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13 juil. 2020, 14:50
 Solo  Tour de Babel
RUBY, 9 ans
18 décembre 2042 8h32
École moldue, quartier de Fitzrovia, Londres


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•••

*Je déteste l'Hiver*.

Je crois que j'ai une liste qui traîne sur une étagère de ma chambre. Cette liste, elle explique en trois points pourquoi je n'aime pas l'Hiver. Bien sûr, les jours qui ont suivi son écriture, j'ai trouvé d'autres points à rajouter ; mais je ne l'ai pas fait, cela n'aurait servi à rien de coucher sur le papier les mots qui tournaient sans relâche dans ma tête et que je ne pouvais chasser.
Ma liste, je l'ai écrite sur le rebord de ma fenêtre. Dans un coin de ma chambre, dans ma maison, à Primrose Hill, à Londres. Un endroit où je me sens bien, parce qu'elle donne vue sur la rue où défilent des milliers de vies. Leurs propriétaires ne le savent pas, mais ils laissent un peu d'eux là où ils passent. Sur le bitume gelé, sur les trottoirs déprimés, sur les pavés londoniens. Et moi, je recueille ces traces d'âme pour les coucher sur le papier. *Tout et n'importe quoi*, je prends. J'écris. Et je relis.
Je l'ai nommé le Carnet. Le Carnet, c'est une chose, un Livre-qui-n'en-est-pas-un, une association de pages barbarement collées entre elles qui se débattent pour survivre. J'essaye de les aider du bout de ma plume en leur donnant un sens. Par les Mots, je les guide du mieux que je peux, les aiguille pour les rassurer et leur signifier « Vous servez à quelque chose pour moi. Pourquoi vous inquiéter ? » .
Je crois qu'elles s'inquiètent parce que l'encre est éphémère. Mais il s'agit là de l'encre de ma vie — et ça change tout.
J'y glisse mes joies — « la tarte aux pommes de Maman, mercredi ! » — , mes peines aussi — « les granny-smith étaient meilleures » — et tout ce qui vient colorer ma vie à l'improviste.

Un jour, il a neigé. Ce jour-là, j'ai décrété que je détestais l'Hiver ; et pour acter mes Pensées, je l'ai écrit. Ensuite j'ai dessiné un point *puis deux, puis trois*, un gros point de ceux qu'on utilise avant de noter quelque chose d'important. *C'est très important, de détester l'Hiver*. Évidemment ! Puis j'ai tracé mes courbes, mes lettres, avec un surplus de majuscules comme j'aime tant les esquisser. Il y en avait un peu plus, pour les grands Mots — même s'il me répugnait d'admettre que l'Hiver était grand. Et tout cela a formé un joli texte.


Pourquoi je déteste l'Hiver. (en trois points)

L'Hiver est plus que présent. Trois mois de saison, c'est long. L'Hiver est partout, l'Hiver est étouffant. Et surtout, l'Hiver est de trop.
L'Hiver est froid. Je n'écris ne parle pas du froid qu'il dégage, mais celui qui vit en lui. Je pense que l'Hiver est insolent et qu'il se croit tout permis. C'est très malpoli, ce qu'il fait. Moi je dois le supporter.
L'Hiver est blanc. Ça me fait mal aux yeux. Ça mes cœurs. Ça me fait suffoquer. ↝ Le rouge est tellement plus joli.



Puis j'ai arraché la page. J'espère que ça n'a pas blessé le Carnet ; j'y ai pensé après coup à ces éventuels maux infligés. En général, je garde tous mes écrits dans le Carnet, et ce déracinement n'était pas habituel. Mais j'ai estimé que la liste n'avait pas sa place dans le récit de ma vie. Alors j'ai déposé le petit feuillet sur mon étagère ; en hauteur, parce que l'Hiver vient du Ciel et qu'il faut lever les yeux pour l'apercevoir au mieux.

•••


Assise à une table parmi d'autres, je suis raide comme un piquet sur ma chaise — si raide qu'on me croirait ligotée. Ce n'est pas si mensonger que cela : je suis condamnée, pendant deux heures tout au moins, à contempler les flocons tomber et entendre les cristaux frapper au carreau. C'est insupportable, *c'est l'Hiver*.

La professeure n'écoute pas ; c'est amusant, comme paradoxe. Je veux dire, elle ne nous écoute pas. Elle poursuit son cours sur l'évolution humaine, psalmodiant sa prose à qui voudrait bien lui prêter attention. La croissance, la métamorphose de l'enfance à l'âge adulte : elle nous déroule tout son programme. Son ton monocorde m'endormirait presque, mais la neige à la fenêtre prend grand soin de me réveiller.
Sauf que personne dans la classe ne lui est attentif : tous les regards sont tournés vers moi. Pour une fois, cela m'est si désagréable.

*Je déteste l'Hiver*.

Mais par dessus tout, qu'est-ce que je peux détester les Autres.

these violent delights have violent ends

14 juil. 2020, 11:26
 Solo  Tour de Babel
TW : harcèlement scolaire


Je jette un coup d’œil à ma montre. Poignet droit. Si ma notion temporelle est souvent floue lorsque je ne la porte pas, elle est formelle à l'instant présent. Dans très exactement dix-huit secondes, je recevrai une boulette de papier. Dans le dos, sur l'épaule ou en plein milieu de mon livre de sciences, c'est selon.
Elles sont ‘toutes gentilles’, leurs boulettes. Elles ne font pas mal. Parfois, il y a même un petit mot ‘gentil’ caché en elles. C'est ce qu'Ils disent, après tout. J'aurais eu trop de mal à deviner avant, mais j'acquiesce maintenant. Je suis docile. Et pourtant, tellement révoltée. Donc je me trouve dans un Entre-Deux d'incompréhension.
Elles sont ponctuelles, leurs boulettes. J'ai observé leur petit manège, Ils mettent vingt-deux secondes à en façonner une nouvelle ; pas plus de trois secondes à me la lancer. Et leur machine infernale se remet en route.

« Eh, Everheart ! T'es tellement pâle, on dirait qu'tu vas t'évanouir ! »

Les ricanements traditionnels s'ensuivent. Je me redresse un peu plus, pour faire grandir ma fierté, peut-être. Ma peau pâle dérange ici, et je ne comprends toujours pas pourquoi. Est-ce que ma magie est si blanche au point de faire blêmir ma peau ? Ils devraient voir leurs têtes. Ne suis-je pas normale, moi aussi ? Peut-être que mon anomalie transparaît ainsi, sur ma peau. Je suis blessée.

« Tu m'fileras tes réponses, Everheart ! Sinon... »

Je prends une longue inspiration qui me fait oublier sa menace, réduite au silence. *Deux ans*. Deux petites années, minuscules à l'échelle d'une vie ; c'est ce que dit Maman. Je n'ai plus que deux ans à vivre dans cette école, *et après, Poudlard*. J'en crève d'envie. Mais penser à ce salut m'occupe trop l'esprit, c'est presque déplacé. Poudlard n'est pas la bonne Pensée. Je suis troublée.
Ils veulent mes bonnes notes. Mon travail. Mes bons points, mes félicitations et les compliments qui me sont adressés. *Ils auront rien !*. Mais mes regards noirs ne suffisent pas à calmer leur amertume, bien au contraire.
*Ils sont jaloux*, je crois, et je ne les comprends pas. Je ne sais pas ce que j'ai d'enviable — ou bien j'ai beau réfléchir mais ce sont les mêmes réponses qui reviennent. *Sorcière* ; évidemment, mais Ils sont ignorants. *Intelligente* ; peut-être, mais Ils n'ont qu'à travailler. *Belle* ; à ce qu'on dit ? Je ne sais pas, les Autres pourraient être beaux si la jalousie ne défigurait pas leurs faces. *Et quoi d'autre ?*. Rien, n'est-ce pas, Petite ?

« Pourquoi tu parles pas, hein ? Tu préfères travailler ? »

« Sale intello ! »

Leurs crachats de haine dégoulinent sur mon cœur. Sans ma magie, je suis impuissante ; et puis je réalise que je ne sais même pas pratiquer la magie. C'est juste un semblant de bouclier qui me donne l'impression d'avoir une carapace. Je suis perdue, comme jetée à la mer sans bouée de sauvetage.
Maman dit aussi que je ne dois rien tenter, rien laisser échapper et rien laisser paraître. J'aimerais tant leur jeter un petit quelque chose, *ridicule*, ou plutôt leur faire subir n'importe quoi, *je*... Maman me connaît bien pour m'avoir prévenue d'avance. Pourtant, elle ne Sait pas tout. Avec une majuscule ; c'est important. La majuscule est grande, et ce qu'elle ne sait pas me semble très grand aussi. Elle sait seulement que ce n'est pas facile tous les jours pour moi, mais Papa et Maman ont confiance. Ils savent que je réussirai. Moi je ne sais pas. *Deux ans*. Moi je ne dis rien : ce n'est même pas parce qu'Ils me l'ont ordonné — *leurs ordres se perdent dans mes pensées* de toute façon —, mais parce qu'elles sont toutes gentilles, leurs boulettes. Et on ne se plaint pas de la gentillesse. Ce serait impoli, oui. Sauf que moi je suis polie.
C'est comme ça.

Mes pores transpirent des chuchotements qui laissent entendre que je suis une sorcière, pour qui tendrait l'oreille. Mais les idiots qui gesticulent et s'esclaffent autour de moi sont sourds. Tellement sourds. Et bien trop bavards à la place.
J'imagine que toutes les langues ont leurs insultes. C'est sûrement universel. Parce que tous y vont de leur petite raillerie, même ces filles là-bas qui ne s'intéressent qu'aux derniers vêtements à la mode, d'habitude. Un mot narquois prononcé, murmuré, relayé jusqu'à mes oreilles dans des milliers d'échos. Ils blessent, les mots. Leurs mots. Et Ils le savent, ces Autres ingrats.

« T'as perdu ta langue ? »
« Pourquoi ? »
« C'est quoi ton problème ? »
« Donne-moi ta feuille et tu serviras à quelqu’chose ! »

« Allez donne ! Gentille fille ! »

« Qu'est-c'que t'as ? Tu pleures ? Désolé, j'avais pas vu les larmes sur ta peau ! »

« Faut dire qu'elle est trop claire, c'est moche ! Oh, tu savais pas ? Oups ! »

« Eh, réponds un peu ! »
« T'es pas drôle ! »
« Allez, c'est pas méchant ! »


Et Ils rient de bon cœur. Mais leurs cœurs sont mauvais.

Je ne comprends pas. Mon esprit suffoque sous cette cacophonie. *Insoutenable*. Je ne vais pas tenir et je vais sûrement m'évanouir, *comme l'autre l'a dit*. C'est terrible, je vais lui donner raison. J'ai horreur d'avoir tort, presque autant que je déteste l'Hiver.

il y a...

trop de...

trop d'A...

trop d'Autres...

ça... me... fait... mal...

et
je
chute
du
haut
de
ma
Tour
.


*ASSEZ !*.

Mon corps se lève avant que mon esprit n'en prenne conscience. *On... On doit se relever après une chute*. Je crois que c'est Maman qui me l'a dit, un jour. Maman est là avec moi, toujours.
Précipitamment, je me retrouve en équilibre instable sur mes deux pieds. Un doux moment de flottement s'opère, et je vois les Autres hébétés, contemplant leurs faces ahuries devant mon acte téméraire. Je jubile. *Ils ne comprennent pas !*. Mais ce flottement est bien éphémère ; et alors que je me sens toute puissante dans mon halo impressionnant, les rictus fleurissent sur leurs visages.

« Pour qui elle s'prend, l'autre ? »

Ses mots me sidèrent et je n'ai pas la force de hurler ce que je pense tout bas. *C'EST VOUS LES AUTRES !*. Les bruissements de leurs voix reprennent, couvrent mes cris silencieux.
Je dois partir. Je ne peux même plus être tiraillée entre mon envie d'étudier et ma volonté de fuite : il n'y a rien à étudier. Alors je choisis la fuite.
Je détourne le regard de ces visages luisants de malveillance. Évidemment, il n'y a pas une once d'espoir en eux, pas une âme vers qui me tourner. Alors je tourne mon corps vers la Seule qui comprend-sans-comprendre. J'alpague ses yeux d'un geste et la professeure s'interrompt, pour la première fois sûrement depuis le début de son monologue.

« Miss... J-je... Besoin de prendre l'air... S'il vous... » je bafouille, éperdue. Ma voix tremble plus que je ne l'aurais parié.

De son éternel air désintéressé, elle marmonne une quelconque permission et se replonge dans son texte mais déjà, je m'engouffre dans le couloir à grands pas. Loin des Autres, le cœur éploré.

these violent delights have violent ends

16 juil. 2020, 16:50
 Solo  Tour de Babel
PEARL, 9 ans
18 décembre 2042 8h43
École moldue, quartier de Fitzrovia, Londres

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j'aimerais qu'on parte ensemble
parler la langue de Babel
avant que la Tour parte en cendres.


château de cartes, Lorage

•••

La fille. L'autre, là-bas. Elle n'est ni pâle, ni muette. Elle n'a pas un problème. Elle ne pleure pas. Elle n'est pas moche. Tout ça, c'est des mensonges.
Les gens. Eux, là-bas. Ils sont méchants. Ils répandent les mensonges.
Et moi, Pearl, je ne fais rien. Mais je ne crois pas les mensonges.

Ruby, c'est comme ça qu'elle s'appelle. *Pas Everheart, Ruby*. Je maudis ces élèves stupides, mais ma colère est bien invisible. *Dites son prénom !*. Ils ne m'écouteront pas, ces gamins bornés et égocentriques.

Chaque boulette envoyée sur son corps me donne un coup dans le cœur. Chaque petite brimade, un uppercut à l'âme. Leurs mots, c'est comme s'ils m'étaient adressés. Pourtant, c'est vrai, je n'ai pas les notes de Ruby ; je n'ai pas son charme enfantin ou sa voix claire. Non, je ne suis pas Ruby. Vous savez, le genre de fille qu'on aborde avec curiosité, et une fois qu'on l'a découverte sous toutes ses coutures on la délaisse sans scrupules ? Vous savez, ce genre de fille ? Ça, c'est moi.
Famille modeste, personne banale, je marque les esprits parce que les gens sont physionomistes. Vous pensez sûrement que je suis trop timide pour oser, trop timide pour oser tout et n'importe quoi jusqu'à ne plus oser regarder mon reflet. C'est complètement faux. La détermination, ce n'est pas ce qui me manque, on dit même qu'elle brille dans mon regard. Mais la lumière des projecteurs, je la trouve aveuglante lorsqu'elle est braquée sur moi : une vie passée à chercher l'admiration et l'approbation de tous n'est pas faite pour ma personnalité. Je me contente de tracer mon chemin, de m'entourer de belles personnes et de laisser les toxiques derrière moi. Enfin ça, *c'est encore en projet* — un projet pour l'avenir.
Mis à part ma crinière de feu, mes yeux bleus de gris, je n'ai rien de remarquable, et ça fait mal de le penser une fois de plus. Mais je ne peux m'empêcher de me mettre à la place de Ruby et d'éprouver l'injustice des mots qu'on lui jette.

Une boulette vient rebondir sur ma cuisse, elle a dû dévier de sa trajectoire. Un garçon dont j'ai oublié le nom m'adresse un sourire confus. *Quel hypocrite* ; devant moi il regrette, devant Ruby il rit. Du coin de l’œil, j'observe toujours la belle *la belle ?* à ma gauche ; elle est livide, mais ce n'est probablement pas sa teinte naturelle, contrairement à ce qu'ils prétendent tous. Les mugissements des cruels derrière moi font comme un bruit blanc insupportable.

Je sais ce que me dirait Alistair. *Tu n'es pas comme ça, toi, hein ?*. Tous les grands frères disent ça, non ? J'imagine seulement, je ne connais pas beaucoup de grands frères à part le mien. Mon entourage se compose des quelques filles qui attaquent maintenant Ruby aux avions en papier. Sur l'un d'eux, il y a de l'encre, j'ai vu Heather en imbiber la feuille. Et Ruby est vêtue de blanc. Je surprends Thalie et Anja s'échanger un regard complice, qui me donne la nausée. Mon cœur s'émiette à la vue de leurs actes. *Je suis vraiment amie avec...*. Ça ?
Il faut croire que oui. Enfin, elles ne me parlent pas beaucoup, elles se contentent de m'adresser un sourire lorsque nous nous revoyons le matin, puis de quelques bavardages en classe. Les virées shopping se font sans moi, j'ose dire que j'en ai l'habitude. Dans la confidence, je n'y suis jamais ; et bien que je ne sois pas du genre à courir après les ragots, je récolte seule les dernières rumeurs.
Alors non, Alistair, je ne suis pas comme ça, pas comme eux qui oppressent et s'excusent faussement ensuite. Je n'ai pas jeté de boulette ou de mots acides. Je n'ai pas teinté de bleu le chemisier de Ruby. Je n'ai pas teinté de noir mon regard vers elle.
Mais je ne fais rien pour l'aider, rien pour m'opposer aux êtres mauvais. *‘suis trop faible*. C'est bien ça, le problème.

En un éclair se dresse soudain devant moi une silhouette. En un éclair, parce que la silhouette est lumineuse. *Ruby* je pense. *Everheart* doivent penser les autres. Je reste bouche bée par son audace. Je crois bien que les autres aussi. Mais rapidement, ils se rendent compte que l'assurance de Ruby est fébrile. Je crois discerner un reflet dans ses yeux bleus, celui qui miroite au fin fond des prunelles avant que se déverse l'eau salée.

Et elle décampe, à grands pas larmoyants.

Je bats des paupières. Puis j'observe la réaction de ceux qui m'entourent, *‘peux pas dire camarades*. Ils se lancent des regards surpris, mais pas vraiment étonnés. Bien qu'étant nullement impliquée dans leurs histoires, j'esquisse un sourire suffisant ; après tout ils l'ont bien cherché.

« Bon, on a perdu not’ jouet... »

Ses mots me donnent envie de régurgiter mon petit-déjeuner. *Comment ose-t-il... ?*. Je n'ai jamais entendu une chose aussi infâme, infecte. Je comprends tellement Ruby dans son acte, tellement qu'il me prendrait l'envie de quitter la pièce étouffante à mon tour.
Puis je réalise que c'est bien ingrat de ma part de rester plantée là. *Faut faire quelque chose, j'ai dit !*. Presque aussi ingrat que leurs insultes à eux.

Je sais ce que me dirait Alistair. *Rattrape-la et sois bienveillante*. Et c'est ce que je fais. Ce n'est pas mon attachement pour Ruby qui me pousse à agir ; plutôt ma volonté d'intervenir. J'espère pourtant que le résultat sera le même, quelle que soit la voie empruntée.
Alors je me lève, droite comme un i sous une seconde salve de regards médusés. C'est très plaisant, comme sensation. Je me demande si Ruby ressent souvent cette vague d'admiration envers elle, de la part des autres. Puis je me rends compte bêtement que les regards lancés par la classe ne sont certainement pas admiratifs, *si on compte pas le moment où elle s'est l'vée*. Alors, une admiration de la part des adultes peut-être ? *Je crois pas qu'un adulte m'admire, moi...*.
Mais c'est pourtant l'impression qu'elle donne. *Je crois*. L'impression que rien ne peut l'atteindre parce qu'elle sait ce qu'elle vaut, qu'elle n'écoute pas la valeur que lui prêtent les autres. *Enfin je ne sais pas*. Je n'arrive pas à la cerner.

« Miss ? Je l'accompagne, on ne sait jamais. » dis-je d'un ton ferme, les yeux dans ceux de notre enseignante. Le temps d'un instant, je doute : *et si elle me disait non ? serais-je capable d'y aller tout de même ?*. Une violente introspection à m'en donner le vertige.
Heureusement, elle acquiesce. Son hochement de tête m'incite à me retirer, et pour la première fois de l'année sûrement, je lui adresse un Merci silencieux.

•••


Ruby est assise sur le perron de l'école. Elle me tourne le dos, sa chevelure dorée en cascade sur son échine. Son dos est joli. Ses cheveux, aussi. Dans ses cheveux sont parsemés des flocons ; il neige. C'est doux, j'aime bien.
Les boulettes n'ont pas laissé de traces physiques, à ce que je vois. Ça ne m'empêche pas d'observer ses épaules tressauter au rythme des larmes qui dégringolent sûrement de son visage. Devant elle, le trottoir puis l'asphalte, où quelques taxis noirs d'ivoire circulent. Les badauds matinaux qui passent devant elle ne s'arrêtent pas, je les trouve égoïstes. Ils se contentent d'un regard compatissant, presque miséricordieux puis poursuivent leur chemin comme ils l'ont quitté. *Égoïstes, vraiment*.
Moi, je prends le temps de m'avancer lentement, faisant crisser mes semelles contre la pierre grise des escaliers. Par ce son, Ruby est avertie de ma présence ; et elle se retourne vivement, la flamme d'un animal terrorisé dans les yeux. Elle fronce les sourcils, mais ne dit rien. Puis essuie ses pleurs de sa manche. Puis me fixe toujours. Puis essuie ses pleurs. Puis se détourne et baisse les yeux au sol.

« Je... »

Je ne sais même pas quoi dire. Évidemment, puisque je ne suis pas venue pour elle. *Un peu quand même...*. Ah, je fais taire la voix dans ma tête, un peu brusquement. Je n'ai pas envie de m'énerver. Alors sur un ton plus posé, je reprends.

« Désolée pour ce qu'ils t'ont fait. C'est horrible...

Je veux pas de ta pitié. » me coupe-t-elle, sèchement. Le contraste avec ses larmes humides est impressionnant. *Elle sera forte, elle*. Pas comme moi.

Le silence s'ensuit. Un long silence, vide de mots d'ailleurs. Je n'ose pas m'approcher, je ne sais même pas pourquoi j'ai peur *d'imposer ma présence*. Et puis... *Non*.
Non, soudain un instinct farouche s'empare de mon être, et j'ai maintenant l'air de quelqu'un qui ne veut pas se laisser abattre, comme on dit chez nous. Non, je ne ferai pas demi-tour, je ne retournerai pas dans cette classe accablante. Oui je resterai, Ruby. Je resterai tant que...


[déclic]


*Tant que tu auras besoin de moi*.

« Moi c'est Pearl. »

these violent delights have violent ends

24 juil. 2020, 15:15
 Solo  Tour de Babel
RUBY, 9 ans
18 décembre 2042 8h39
Bedford Square, quartier de Fitzrovia, Londres


•••

Mon pouce vient étouffer une larme prête à couler sur ma joue. C'est la vingt-sixième, *si j'ai bien compté*, depuis que je me suis assise face à moi-même. Ma tête est lourde des Pensées qui y tournent, oh elles pèsent si lourd, oui. Et pourtant, ma tête est si vide.
Je ne trouve rien pour justifier les comportements stupéfiants de mes camarades. *Camarades*. Le mot a un drôle de goût dans ma bouche ; un arrière-goût amer, en fait. Plus je me questionne, moins je comprends, c'est très frustrant — comme tant d'autres choses. Comme le fait que Ruby Everheart, *moi*, soit assise sous une fichue neige en train de m'interroger sur ce qui cloche dans ma vie.

« J'ai neuf ans... Juste neuf ans... » je susurre à mon âme, alors qu'elle crie de douleur.

Le bruit des roues de voitures sur les pavés emporte mes mots. Je les regarde lentement s'éloigner, une pointe de mélancolie au cœur.
*Je déteste l'Hiver*. Et maintenant, *je déteste l’Échec*, du plus profond de mon Être. Même si je n'ai pas le temps de lister en trois points ou plus les raisons qui me poussent à l'affirmer, je crois que mon état suffit pour cette fois.
*L’Échec*, parce que j'ai l'impression de rater quelque chose. J'ai dû rater un évènement, un rien, un détail qui servirait pour que je comprenne tout ce qui m'arrive. Au lieu de ça, je suis là à m'enfoncer encore et encore sans avoir aucun contrôle sur la situation. Je n'y arrive pas. Je pleure, et les gouttes tombent avec nonchalance sur mes genoux repliés.

*Qu'est-ce que... je vais... devenir... ?*.

Mon avenir m'effraie. *Faites qu'il ne soit pas aussi raté* je supplie, à qui voudra bien m'entendre. Ou peut-être est-ce ma faute ? Peut-être est-ce moi qui m'effraie, simplement ? La simplicité est si tentante, par moments.
Incapable de regarder par la pensée mon reflet plus longtemps, j'enfouis mon visage dans mes mains. Le dos courbé par les insultes, les gentilles insultes.

•••


Un son léger me parvient de l'arrière. Je crois d'abord qu'un oiseau, peut-être une douce colombe, vient de poser ses pattes sur les dalles enneigées où je suis assise. Mais un oiseau n'a pas cette démarche, rapide et presque sautillante, sautillante comme un *humain*.

*‘m'ont poursuivie !* je m'horrifie. Et presque aussitôt, je fais volte-face en oubliant de respirer, envoyant voler mes cheveux dans le décor. Mes poumons se gonflent à nouveau lorsque j'identifie la silhouette qui me fixe. Que je fixe en retour. Courts cheveux roux dotés d'une frange droite, assez longue. Pour le reste, rien de bien extravagant. Je sourcille.
Enfin, je ne l'identifie pas vraiment, je ne connais pas son nom. À vrai dire, rien ne me sert de mémoriser les noms des Autres, tout comme les noms de ceux qui ne font rien face aux Autres. Elle, elle m'a seulement observée. Elle n'a rien à faire ici. Alors je délaisse son visage rougi, et reporte mon attention sur la rue. Bedford Square Garden, devant moi : habillé de blanc, il me paraît si laid. Si morne.

« Je... »

*C'est pas vrai* je pense, avec tout ce qui me reste d'irritation. Je veux régler ces problèmes seule ; pourquoi interviendrait-elle dans ma vie ? Et puis, elle ne sait même pas quoi dire. *C'est ridicule*. Elle se rend ridicule. Je renifle et passe une main sur mes yeux suintants.

Elle s'excuse. Elle s'excuse à Leur place ? Je la croyais plus intelligente, étant donné qu'elle n'a pas fait partie de ces Autres énervants. Eh bien, je n'ai qu'une réponse à lui fournir, avant qu'elle ne débite un discours de compassion ridicule à mourir.

« Je veux pas de ta pitié. » j'éructe, d'une voix aussi rude que les coups qu'on m'a asséné à l'âme.

Elle se tait. Je crois qu'elle a compris. Mais je n'entends toujours pas la neige fondre sous ses pas repentants, des pas qui la reconduiraient à cette stupide classe parmi ces stupides Autres. Rien de tout ça.
Et si je tends l'oreille, si je calme ma respiration crachotante, je peux l'entendre inhaler et exhaler l'air frais londonien. Elle est toujours là, et je ne sais pas pourquoi. *Très bien*, ce sera à qui patientera le plus longtemps. Dommage pour elle, je n'ai aucune envie de retourner en cours.
Peut-être faut-il que je lui adresse quelques mots doucereux, encore ? Pour qu'enfin elle se décide à comprendre ? *Oui*, je v

« Moi c'est Pearl. »

Trois mots qui me stoppent sur-le-champ. Je referme ma bouche, lentement, ravalant mes phrases et ma salive. *Pearl ?*. Vraiment ? *Ça change beaucoup de choses*. Une Perle, bon sang.
Avec une douceur encore inconnue de *Pearl*, je tourne mon buste, mes genoux et puis tout mon corps vers elle. Une simple marche nous sépare, et je dois lever haut la tête pour considérer son corps entier debout.

« Pearl, tu dis.

Pearl Miller. Et toi tu es R...

Assieds-toi, je lui suggère, plus que j'ordonne, en tapotant du bout des doigts la marche à mes côtés. *Pearl* s'exécute. Et je reprends, d'un ton qui se veut curieux. Pourquoi t'es venue me voir, au juste ? »

Elle semble réfléchir *évidemment*. Une Perle. Pourquoi ne l'ai-je pas vu avant ? Probablement parce que sa rousseur captait toute la lumière, plaçant dans l'ombre le reste de son âme.

« Je suis venue, parce que... »

Ses phrases à rallonge m'ennuient un peu, mais cette fois je ne m'en formalise plus. Je patiente et la laisse articuler les mots qui veulent sortir, attentive. *Pearl* semble ravie de cette attention, d'ailleurs.

« Parce que j'ai pensé que tu aurais besoin d'une épaule amie. »

Mon cerveau se précipite pour penser *On n'est pas amies, Miller !*. Mais je le réduis au silence. Il est tôt pour décider de cela, non ? Et puis, n'ai-je pas besoin d'un peu d'aide ? *Un peu ?*.
D'un air plus décidé, je la vois qui poursuit. Elle paraît bien résolue à déballer tout ce qu'elle a à dire avant que je ne la coupe de nouveau. Mais j'ai changé d'avis l'espace de trois mots. Elle peut être tranquille.

« Je reste tant que tu as besoin de moi. »

Ces paroles font naître en moi une douce chaleur, au creux de mon cœur. La solitude qu'il y a en lui s'atténue, puis s'efface, je crois. C'est la première fois que quelqu'un me dit cela, *si j'ai bien compté*.
*Pearl* ne paraît pas pressée. Elle semble plutôt disposée à me laisser du temps, du temps pour réfléchir et prendre une décision. Mais ma décision est toute prise.
Enfin, pour une fois, c'est moi qui ne sais plus comment le dire.

« Je, merci... je balbutie, l'ombre d'un sourire sur ma bouche. Mon cœur, en revanche, sourit de toutes ses forces. Merci, d'être là. »

*Pearl* se fend à son tour d'un sourire. Ça me fait du bien. Mais je veux être sûre de quelque chose, une réponse qui manque dans mon esprit.

« Tu peux rester, dis ? Pearl ? Je veux dire... encore longtemps ? » j'ose m'avancer, d'une voix hésitante ; comme une gamine qui craindrait de se prendre un refus.

C'est probablement prétentieux, mais ces mots paraissent la rendre plus heureuse que tout. À l'entente de son prénom, elle s'attendrit. Puis soudain, elle attrape ma main. Laisse glisser la sienne jusqu'au bout de mes doigts et les retient avant qu'ils ne s'échappent. Je laisse filer un rire depuis ma gorge, et elle ne cesse de sourire en retour. Les flocons dansent autour de nous. Une Perle et un Rubis forment un si bel alliage.

« Je reste, Ruby. Ça va aller. On est deux maintenant. Invincibles. » me chuchote-t-elle en serrant nos doigts entremêlés.

Je n'avais jamais vu combien l'Hiver pouvait se montrer Beau.




fin.

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