Inscription
Connexion

06 sept. 2018, 09:58
Le monstre d'en-bas  os 
Juin 2043
Domaine Bristyle - Worcestershire
2ème année


Les millions de brins entravent ma vision. Ils poussent devant mes yeux comme des centaines de barreaux de prison, m’aveuglant et me cachant dans le même temps du soleil assommeur qui annonce l’été. Bordant ces épis malotrus, une bande de ciel bleu me nargue de sa couleur claire ; j’ai envie de vomir. Je ferme les yeux et l’image disparaît pour ne laisser que la sensation de mon corps. Ainsi plongée dans le noir, je le ressens mon corps. Il est une épave lourdingue qui pulse contre le ventre de la terre. A moins que ce ne soit mon ventre qui pulse et la terre qui subit ?
*Le ventre ou la terre ?*
Cette pensée m’arrache le peu de fuite que je m’étais trouvé et je plonge la tête dans les brins d’herbes chauds pour étouffer un gémissement.

Nous étions samedi. Le samedi, je ne travaille pas. Il n’y a ni de Papa pour venir me réveiller aux aurors - quand je ne suis pas déjà réveillé - et m’emmener au Dôme Libre, ni de Maman pour me raconter ses histoires de malades quand elle rentre tard le soir. Il n’y a aucun devoir, aucun cours improvisé dans le jardin, ni même de temps où, acculée entre Papa et Maman, je dois réciter mes leçons comme une enfant sage. Nous étions samedi, il n’y a rien de tout cela : Papa farfouille dans la bibliothèque de la Tour et Maman est plongée dans quelque potion incongrue au sous-sol.

Je suis allongée au beau milieu du jardin, le tee-shirt de mon pyjama relevé jusqu’au deux boules naissantes et douloureuses de mes seins, mon ventre dénudé gonflé comme un Éruptif à plat contre le sol chaud. Étendre mes jambes et mes bras en croix avait été particulièrement libérateur et je suis resté ainsi, sans bouger d’aucune façon, le regard tourné vers une forêt cachée par les brins d’herbes. Le soleil me frappe le dos de ses rayons ; je sens sa brûlure sur ma peau. Elle est comme une caresse, un baiser de Là-haut qui me permettrait d’oublier que de l’autre côté de mon corps, un Monstre voulait m’arracher les entrailles pour s’échapper de la forteresse de mon ventre.

« J’te laiss’rai pas sortir, sale monstre, » gémis-je, mes lèvres collantes frottant contre le sol de terre du Domaine.

Le réveil, la nuit, les minutes et les secondes avaient été d’une langueur qui m’avait torturé les sens. Les heures, plus inhumaines que tout, m’avaient vu dépérir sans ne rien faire pour me soulager ; elles m’avaient regardé du haut de mon plafond tout sombre, dans cette chambre horrible, et parfois, elles m’avaient pointé du doigts en se marrant.
J’avais cru mourir ainsi coincée dans ma prison de drap, entourée de la moiteur de ma sueur autant que de celle du Monstre ; elle était chaude et visqueuse, la sienne, et elle avait pourri mon cocon pour le transformer en Puanteur aberrante.
Le matin, je m’étais levé. J’avais glissé de mon lit Puant et visqueux à mon parquet puis de mon parquet à la salle de bains puis de la salle de bains au jardin. Entre-temps, j’avais pu briser une promesse faite à Papa : utiliser ma baguette, dont la manipulation m’était autorisée hors de Poudlard pour un temps, pour lancer un Recurvite puissant sur mes draps nimbés de sang.

Le sang allait devenir mon ami le plus proche. Mon seul ami ; tantôt tâche d’art, tantôt Pleur dégoulinant. Je l’aimais déjà.
Affalée sur mon parquet, une jambe repliée sous moi et la joue écrasée contre les lames, j’avais observé la tâche qu’avait laissé le Monstre. Elle était belle et m’avait éloigné de la douleur qui me perforait les entrailles. Elle s’étalait sans sens sur la blancheur immaculée de mon lit ; sombre, elle ne reflétait pas les éclats du jour qui tentaient de se frayer un passage jusqu’à moi. Elle ne reflétait rien, elle n’était rien d’autre qu’une tâche. Foncée en son milieu, plus clair et disparate lorsque l’on s’en éloignait.

Elle avait bien déglinguée mon lit, la tâche. Non, le Monstre. Le Monstre qui, de ses pattes arrières me laboure le ventre ; ses pattes avant, munie de griffes d’Ailleurs, sont plantés dans les boules de graisse inutiles qui ne veulent cesser de pousser sur ma poitrine. Elles me déchirent le poitrail et j’aimerai l’y aider. La gueule du Monstre, elle, est tout de même la plus maligne. Elle s’est infiltrée dans ma bouche et s’est séparée en deux : la mâchoire du bas est venue saluer mon estomac, l’empêchant d’avaler mon petit déjeuner, et la mâchoire du haut s’est vrillée à mon crâne pour le plonger dans un état de torpeur et de désespoir infini qui allait et venait en un rythme incompréhensible.

Nous étions samedi et mes rêves de liberté s’effondrent par la faute d’un petit Monstre de sang.

« Aelle ? Tu dis bonjour au jardin ? »

Ô terrible voix.
Elle appartient à Maman et elle vole dans les cieux avant de tomber en un piquet effroyable pour me frapper le dos. Une douleur intense s’infiltre dans mes entrailles et me tord le bas ventre. Mes paupières se ferment si fort que des éclats jaunâtres apparaissent sous leur surface. Mes doigts se recroquevillent comme des serres d’oiseaux pour se planter dans la terre, appelant le Monde d’apaiser la douleur ; elle monte de mon ventre, gonfle mon estomac et s'infiltre dans ma trachée pour répandre dans ma bouche une bile au goût horrible. Je gémis.

L’effroi me gagne quand je sens couler entre mes jambes la sueur moite du Monstre qui aura tôt fait de salir mon bas de pyjama. Mes yeux cachés se remplissent de larmes et un sanglot me secoue la gorge. Je n’ai pas de raison de pleurer, mais j’en envie de pleurer. Maman est derrière moi et je n’en ai rien à faire ; je ne quitterai pas la sécurité du ventre de la Terre, il est hors de question qu’elle me voit ainsi. Qu’elle me voit tout cours.

« Aelle ? » me répète Maman.

Sa voix est toute proche. L’herbe s’effrite entre mes doigts-de-douleur et le feu qui monte de mon bas-ventre devient ardant. Les larmes dépassent leur prison de paupières pour couler le long de mon nez et de ma tempe pour aller nourrir la Terre qui ne me fait plus de bien.
Une nouvelle pique de douleur vient m’assaillir ; j’arque le dos et penche la tête en haïssant le sanglot qui s’échappe de ma gorge. Maman pose sa main sur mon dos, elle est brûlante par Merlin, elle est piquante ! *Non !*. Un frisson me secoue et je me dérobe à ce contact en me repliant en position foetale, face à Maman.

Je serre mes jambes contre mon ventre douloureux, tant pour l’apaiser que pour cacher la tâche que je sens sur le tissu de mon pyjama entre mes jambes. Je rentre la tête dans mes épaules. La douleur est effroyable. Elle n’a pas les bienfaits qu’elle avait lorsque je m’étais abîmé les doigts sur le visage d’Aodren ou quand j’avais frappé dans ce mur à Poudlard. Elle n’avait pas l’effet libérateur qui me faisait vibrer quand je choisissais de la ressentir. Là, elle m’est imposée et par tous les Mages, je souhaite mourir plutôt que la ressentir plus longtemps. Je souhaite m’oublier plutôt que de comprendre ce qu’elle signifie.

Entre mes yeux plissés, je vois Maman. Sa tête est floue mais je me fraie un passage jusqu’à ses yeux et je m’y accroche. La douleur pose un voile sur mon regard et sur mon esprit ; ce serait presque agréable. La mine de Maman est inquiète, je le vois à son front ridé et à son regard à demi-fermé. Ses lèvres sont roses et elles dansent et elles dansent. Mon ouïe est plongée dans un brouillard sans fin mais peu à peu les sons me reviennent et c’est sa voix que j’entends en premier :

« … bien, Ely ? »

Elle me demande si je vais bien et si j’en avais eu la force, je lui aurai ris au nez à cette Maman-Guérisseuse : comment ai-je l’air d’aller ? *Lâche-moi ! Dégage !*

Sa main vole vers mon visage et je ferme les yeux avec crainte, mon coeur faisant un bon dans ma poitrine ; elle la pose sur ma joue, puis sur mon front. Elle est chaude.

« Aelle, tu as mal au ventre ? »

La douleur est si puissante, comment fait-elle pour ne pas la voir ? Comment se peut-il qu’elle me jette à terre mais qu’elle ne soit pas visible ? Elle devrait flamber autour de mon corps, s’en échapper par vagues ardentes, prendre des proportions immenses, cueillir tout ce qui se trouve autour pour le réduire en bouillie. Elle aurait une couleur chaude et froide, une couleur qu’on ne peut manquer, de celle qui nous fait frissonner, une couleur qui dirait : je fais du mal et je vais t’en faire à toi aussi ! Ouais, un vert tantôt froid tantôt chaud. Un vert qui m’entourerait comme un cocon. *Tu l’vois pas, M’man ?*. Pourquoi est-ce qu’elle ne le voit pas ?

Elle répète sa question et un grognement sort de ma bouche.

« Aelle ! Répond. »

Sa voix est claquante. Elle n’a jamais été patiente, Maman. Heureusement qu’elle est bonne dans son métier et que je le sais.

« Ouais, putain, » laissé-je échapper de ma gorge en un filet de voix presque inaudible.

Merlin, pourquoi Papa ne m’a-t-il pas trouvé à sa place ? J’aurai eu moins honte à lui montrer la sueur du Monstre.

« Tu as tes règl… »

« M’man ! » crié-je de ma maigre voix avant qu’elle ne finisse sa phrase.

Il n’y a aucun mot à mettre sur cette douleur. Il n’y a rien du tout, juste une aura verte tout autour de moi qui me fait frémir.

Maman fait une drôle de tête, entre le sourire et la colère ou un truc qui y ressemble. J’ai mal et mon cri a augmenté ma douleur. Je me recroqueville plus encore si possible ; si seulement elle pouvait s’en aller, Maman, je pourrais retrouver mon étreinte avec la Terre et aller mieux. Elle passe sa baguette au-dessus de moi en marmonnant. Je ferme les yeux en sentant sa magie m’effleurer. Sa force est immense et je me sens insignifiante ; ma respiration se coupe et je ferme les yeux pour m’échapper.

« Accio potion calmante. Ely, tu as fait tout ce que je t’avais dit de faire ? Tu te souviens de ce que je t’ai appris ? »

Bien entendu, que je m’en souviens. Je n’avais jamais oublié ce que j’avais pris pour un jeu : deux trois sortilèges, deux trois conseils, deux trois équipements à avoir sur soi. Une discussion sans fin sur le corps de la femme qui m’avait passionné. Aujourd’hui, elle me passionnait avec plus d’ardeur encore : que se passait-il donc pour que ce Monstre me bouffe comme il le faisait ?

« J’me souviens, balbutié-je en ouvrant les yeux, mais j’ai rien fait... »

Les mots s’achèvent en un ramassi dégoutant sur ma langue, ils s'entremêlent et se perdent dans les limbes de mon esprit profond. Je les regarde couler avec flegme ; mon corps est aussi mou que le sont mes mots.

« Redresse-toi, Aelle. »

*Et toi, va-t’en.*

« Vas-t’en, » me trahit ma voix en affichant ma pensée aux oreilles de Maman. Je lève la tête aussitôt pour regarder sa tronche, plus curieuse qu’effrayée.

« Je ferais comme si je n’avais pas entendu. Allez, redresse-toi ! »

Le Monstre balaye ma force. Pendant des secondes qui me parurent des heures, je bataille avec lui pour me redresser d’abord sur mon coude puis sur mes fesses ; mon dos sans force me laisse choir vers l’avant. Je rassemble mes mains autour de moi. Mes yeux sont vrillés à la tache luisante qui se détache de mon pyjama. La sensation d’effroi revient habiter mon corps et je sens courir sur ma peau la douleur de l’humiliation ; je ne cherche même pas à retenir les larmes de couler sur mes joues.

« La douleur s’apaisera bientôt, me dit Maman. En attendant, bois ça et monte te doucher. Après tu t'allongeras sur le canapé ou dans ton lit et tu verras que ça ira mieux. »

« Ça n’ira jamais mieux, j’articule en laissant la potion couler dans ma gorge. Jamais. »

Ma voix est minuscule. C’est un filet ridicule qui geint et mon esprit explose d’une colère honteuse que je ne peux exprimer. Je me sens à la fois puissante et inutile, présente et absente. Je ne me sens rien du tout alors je me lève sans attendre, très lentement, pour prendre le chemin de la salle de bains. Le trajet me parait insurmontable.

Je renifle sans discrétion et j’essuie avec le bas de mon tee-shirt mon visage dégoûtant. Mon corps est comme un étranger qui pleure. Ouais, il chiale des larmes de sang que je ne peux essuyer et il hurle sous la douleur des coups du Monstre. L’envie de me voir disparaître hante mon âme. Je souhaite n’être que cela ; une âme. Une âme de Savoir et de connaissance, qui transcende les temps et les âges pour voir et savoir. Sans corps, je serais capable de bien des choses ; je n’aurai ni émotion ni douleur, ni question ni réponse. Il n’y aurait que le savoir et la lumière de mon âme.

Dans la salle de bains, j’ôte mon tee-shirt, mon pantalon et ma culotte souillés que je fourre dans la poubelle qui les dévore sans attendre. Puis je me laisse tomber dans le bac et je m’allonge sur le dos ; j’ignore la chaleur qui coule entre mes jambes.
Le Monstre plante ses dents de fer dans mon corps et joue avec. Il s’amuse bien.

- Fin -