles dans la lune pour démolir cette merde sur le bois.

HEIN YUZU ?!

Mes muscles vont exploser.
Et je recommence encore une fois.
Un éclair de douleur explose dans ma main, et se propage dans tout mon corps en ravageant mes nerfs. « AAAH ! ». Le boitier est détruit, et mon crâne hurle.

CHARLIE !

Je rabats mes doigts brûlants contre ma poitrine, plongeant ma douleur dans ce vide de lourdeur. Mes muscles tremblent et mes pensées sont mortes.
Des cheveux blonds plongent sur moi. Je n’ai plus envie de crier. Je suis vidée.
Vidée d’espoir.
Yuzu est une belle fumée.
Vide.

Perdue.
Ma sœur n’existe plus.

je suis Là ᚨ