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07 févr. 2020, 17:06
Tu as tort, tout n'ira pas bien  Solo 
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Arya Bristyle, 54 ans
Médicomage 
Mère d'Aelle



2 novembre 2044, tôt le matin
Domaine Bristyle — Worcestershire



Arya n'était pas femme à se laisser aller aux rêveries. Elle ne se fatiguait pas en espoirs vains ou en croyances infondées. Pourtant aujourd'hui, elle s'était persuadée d'une chose qui, au vu des volets clos du premier étage, se révélèrent être l’une de ces illusions honteuses. Elle se sentait un peu idiote, désormais. Elle avait cru cette nuit, alors que la douleur la rendait folle et que la peur, pour la première fois depuis des années, lui faisait perdre ses moyens, que son mari, son compagnon, le père de ses enfants ressentirait tout ce qui la bouleversait et serait incapable de fermer l'œil de la nuit. Mais les fenêtres de leur chambre étaient obscures. Aucune lumière ne filtrait des étages ou du rez-de-chaussée. Et Arya le savait sans ne plus se faire d'espoirs vains, désormais : Zile n'avait rien ressenti du tout et dormait profondément.

Elle n'aimait pas l'idée que cela puisse la blesser. Alors elle repoussa sa peine ; ce n'était que le contre-coup du traumatisme qu’elle avait vécu cette nuit — la destruction de l’hôpital, les morts, sa blessure. C'était physique, seulement physique. Elle était éreintée. Il n'y avait rien d'autre pour expliquer le phénomène. D'une profonde inspiration, elle se convainquit de tout cela et se redressa pour s'éloigner du bras qui la portait plus qu'il ne la soutenait.

« Je vais m'en sortir toute seule, désormais. »

Elle haïssait sa voix chevrotante. Elle haïssait plus encore devoir dépendre d'un autre pour rentrer chez elle. Mais, malgré ses paroles, le bras ne se retira pas, pas plus que ne s’effaça le sortilège qui permettait à Gontag de la faire avancer plus aisément, sans qu'elle n'ait à s'appuyer sur sa foutue hanche.

« Je t'accompagne, souffla d'une voix rauque son ami et collègue. Tu ne peux pas marcher. »

Un soupir rancunier accueilla cette réponse. Arya était fatiguée, Arya en avait marre. Elle s’était montré assez faible pour une vie entière. Désormais, elle voulait rentrer chez elle et se cacher de tous les regards ; des vivants comme des morts. Gontag faisait heureusement parti de la première catégorie. Le fait qu’il soit son plus proche ami n’apaisait en rien la honte déstabilisante qu’elle ressentait depuis qu’il s’était mis en tête de la ramener saine et sauve chez elle.

« Je sais que je ne peux pas marcher. » La froideur glaciale de sa voix n’émut pas Gontag, pas plus qu’elle ne l'encouragea à la laisser. En revanche, elle eu le malheur de contraindre Arya à se crisper sous le coup de la colère et la douleur dans son corps ne s’en fit que plus forte. Elle gémit — contre son gré — et s’affaissa un peu plus sur son ami.

« Hors de question que je te laisse ainsi ! Tais-toi maintenant. »

Il était rare, nom de Merlin, que l’homme lève la voix contre elle. Il devait être trop inquiet. Agacée par cette attention, la femme ferma les yeux et lui donna l’autorisation d’avancer d’un sec mouvement de tête. Aussitôt, le médicomage pénétra dans l’enceinte du domaine Bristyle. Perdue dans son corps, Arya grimaçait. La douleur de la lâchait pas, c’était un feu qui grignotait sa hanche et descendait jusqu’au bout de sa jambe. Et la fatigue n’aidait en rien, elle pesait sur sa tête et floutait son horizon. Elle aurait été bien en peine de marcher dans cet état, elle le savait. Mais elle détestait se l’avouer ; et jamais elle ne le ferait. Elle pensait déjà au moment où elle fermerait les yeux, quand elle serait couchée dans les bras de son mari. Elle pourrait oublier, enfin, tous ces cris, toutes ces morts. Elle ne voulait plus y penser. Elle avait trop perdu, bien trop perdu.

Ils arrivèrent au pied de la porte d’entrée. Rien ne bougeait dans la maison. D’un mouvement de la main, Arya intima à son ami d’enlever le sortilège qui la rendait si légère. Bien que réticent, Gontag s’exécuta, accentuant la prise qu’il avait autour des hanches de la femme. Arya haïssait les contacts physiques. Pourtant, elle s’affaissa contre l’homme lorsque la gravité se fit de nouveau ressentir dans son corps. Heureusement, elle ne cria pas ; sa fierté était sauve.

« Tu es certaine que tu ne veux pas que je t’accompagne à l’intérieur ? »

*Bon sang, fous-moi la paix, Gontag !* pensa la femme sans dire ce qu’elle pensait à voix haute. Elle hocha la tête, mais l’homme insista. La fatigue l’encouragea à le repousser :

« C’est bon, Gontag ! » et sa voix résonna dans la cour déserte. « C’est bon, rajouta-t-elle plus doucement. Zile dort, je ne veux pas le réveiller. »

Elle ne voulait surtout pas se coltiner la présence collante de son ami. C’était trop demander ?

« Tout ira bien. Tu ferais mieux de retourner là-bas pour aider les autres blessés. »

Retourner là où elle ne pouvait aller. Aider alors qu’elle ne servait plus à rien. Un étrange petit sourire blessé vint habiller son visage. Elle détestait lorsque les rôles s’inversaient et qu’elle devenait la patiente au lieu d’être la médicomage. Gontag se décida enfin à s’éloigner d’elle, maigre réconfort pour son esprit blessé. Elle s’affaissa contre la porte, soupirant doucement en appréciant son intimité retrouvée. Mais il était toujours là, il ne s’en alla pas. Il la regardait de sa hauteur — bien plus grand qu’elle maintenant qu’elle se tenait à demi courbée —, se refusant à s’éloigner, se refusant à voir que la seule chose dont elle avait besoin était un peu de solitude.

« Comment tu vas faire pour monter ? » demanda-t-il encore, le regard inquiet et la main à demi-levée, prêt à la rattraper si ses jambes cédaient sous elle.

« J’en sais rien ! » Arya était excédée. Elle se retenait difficilement à la porte, en équilibre sur une jambe. « Zile m’aidera, voilà tout. » Fatiguée, vannée, affaiblie, abîmée, éreintée ; qu’est-ce qu’il ne comprenait pas ?

« Zile ? Mais je croyais qu’il dormait ! »

Et merde.
Elle leva son regard pour le planter dans celui du grand homme au crâne dégarni. Inquiet comme il l’était, il ne vit même pas la colère envahir les yeux de son amie. Il ne put que déglutir lorsqu’elle s’exclama :

« Merci Gontag, mais je vais me débrouiller. Vas-t’en, pour l’amour de Merlin ! Laisse-moi tranquille. »

Dans sa tête, sa voix avait l’air plus froide que misérable. Dans la réalité, c’était tout le contraire. Mais, bien décidé à ne pas laisser plus de chance à l’homme de la harceler, elle appuya vivement sur la poignée de la porte qui céda sous son poids. L’entrée s’ouvrit et une chandelle s’alluma dans le vestibule. Gontag avait balbutié quelques mots derrière elle, mais elle n’y accorda aucune attention. Elle secoua la main et attendit, les yeux fermés, de ne plus sentir sa présence magique sur le Domaine. Quand il eut traversé la barrière protégeant sa maison et transplané, elle soupira longuement.

Enfin seule, une vague de désespoir l’affligea. Elle avait mal, elle était fatiguée et sa fierté était lacérée. Soudainement, atteindre seule le premier étage lui parut impossible. Elle hésita quelques secondes : elle pourrait rester ici, se laisser aller sur le sol, s’endormir contre la cloison. Mais la seconde d’après elle se fustigea : hors de question de rester ici ! Elle s’accrocha au chambranle de la porte et se glissa, très lentement et très laborieusement dans la maison et ferma la porte derrière elle. Elle était incapable de s’appuyer sur sa jambe gauche et seule la magie lui permettait de tenir debout ; elle le savait, elle en avait vu des dizaines de patients dans le même état qu’elle — elle se faisait pitié. Elle sentait la chaleur et la moiteur du sang qui imbibait de plus en plus sa robe de médicomage.
Encore un effort.
Les dents plantés dans ses lèvres, les sourcils froncés pour éviter les larmes de couler, elle boitilla jusqu’à atteindre la porte menant au salon. Chaque pas était une épreuve, chaque pas rajoutait un peu plus de souffrance. Dans sa tête, les alarmes hurlaient : pas bon signe, pas bon signe, blessure, fièvre, risque d’inconscience ; en miroir, d’autres voix lui chuchotaient qu’elle faisait tout le contraire de ce dont elle avait réellement besoin : de soins, de repos, de calme, d’être allongée, d’une potion de régénération sanguine et de tant d’autres choses. Mais elle fit taire toutes les voix et continua encore, et encore, d’avancer. Jusqu’à atteindre les escaliers qui la virent s’effondrer.

Elle tomba sans ménagement aucun, évitant de justesse d’appuyer sur sa hanche gauche — celle qui avait pris le coup. Son souffle était court et la douleur rendait sa vision indistincte. Elle se sentait perdre pied. Mais ce n’était pas l’inconscience qui l’appelait, non.
Les larmes envahirent tout à coup ses yeux et son coeur se fit lourd, si lourd qu’elle s’en étouffa. C’était trop, bien trop. Combien en avait-elle perdu, ce soir ? De patients, de collègues ? Elle voyait les visages de ceux qui y étaient restés, les yeux ouverts sans que plus aucune vie ne les fasse briller, les visages figés, les corps déchiquetés, le sang qui giclait. Elle les voyait s’effondrer en hurlant près d’elle, le corps fauché par un morceau de plafond, arrachés à la vie. Elle les voyait, mais elle ne se souvenait d’aucun d’eux. Par Merlin, elle ne savait même pas qui ils étaient ! Ils étaient morts et elle ne savait rien d’autre sur eux que leur statut et l’importance ou non qu’ils avaient pour son travail à elle. Patient de catégorie passable, cas intéressant, médicomage moyen, secrétaire avisé, personnalité profonde, idiot, crétin, inutile ; elle les avait tous catégorisé mais elle ne connaissait rien d’eux ; ni prénom ni vie. Les sanglots la prirent en traître. Les larmes coulèrent et les hoquets la firent gémir. Elle se roula sur elle-même sans savoir comment apaiser la douleur qu’elle ressentait dans son coeur, tout en sachant qu’il n’y avait rien à faire.

C’est une voix qui l’arracha à l’enfer. Une voix qu’elle chérissait d’amour.

« Arya ? Arya, qu’est-ce qu’il y a ? Parle-moi ! »

Son amour, son cher amour. Il se laissa tomber près d’elle dans les escaliers, l’horreur recouvrant son visage et les larmes ses yeux – Zike pleurait toujours quand elle pleurait. Elle essaya de parler, mais rien ne franchit la barrière de ses lèvres. Alors elle se laissa aller dans ses bras, incapable de dire quoi que ce soit, la gorge obstruée par la peine et le corps secoué par les tremblements.

*


Les yeux dans le vague, Arya ne disait plus un mot. La douleur refluait doucement grâce aux potions que Zile lui avait administrées sur ses conseils. Parmi elles une potion calmante qu’elle savait être à l’origine de son inébranlable calme. Elle en avait eu bien besoin. Elle venait de raconter, d’une voix atone, ce qu’il s’était passé à l’hôpital. Zile n’avait plus rien dit depuis qu’elle avait ouvert la bouche et elle lui en était reconnaissante. Dorénavant, elle ne savait plus que dire. Elle n’avait d’ailleurs plus envie de parler. Elle ressentait une profonde lassitude et était comme détachée de ses pensées. Elle soupira cependant. Il lui restait une chose à dire avant de pouvoir, enfin, fermer les yeux et s’en aller dans le monde de l’oubli.

« Gontag passera dans la journée. Je ne peux pas… » Il lui était difficile de l’avouer, mais elle se força à parler. « Je ne peux pas me soigner toute seule. Je suis blessée à la hanche, assez gravement je le crains. Le morceau de toit était plutôt imposant. »

Zile hocha la tête, mais ne dit rien. Il était assis dans le fauteuil, droit, et son visage ne quittait pas le corps de sa femme allongée sur le canapé. Il avait essuyé ses larmes lui aussi et sur son visage ne se voyait désormais plus qu’une inquiétude énorme qui semblait bouffer la moindre de ses pensées. Face à cette tête, Arya se crut bon d’ajouter quelques mots. D’habitude, elle lui aurait expliqué en détail ce qui allait lui arriver, comme elle le faisait quand l’un de leurs enfants était blessé, mais aujourd’hui elle n’en avait pas la force.

« Il faudra réparer l’os et… »

Incapable de continuer, la femme ferma la bouche. Elle chercha du soutien dans le regard de Zile qui se contenta de sourire et de venir lui prendre la main. Ce n’est pas grave, disait le sourire inquiet de son mari, on verra plus tard. Mais Arya connaissait ce sourire depuis suffisamment de temps pour savoir que ce n’était qu’une façade destinée à la rassurer.

« La blessure est… Stabilisée, de toute manière. Tout ira bien. »

Oui, tout ira bien. Pour elle. Les morts n’iront jamais bien, eux. Elle se laissa aller sur ses coussins, les yeux fermés sur le monde. Peu à peu, le sommeil envahit son corps et elle l’accueillit à bras ouverts, trop heureuse de laisser derrière elle sa tristesse et sa douleur.

10 févr. 2020, 09:31
Tu as tort, tout n'ira pas bien  Solo 
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Arya Bristyle, 54 ans
Médicomage 
Mère d'Aelle


2 novembre, début d’après-midi
Domaine Bristyle — Worcestershire


Depuis la naissance de son premier gamin, il y a trente ans de cela, jamais Zile n’avait souhaité que ses enfants quittent la maison, ne serait-ce qu'un instant, pour pouvoir souffler. Le fait est que souffler était justement ce qu'il faisait de mieux en présence de sa famille. Jusqu’à aujourd’hui.

Ils étaient rapidement arrivés. L’aube se levait à peine lorsqu’Arya s’était enfin laissé aller au sommeil. Et moins de deux heures plus tard, Narym et Natanaël transplanaient à quelques minutes d'écart, le visage livide et la peur au coeur. Il avait fallu rassurer les garçons paniqués, leur expliquer que leur mère dormait, qu’elle n’était pas en danger, qu’elle finirait par aller bien. Malgré toutes ces vérités, il n’avait pas été aisé d’apaiser le coeur terrifié des enfants qui avaient imaginé d’horribles choses en lisant la Une de la Gazette ce matin et en y découvrant la destruction de l’hôpital dans lequel travaillait leur mère.

Zile aurait pu s’en vouloir de ne pas avoir pensé à les prévenir, mais ce n’était pas le cas. Le fait est qu’il savait parfaitement que ses enfants finiraient par arriver, prévenus par la Une ; et sinon, il serait rapidement allé les chercher. Il avait déjà eu fort à faire en rédigeant pour les plus jeunes retenus à Poudlard une missive expliquant que non, leur mère n’était pas morte — *Oh Merlin, comment puis-je seulement penser ça ?* — et que tout allait bien, malgré sa blessure. Il ne pouvait qu’angoisser en imaginant ce qu’Aodren et Aelle avaient dû ressentir ce matin en découvrant, alors assis dans cette Grande Salle qui lui avait maintes fois été décrite par sa famille, la destruction de l’hôpital dans les pages du journal. Il en frémissait rien que d’y songer. Il s’était alors empressé de les rassurer et même si le hibou n’arriverait que dans un jour ou deux, il était content d’avoir pu faire au moins cela pour ses eux.

Zakary était arrivé un peu plus tard. Il n’avait jamais autant regretté ne pas être abonné à la Gazette du Sorcier ; il avait dû attendre d’arriver au travail pour qu’un Lounis effaré ne le prenne dans ses bras en lui fourrant le journal sous les yeux. Il était arrivé en catastrophe, les larmes dégoulinant sur son visage. Il avait été bien plus difficile à calmer que ses frères. Il avait exigé aussitôt la porte franchie de voir en chair et en os sa mère, même si cela devait la réveiller. Le pauvre homme, bouleversé, n’avait pas pris la peine de songer que s’il était arrivé une catastrophe, son père serait venu le chercher bien plus tôt.

Heureusement, Arya n’avait pas ouvert les yeux et elle dormait confortablement dans le canapé, sous le joug des potions qu’elle avait ingurgité. Plus tard, Zile la déplacerait dans leur chambre ; il savait qu’elle finirait par l’exiger. Mais pour le moment, il était rassuré de pouvoir garder un oeil sur elle — et ses enfants ressentaient la même chose que lui.

La matinée était passé lentement. Les discussions n’avaient en rien apaisé la peur des membres de la famille Bristyle. Il était après tout inutile de parler du devenir du monde sorcier ou des conséquences de la destruction de l’hôpital Sainte-Mangouste ; ils ne savaient de toute manière pas où la vie les mènerait. Aucun des enfants n’avait voulu quitter la maison, comme Zile s’en doutait. L’homme avait préparé leur chambre tout en sachant très bien qu’ils resteraient sur place jusqu’à ce que leur mère soit remise — au grand dam de celle-ci, et secrètement de leur père qui était épuisé et bouleversé. A midi, Zakary avait obligé tout le monde à se sustenter. Il avait cuisiné un petit quelque chose et avait présenté une assiette à chacun tout en prenant soin d’en garder une au frais pour sa mère — Zile n’avait pas eu le coeur de lui dire qu’Arya n’aurait sans doute pas très faim à son réveil. Malgré leur dégoût et leur estomacs noué, ils avaient mangé dans un silence plus ou moins profond et morose, essayant de se réconforter les uns et les autres sans ne jamais vraiment y arriver.

En début d’après-midi, Arya s’était réveillé. Ou plutôt, elle avait ouvert les yeux. Elle n’avait rien dit de concret, serrant faiblement les mains que ses enfants lui tendaient pour leur faire comprendre que oui, elle allait bien, mais que non, elle ne voulait pas réfléchir ou parler pour le moment. Sur sa demande expresse (c’est du moins ce qu’avait semblé deviner Zile en écoutant son baragouinement plaintif), la femme avait été déplacée dans leur chambre au premier étage avec la condition qu’une personne reste pour la surveiller. Narym avait insisté pour rester le premier et personne n’avait eu la force de le lui refuser, pas même Zakary qui pourtant s’était borné toute la matinée à rester dans la pièce dans laquelle se trouvait sa mère.

Actuellement, donc, Narym se trouvait au chevet d’Arya qui se réveillait doucement. Il lui avait proposé de reprendre une potion pour apaiser la douleur qui réapparaissait, mais la femme avait refusé net en arguant que lorsque Gontag viendrait la soigner, elle voulait être consciente pour parler avec lui de ses soins. Narym n’avait pas eu son mot à dire et il avait finit par abandonner, préférant parler avec sa mère de tout sujet pouvant l’intéresser et la détourner de ses pensées moroses. Ils avaient appris dans la Gazette le lourd bilan de l’attaque menée contre l’hôpital et avaient deviné qu’Arya avait subi de terribles pertes, même si elle avait refusé d’en parler.

Ils étaient en pleine discussion quand une alarme résonna soudainement dans la maison, faisant vibrer les murs et sursauter les coeurs. L’alarme de la barrière ! Elle indiquait la présence de visiteurs à l’entrée du Domaine. Elle les faisait sursauter à chaque fois qu’elle sonnait, tant ils étaient peu habitués à l’entendre. Narym leva la tête vers sa mère, plus surpris qu’inquiet ; il savait la maison bien protégée. Le regard de la femme était tout aussi perdu que le sien, elle n’avait aucune idée de l’identité desdits visiteurs ; ce qui n’était jamais une bonne chose, en ces temps sombres. Lui indiquant vaguement ses intentions, l’homme se leva et s’approcha de la fenêtre qui donnait une vue directe sur la cour et l’entrée du Domaine. Là, derrière la vitre, au bout du terrain, deux vagues silhouettes se laissaient deviner. Narym fronça les sourcils et se pencha plus en avant ; il ne voyait pas mieux, mais son cerveau tournait à plein régime. Qui cela pouvait-il bien être ? Quand il compris qu’il n’y avait qu’une seule identité possible à donner à ces visiteurs, son sang se figea dans ses veines. Ce n’était pas possible ! Pas eux, pas aujourd’hui ! L’homme se redressa en jurant.
Derrière lui, sa mère s’agitait. Il l’ignora, les poings serrés au bout de ses bras. Il peinait à contenir la colère qu’il ressentait dans son coeur. Il était rare qu’il se laisse aller à de si fortes émotions, mais aujourd’hui il ne pouvait en supporter plus qu’il n’en supportait déjà.

« C’est pas possible, grinça-t-il. Hors de question ! »

Pendant quelques secondes, il resta immobile, tout comme les silhouettes au bout de l’allée qui ne semblaient pas prêtes à partir. L’alarme qui continuait à brailler autour d’eux se tut tout à coup, laissant l’homme et sa mère dans un silence douloureux. Au bout de quelques instants, en entendant sa mère bouger derrière lui, Narym se retourna. Il découvrit la femme à demi relevée sur le matelas, ses bras tremblants soutenant difficilement son corps affaibli. Son visage pâle était levé vers Narym et sa bouche ouverte était synonyme de futures questions.

« Non, ne te redresse pas, maman ! » L’homme abandonna la fenêtre. En trois pas, il revint au chevet de sa mère. « Tu dois te reposer. Tu ne dois surtout pas te lever. »

Il posa ses mains sur les épaules de la femme et la repoussa tendrement sur le lit, l’encourageant à s’allonger. Il résista à l’envie d’arranger les couvertures autour de son corps ; elle ne le supporterait pas. Sa mère se laissa faire, mais il devina à son air furieux qu’elle n’était pas prête à lui pardonner cet excès de tendresse. Mais il savait que la colère qui la rendait livide n’était pas dirigée contre lui. Elle avait compris, comme lui, qui se présentait à sa porte. La fureur qui brillait dans son regard ne fit pas peur à son fils ; au contraire. Il la partageait.

« Je ne veux pas les voir. » Si le corps d’Arya Bristyle était faible, sa voix ne l’était pas. Elle n’avait pas perdu de son mordant ni de sa froideur. Elle plongea dans le regard de son fils et répéta : « Je ne veux pas les voir ! »

Une vague de fureur secoua Narym en voyant sa mère grimacer, sa colère réveillant les douleurs endormies par les remèdes. Il avait envie de sortir et d’aller faire face aux malheureux visiteurs qui malmenaient sa mère sans même se trouver près d’elle ; il leur en voulait, nom de Morgane, il leur en voulait d’être venu à un si mauvais moment ! Non. D’être venu tout court.

« Je sais, m’man. Moi non plus. »

Il n’avait pas besoin d'en dire davantage. Ils se comprenaient, tous les deux, entre Être-de-rancoeur. Ils savaient ce que ressentait l’autre, toute cette fureur qui n’avait pas de nom, toute cette incapacité à pardonner des choses que les autres — frères pour l’un et fils pour l’autre — avaient pourtant oublié. Mais Narym était adulte, désormais, il n’était plus un gamin de seize ans. Alors il habilla sa colère d’intelligence. Il fallait songer, il fallait réfléchir. Il pouvait comprendre la raison de la présence des Intrus ici. L’accepter non, mais la comprendre oui. Des pas dans les escaliers le détournèrent de ses pensées. Il se tourna vers la porte de la chambre de ses parents au moment même où celle-ci s’ouvrit. Le visage inquiet de son père apparut dans l’embrasure de la porte.

« Arya, ce sont tes… »

Inutile de le dire, pensa Narym. Arya pensait la même chose, mais elle trouva plus intelligent de partager sa pensée aux autres :

« Renvois-les. »

Ce n’était pas une demande mais un ordre. Et il était toujours très difficile, même pour Zile, d’aller contre les ordres de la femme.

« Renvois-les, répéta-t-elle en se redressant. Je ne veux pas les voir, tu entends ? »

Zile fit quelques pas dans la chambre. Sur son visage se dessinait tout ce qu’il pensait des choix de sa femme ; il n’était clairement pas d’accord avec elle. Il jeta un regard à Narym avant d’en revenir à Arya.

« Arya, ils ont bien le droit de…
Vas-y alors, et dis-leur que je ne suis pas disponible. Ce qui n’est pas faux, je te rappelle. »

Les épaules de Zile se relâchèrent, signe qu’il avait perdu une bataille qu’il, devina son fils, n’avait de toute manière pas eu dans l’intention de gagner. C’était toujours ainsi lorsque l’on en venait à ce sujet. Zile avait beau essayer de faire entendre raison à sa femme, celle-ci ne lâchait rien. Et c’était tout à son honneur, selon Narym. Rien que de savoir qui se trouvait à l’entrée du Domaine lui donnait envie de crier un bon coup ; et Merlin seul savait combien Narym ne criait jamais.

« Ils n’ont vraiment rien à faire ici, intervint-il. Ce n’est pas le moment, papa. » *Ce ne sera jamais le moment*.

Le père regarda son fils, fronça légèrement les sourcils mais ne dit rien en avisant la colère de son aîné. Il se contenta de sourire, comme bien souvent. Après un « Très bien » se voulant sans doute rassurant et un baiser déposé sur la tempe d’Arya, il sortit de la pièce et referma la porte derrière lui. Arya se laissa tomber sur le matelas, étouffant un gémissement. Elle plongea son regard dans le plafond et ne dit plus un mot. Narym aurait donné cher pour connaître la couleur de ses pensées. Il serra tendrement la main de sa mère et se leva pour rejoindre la fenêtre. Il colla son front contre la vitre et attendit. Il ne suffit que de quelques secondes avant que son père n’apparaisse en contrebas, emmitouflé dans une cape. Il se pressa de rejoindre les deux silhouettes qui n’avaient pas bougé de l’entrée du Domaine.

« Il est sorti, annonça Narym. Il va les retrouver. » Il savait que sa mère aimerait savoir. Il plissa les yeux pour rester concentré, pour empêcher sa colère de le convaincre de se détourner. « Voilà, il y est. » Effectivement, son père venait d’atteindre la silhouette des vieillards. « Il leur parle. J’vois pas leur tête mais j’espère que ça ne leur fait pas plaisir. »

L’homme ravala la remarque acerbe qu’il aurait aimé ajouter. C’était pour cela qu’il ne les aimait pas, ces deux-là. Ils faisaient ressortir ce qu’il avait de plus moche en lui, il détestait ça. Il n’y avait rien de pire que de sentir la colère prendre possession de lui. C’était une chose contre laquelle il avait toujours plus ou moins bien lutté. Et se rendre compte à plus de trente ans que c’était toujours les mêmes personnes qui parvenaient à le faire sortir de ses gonds était bien loin de lui plaire.

« Il revient, annonça-t-il d’une voix atone. Et les autres partent. »

Longtemps après que son père soit rentré dans la maison — sans venir leur faire part de la conversation à laquelle il avait participé, il n’était pas fou —, Narym resta figé, le regard dans le vide, une étrange tristesse habitant son coeur. Il n’y eu que la voix de sa mère pour l’arracher à la profondeur de ses pensées.

« Ne pense pas à eux, Nar. Allez, reviens t’asseoir. Nous avions une bonne discussion, je crois ? »

Effectivement. Un sourire fugace traversa le visage de l’homme alors qu’il retournait s’installer sur le lit de sa mère. Il la regarda parler, reprendre leur conversation comme si de rien n’était. Il était si étrange de la voir ainsi. Elle paraissait si faible dans ce lit, le visage pâle, la sueur recouvrant son front et la fatigue faisant luire ses yeux. Le coeur de Narym se serra. Sa mère. Comment sa mère pouvait-elle être dans cet état ? Il avait beau être un homme fait, être conscient de la réalité de la vie et ne pas en être à son premier bouleversement, il avait tout de même eu la naïveté de croire que sa mère, comme son père, resterait intouchable toute sa vie.
ll avait eu tort.

- Fin -