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27 juil. 2019, 17:07
The Cyst
Précédemment, Traité de l'anéantissement.


SOLO

1. Lumière du jour


« If I had listened to what my mother said,
I'd have been at home today,
But I was young and foolish, oh, God
Let a rambler lead me astray »
Joan Baez

?? juillet 2044.


On avait refait l'expérience de l'oiseau plusieurs fois. Tant que je n'y arrivais pas, tant que Père devait prendre ma main pour le frapper, il fallait recommencer. Jusqu'à ce que le coup fatal vienne de moi. Au bout de la sixième fois, j'étais si effondré, si fatigué, si habité par la colère, que j'ai réussi. Je ne voulais qu'une seule chose : que cela s'arrête. Je n'ai pas ressenti de satisfaction particulière au fait de tuer un animal, mais quand Père m'a demandé ce que cela m'avait fait, de sentir le pouvoir d'ôter la vie d'une geste, de la sentir si fragile, j'ai dit que c'était bizarre. C'était le mieux que je pouvais. Il m'a expliqué que c'était ça, la magie noire : sentir un condensé de ses pires émotions couler de son cœur et se propager dans ses veines, jusqu'à atteindre le bout de sa baguette ; mais que rien ne se faisait sans volonté. La volonté de blesser ou de détruire. Je me dis que je n'étais pas fait pour ça, du moins pas en ce moment. J'étais trop détruit moi-même pour pouvoir détruire autre chose.

Il y eut une éclaircie, pourtant. Un jour, Père m'a dit qu'on allait partir. À cette annonce, je le vis comme une sorte de sauveur, quand bien même j'avais conscience qu'il était aussi mon bourreau.

« Partir ? Où ça, Vater ? »

Il sourit tandis qu'il rassemblait toutes les affaires essentielles dans des sacs à l'aide de sa baguette magique.

« Quitter ce pays. »

Surpris, j'inclinai la tête et haussai un sourcil.

« Je croyais qu'on pouvait pas à cause d'Ursula Parkinson et tout. »

Il continuait de s'agiter pour tout mettre en sacs. Il fit un geste impatient qui m'intima de l'aider comme je le pouvais, sans magie. Je rassemblai ce qui me semblait important sur la table, mais nous n'avions pas grand-chose, alors ce serait vite fait. Je pris le temps de plier soigneusement la chemise qu'il m'avait offerte avec le costume.

« Le problème, c'est qu'il ne faut plus penser comme des sorciers. Le gouvernement magique de ce pays ne peut pas surveiller tous les transports utilisés par les Moldus. »

J'ouvris de grands yeux. Il venait de finir de tout ranger pour partir : seul mon costume restait sur la table.

« On ne va quand même pas prendre... l'avion ? »

Je n'aimais pas trop cet engin qui prétendait pouvoir voler sans risque et sans magie. Et puis, s'il y avait un accident, tout le monde mourait à coup sûr, et tout le monde voyait sa mort arriver : ça descend, ça descend, et... boum ! Aucun survivant.

« Ne sois pas ridicule, c'est bien trop compliqué. On va se faufiler sur un ferry. Rejoindre la France par la mer. »

Après réflexion, cela me semblait faisable. Si je quittais le pays, c'était certain : je deviendrais introuvable et serais obligé de rester pour toujours avec Père. D'un autre côté, je sentais qu'on ne me retrouverait pas non plus si je ne bougeais pas de ce sous-sol.

« Mets ton costume et fais-toi beau, fit-il. »

Je m'exécutai sans poser de question et défis la chemise que je venais de plier. J'allai dans la minuscule salle de bain pour l'enfiler, car je restais un peu pudique. J'entendis Père faire claquer sa langue, agacé par mes manières. Je passai ma main dans mes cheveux dans l'espoir de les arranger, mais le résultat était assez aléatoire. Je roulai mes autres vêtements en boule et les rapportai dans la salle principale. J'allais les mettre comme ça dans un sac, mais Père me les arracha des mains et les plia d'un coup de baguette pour mieux les ranger. Puis, il plongea sa main dans une de ses poches et en sortit un petit flacon. Je serrai les dents. D'habitude, il ne faisait pas ça devant moi. Il but quelques gorgées du flacon et je le vis se métamorphoser en mon ancien père, Nathan. Ça me donnait envie de pleurer, d'imaginer qu'en vrai, il était mort, mais que son corps était utilisé comme ça.

Il me prit par la main, et c'était la main de mon ancien père, mais ce n'était pas lui qui était dans ce corps. Quelques minutes plus tard, je voyais les derniers rayons du soleil se refléter dans la Manche.

Siehst, Vater, du den Erlkönig nicht?
Den Erlenkönig mit Kron’ und Schweif?

13 août 2019, 22:41
The Cyst
2. Quelque part entre ici et là-bas


Entre le 3 et le 9 août 2044.


3 août. C'est la date qui était marquée sur une croix verte dans la rue ; du moins, c'est ce que j'ai cru comprendre. Je n'ai pas trop été dépaysé par la France. Ce qu'il y a de plus différent, c'est les gens. Surtout à Paris, parce qu'on a fini par rejoindre Paris, la capitale. Je dois admettre que c'est une belle ville, même au mois d'août. Beaucoup de bâtiments méritent d'être regardés parce qu'ils sont bien construits, comme s'ils venaient tout droit d'un musée. Mais les Parisiens, c'est une autre affaire. Je n'ai jamais vu de gens si pressés même l'été. Ils marchent à toute vitesse et esquivent les passants sur les trottoirs, une cigarette à la main, des machins blancs dans les oreilles et des lunettes de soleil sur le nez. Eux seuls savent pourquoi ils sont si pressés au mois d'août.

Malgré tout, ce n'est pas comme si nous avions eu l'occasion de beaucoup visiter Paris, ou même la France. Je me suis demandé, parfois, si Luneau était déjà passée où je passais avec Vater. Ces pensées s’éclipsaient vite. Globalement, Vater était plus détendu que lorsque nous vivions dans le sous-sol, dans je ne sais quelle ville d'Angleterre. C'était sans doute le fait d'avoir quitté le pays qui le rassurait. D'un autre côté, la trajectoire de notre fuite le contrariait un peu, mais il ne trouvait pas le temps, alors, de me frapper ou me torturer comme il avait l'habitude de le faire avant. Sans doute la torture naît-elle de l'ennui chez Baldur Feuerbach, mon père biologique.

Je commençais à oublier son apparence réelle. Il se faisait passer pour quelqu'un d'autre - le plus souvent Nathan -, puisqu'il était recherché pour s'être évadé de prison. Bizarrement, je crois même que ne plus le voir tel qu'il était vraiment me manquait un peu. Je ne voulais pas oublier ses cheveux qui étaient les miens, la forme de son visage, l'angle de son sourire, les dorures de ses yeux, la blancheur rosée de ses cicatrices. Bien sûr, ce qu'il était me terrifiait, mais la fausseté de ses apparences empruntées m'angoissait plus encore. Déguisé, il me paraissait inaccessible, et tenter de le comprendre m'était impossible. J'étais sur mes gardes en permanence et je devais me rappeler sans cesse son visage, son allure, pour me rappeler ce qu'il m'avait fait, sous cette peau qui n'était pas la sienne. Parfois, je me regardais dans les vitrines ou dans les glaces et je comptais le nombre de traits que je partageais avec lui. Mon visage m'aidait à visualiser quasi-parfaitement le sien. Notre ressemblance me troublait. Sans doute troublait-elle aussi ma mère. Nos airs de famille me faisaient me sentir à la fois petit et grand - petit par rapport à lui ; grand par rapport aux autres.

Il a rapidement entrepris de quitter la France. J'imaginais que nous allions désormais rejoindre l'Allemagne.

« Vater, on va en Allemagne ? Tu vas me montrer ton pays ? »

Je l'entendis soupirer et ne voulus pas croiser son regard.

« Si seulement. Mais c'est là qu'ils vont chercher en premier.
- Les gens de la prison ?
- Oui, eux aussi. Mon patriotisme n'est pas un secret. »

Je rentrai ma tête dans mes épaules. Vater me donna un coup dans le dos, ce qui eut pour effet de la redresser tout de suite. Il voulait que je sois à la fois fier et soumis, aussi devais-je me tenir droit et garder une certaine prestance, ce qui n'était pas chose aisée en sa présence.

« On va où, alors ? »

Les lèvres qui n'étaient pas les siennes formèrent un sourire qui était le sien.

« Partout, sauf là où nous devrions être. »

Cette réponse énigmatique me laissa assez perplexe, mais je crois que j'en compris le sens. Nous irions là où personne ne penserait devoir nous chercher. Si j'avais dû me cacher des autorités, je crois que j'aurais choisi l'endroit le plus éloigné du monde, où tout est différent. Carrément sur un autre continent. Mais si j'avais dû me cacher de ma mère, je me serais planqué juste sous son nez. On irait peut-être entre les deux. Quelque part entre le bout du monde et la maison.

Nous faisions beaucoup de petits trajets et nous ne déplacions pas toujours grâce à la magie. Il fallait alterner pour que l'on perde au maximum notre trace. A mon avis, j'étais devenu introuvable à partir du moment où j'avais franchi la première frontière, mais Vater ne semblait pas d'accord avec cette idée. Il cherchait un endroit tranquille où il pourrait m'apprendre ce qu'il avait à m'apprendre.

Au bout du périple, je n'ai vu que la foule. Un marée humaine qui nous a engloutis et a fait de nous des têtes parmi les têtes, des corps parmi les corps, des inconnus parmi l'inconnu. Introuvables.

Siehst, Vater, du den Erlkönig nicht?
Den Erlenkönig mit Kron’ und Schweif?

16 août 2019, 15:47
The Cyst
3. La fierté de mon père


9 août 2044.


Nous étions en Asie. C'est bête mais, on sait toujours tout de suite qu'on est en Asie même si on n'y est jamais allé : tout est différent, là-bas. Dans quel pays, en revanche, je n'en savais rien. Je pensai que j'étais peut-être dans le même pays que Mei et Qiong ; mais même si c'était le cas, je ne les retrouverais jamais. Je compris tout de suite pourquoi Vater avait choisi cet endroit : il y avait beaucoup trop de monde, partout.

« On est où ? fis-je. »

Il baissa ses yeux sur moi. Sa main droite tenait ma main gauche, et sa main gauche cachait son visage. Dans la foule, sa tête redevenait la sienne, son corps se reformait, et personne ne le remarquait. Les gens étaient trop préoccupés par eux-mêmes. En tant normal, ce n'était pas quelque chose qui me plaisait, mais je commençais à penser que c'était mieux si l'on ne nous voyait pas quand Vater changeait de visage. Mes yeux restèrent un instant fixés sur les siens, et je me perdis dans les zébrures dorées de ses iris. Je baissa la tête et sentis mes joues chauffer.

« Peu importe. Viens, dit-il en me tirant par le bras et en se mettant à marcher. »

Je me laissai traîner derrière lui et observai autour de moi. Il y avait surtout des gens, mais je distinguais aussi des vitrines et des néons multicolores. Plus tard, on est arrivé dans une sorte de refuge très peu fréquenté. On y a passé la nuit, avec l'argent que Vater avait pu récupérer. Il me semble qu'on était encore à l'aise de ce côté-là. Vater était un voleur exceptionnel : même moi, je ne le voyais pas faire. Et puis, on a changé d'endroit pour la nuit suivante, et ainsi de suite. Enfin, il a décidé de passer aux choses sérieuses concernant mon entraînement en magie noire, en plein milieu d'une ville bondée.

14 août 2044.


Il m'a d'abord demandé de tuer un animal à mains nues. Pour m'échauffer, disait-il. Cette fois, c'était un rat. Je regardai longuement l'animal, dans un silence aussi pesant que la nuit au-dessus des néons. Je levai les yeux vers Baldur Feuerbach.

« Vater, je vais salir ma chemise. »

Il me regarda comme si j'étais la plus belle chose au monde. Il sourit et plissa les yeux.

« Je suis fier de toi. On nettoiera ta chemise. »

Je pris une grande inspiration et reportai mon regard sur le rat. Vater était fier de moi. Fier. De moi. Être fiers de leurs enfants, c'est ce que les parents sont censés faire. Je ne lui avouerai jamais que si j'ai dit ça, c'est parce que c'était beaucoup plus facile avec un rat qu'avec un oiseau. Je n'aimais pas les rats, à la base, ils me dégoûtaient. Je levai haut mon poing et l'abattis sur le rongeur.

Tandis que je m'essuyai la main avec un mouchoir, Vater nettoyait ma chemise du bout de sa baguette magique. Puis, il prit un mouchoir et m'essuya le visage. Il s'était mis à ma hauteur, et je voyais parfaitement son visage. De si près... Je ne pouvais pas détacher mon regard de lui, de chaque trait de son visage. Quand je serai adulte, j'aurai sans doute à peu près les mêmes.

« Merci, dis-je en allemand, une fois propre. »

Je le regardai toujours de près. Je voulais le détester pour tout ce qu'il m'avait fait subir. Je voulais faire la liste de toutes ces horreurs. Mais c'était impossible, surtout quand je le voyais de si près. J'étais comme hypnotisé. Et puis, au lieu de penser à la liste de mes tortures, je me mis à penser à ce qu'il avait risqué pour moi, et à tout ce qu'il avait aimé. J'étais complètement paumé. Je me mis à avoir de la compassion pour lui, même si je doutais qu'il en ait besoin. Je crois même que ma compassion l'aurait rebuté. Alors, je ne bougeai pas.

« Si tu pouvais faire du mal à quelqu'un, à qui serait-ce ?
- Maman. »

C'était sorti tout seul. Il sourit et posa sa main sur mon épaule.

« Tel père, tel fils. »

Il se retourna et me tendit une boîte. D'une main, il l'ouvrit. Il y avait ma baguette à l'intérieur. Il me somma de la prendre, ce que je fis immédiatement, avec beaucoup de précautions. Ensuite, Vater me montra un tableau accroché au mur, qui représentait deux personnes dans un champ. Il me demanda d'imaginer que l'un des deux personnages était Maman. Franchement, c'était un exercice difficile, mais avec de la concentration et un certain effort d'imagination, je pus déguiser le personnage en Maman.

« Concentre ton énergie dans ta baguette... Fais couler ta rancœur dans tes veines et sens-la infuser ta baguette. »

Ses deux mains s'appuyaient sur mes épaules, et il me murmura ces mots à l'oreille. Son souffle était chaud. Je me sentis pourtant frisonner, comme si son aura m'enveloppait. Et cet homme était fier de moi. Je ne parvins pas à faire couler ma rancœur dans mes veines, comme il disait : tout ce que je pouvais ressentir à cet instant, c'était de la gratitude.

« Vater ? »

Ma voix s'était cassée. J'avais peur de ce que je pouvais dire. J'avais conscience d'être quelqu'un d'illogique, mais je ne pouvais pourtant pas m'empêcher de sentir un lien irrésistible se nouer entre Vater et moi.

« Qu'est-ce qu'il y a ? »

Je gardai ma baguette levée devant moi et j'eus envie de pleurer.

« Est-ce que je suis important pour toi ? »

Il se détacha de moi et me força à le regarder.

« Très important. »

Je pris une inspiration de fierté et de reconnaissance.

« Ce n'est pas juste pour blesser Maman que tu fais ça ? »

Il soupira. Je sus, à partir de ce soupir, qu'il me dirait la vérité.

« C'est une partie de mon projet, en effet. Mais je crois aussi que nous serons amenés à faire de grandes choses, ensemble. »

Une fois de plus, je lui fus reconnaissant. Il était honnête avec moi. Il m'utilisait pour blesser Maman, mais au fond, je crois que les choses m'allaient comme ça. J'avais pourtant retourné la question dans tous les sens, afin de définir lequel de lui ou elle était le pire. Le fait était que je n'avais plus passé de temps avec Maman comme j'en passais avec Vater depuis de très longues années. Lui, au moins, était là. Alors, il pouvait bien m'utiliser. Au final, on formerait quand même une équipe. Et il m'estimait assez pour tout ça.

Je fis glisser ma rage dans ma baguette et la sentis crépiter. Je voulais encore rendre fier cet homme, mon père, qui me terrifiait, me fascinait, et qui, finalement, avait fini par acquérir toute mon admiration.

Siehst, Vater, du den Erlkönig nicht?
Den Erlenkönig mit Kron’ und Schweif?