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05 mai 2020, 13:00
 Worcestershire  Chatoiement  Os 
3 avril 2043
Laboratoire — Domaine Bristyle (Worcestershire)
2ème année



La chaleur m’étouffe dans son obscur cocon. Je la sens glisser sur mes joues et le long de mon dos, elle serre mes poumons et rend ma respiration difficile. Mes mouvements me vrillent la tête ; litanie maussade qui n’a guère besoin d’un esprit pour la mener. Ma main attrape une racine sur le plan de travail, elle se lève au dessus du chaudron, se prenant les volutes brûlantes sur la peau, puis mes doigts se relâchent et l’ingrédient tombe en un plouf bruyant. Je répète l’action une vingtaine de fois, l’esprit embrumé et endormi par la tâche répétitive. Mon cerveau bout dans mon crâne et la seule cause en est la chaleur qui règne dans le laboratoire. Je ne pense à rien, je n’imagine rien, je ne vois rien. Les seuls bruits que j’entends sont ma respiration, mon coeur qui bat et celui des ingrédients qui choient dans le liquide épais. La seule chose que je vois est mon chaudron et, à l’orée de mon regard, l’unique source de lumière qui combat l’obscurité de la pièce.

Quand la dernière racine est avalée par l’acide bouillonnant dans le chaudron, je me redresse en m’étirant le dos. Sans m’attarder sur la douleur de mes membres j’attrape ma baguette magique et, la tenant au-dessus de la mixture, touille doucement en murmurant la formule adéquate. Je compte les secondes dans ma tête, rythmée par une habitude qui s’ancre dans mon corps.

Dans soixante-trois secondes je devrais cesser de touiller. Pas une seconde de plus ou de moins, le temps est une variante que l’on doit connaître sur le bout des doigts si l’on veut s’essayer à l'art des potions. Un sourire tremblant vient déranger la tranquillité de mon être ; ici, dans le silence et le noir, je me trouve à ma place. Tout est contrôlé, jusqu’à la moindre petite parcelle du temps. La potion se crée grâce à mon contrôle et mon plan de travail est propre grâce à ma minutie. Rien ne saurait briser cette harmonie. Ni mon coeur qui se met à battre dans ma poitrine, empli d’exaltation, ni la difficulté de la tâche qui m’attend.

*Soixante-et-un, soixante-deux, soixante-trois*.
D’un geste fluide, je retire ma baguette. Je bloque ma respiration dans le creux de ma gorge, mes yeux plaqués sur le liquide brunâtre qui continue lentement de tourner. Une seconde passe, puis une deuxième ; toujours méticuleusement comptées au sein de mon esprit. Lorsque la quatrième arrive, mon coeur chavire. A la cinquième, tout mon être se détend : le liquide s’arrête de tourner. Sa couleur de boue s’assemble au centre, et petit à petit, disparaît pour ne laisser qu’un éclat de la couleur vive du ciel. Je me recule, un franc sourire étirant mes lèvres.

« Première étape achevée, » chuchoté-je.

Mes épaules se relâchent de la tension emmagasinée cette dernière heure. Je me dirige vers le lavabo qui traîne dans un coin de la pièce et je fourre ma tête sous le robinet appréciant de sentir l’eau froide laver la sueur qui me colle à la peau.

Le laboratoire de Maman est une pièce que je chérie particulièrement. Avant Poudlard, je n’aurai jamais eu le droit d’y mettre un pied toute seule. Aujourd’hui, j’y ai été autorisé parce que la porte du bureau de Papa est ouverte et qu’il a une vision directe sur l’intérieur de la pièce. Epuisée de bonheur, je m’adosse au lavabo et laisse courir mon regard sur les étagères remplies de fioles et d’ustensiles de potion. Les murs en sont couverts. Des fioles, des ingrédients de toute sorte, des chaudrons de toutes tailles ; une paillasse plus grande que celles des cachots de Poudlard traîne au centre.

J’ai un certain temps avant de devoir continuer cette potion ; je le laisse couler dans mon esprit, en proie à une concentration qui me détend à merveille. Mais, dans le creux de mes oreilles, caché derrière les méandres des battements de mon coeur, un bruit régulier vient déchirer ma tranquillité. Un bruit sourd et claquant qui s’approche toujours au même rythme. Un, deux. Trois. Un, deux. Trois. Un, deux. Trois.

Je lève les yeux vers la lumière du couloir qui s’infiltre par la porte ouverte du laboratoire. Là où je suis, Papa ne me voit pas. Moi, je vois un morceau de la porte en bois de son bureau et la dernière marche des escaliers qui mènent au salon et au reste de la maison. Le bruit vient de là.

Un, deux. Trois.
Il n’y a qu’une autre personne au sein de la maison.
*Aodren*.

Le rythme cesse sa course. Mon frère s’est arrêté. Je grimace, tout sourire envolé. Il est rentré depuis six jours et il repart dans deux pauvres jours. Durant ce laps de temps, nous n’avons échangé aucune autre parole que des banalités que lui seul nous impose ; je l’aurai volontier ignoré, cet abruti. Je ne veux pas que lui et sa grosse tête pleine de Poudlard se ramènent ici. Je pense à me cacher sous la paillasse puis je me fustige : il était là lorsque j’ai demandé à Papa l’autorisation de venir ici, il sait pertinemment où je suis.

Le rythme recommence. Un, deux. Trois. Un, deux. Trois.
J'aperçois le bout de sa botte sur la dernière marche, puis sa jambe, sa robe, sa main, son pull. Il disparaît soudainement, passant en un coup de vent devant la porte du laboratoire pour aller dans le bureau de Papa. Mon souffle se relâche et ma grimace disparaît de mon visage. Il n’est pas venu pour moi. J’entends la rumeur de sa voix et de celle de Papa. Côtoyant ces chuchotements, mon silence est assourdissant ; mais il m’ouvre à tous les sons de la maison et me permet de retrouver mon apaisement.

J’aurai aimé aller m’occuper, ranger mon espace de travail pour ne pas penser à Aodren et à sa présence, mais je suis incapable de bouger, incapable de faire autre chose que maintenir mon regard mi effrayé mi agacé sur la porte du laboratoire. Incapable de faire autre chose que de tendre les oreilles pour essayer de capter ce qu’il dit à notre père. J’en suis absolument incapable parce que les doigts de mes deux mains agrippent le rebord du lavabo de toute leur force.

Aodren sort du bureau de Papa et je devine avant même qu’il ne se mette en route qu’il va faire les deux pas le séparant d’ici. Quand il fait les deux pas mon coeur s’agite dans tous les sens et je réponds à mon instinct : je me retourne et ouvre le robinet pour que l’eau jaillisse dans le bac. Le bruit assourdissant de la flotte brise le silence religieux et me détourne de la peur idiote que j’ai à l’idée de me confronter à mon frère. J’entends ses pas puis plus rien. Deux coups puissants donnés contre le chambranle de la porte me font sursauter.

« Pardon, je… Je n’voulais pas te faire peur, Aelle. »

La voix honnie de cet abruti est comme des millions d’épines qui s’enfoncent dans mes extrémités. Je ferme les yeux avant d’arrêter l’eau. Je me retourne, il est sur le seuil de la porte. Aodren a grandit. Il a quinze ans désormais et son visage ne laisse plus paraître les traits de l’enfance. Ses doigts trifouillent la manche de sa cape et sa lèvre inférieure est coincée entre les deux rangées de ses dents. Ses yeux fouillent l’endroit sans ne jamais se poser sur moi.

« Tu fais quoi ? »

Je prends une respiration profonde destinée à apaiser la colère et l’agacement qui pointent en moi.

« Qu’est-ce qu’on fait dans un laboratoire de potions, abruti ? » lui lancé-je sans ne cesser d’agripper le bord du lavabo.

Son regard se braque sur moi et je frissonne. Quand il me regarde ainsi, il me fait songer à notre grand frère. Et je n’aime pas lorsqu’il fait semblant de se transformer en Zakary ; par tous les mages, je déteste ça !

« Fais pas ta gamine, c’est une façon de te demander quelle potion tu fais ! » lâche-t-il en faisant quelques pas dans la pièce.

Sa voix n’a pas la colère que j’attends. Je le regarde se déplacer, les sourcils froncés et le souffle court. Il se penche sur mon chaudron et je me jette en avant, craignant que sa connerie ne fasse foirer mon oeuvre.

« Décale-toi, abruti ! crié-je en traversant l’espace qui nous sépare pour le saisir par le bras. Si une seule de tes gouttes de sueur ou un seul de tes cheveux tombe dans ma potion tu vas la faire foirer ! Et j’te parle pas des risques d’explosion, alors merci je préfère encore que ce soit autre chose que ma potion qui m’pète au nez ! »

Je le tire par le bras, l’éloignant de quelques mètres de la paillasse. Il se laisse faire, se contentant de me regarder avec un petit sourire que j’aimerai lui arracher. Mes doigts sur son bras se serrent avec plus de force, s’enfonçant dans le chair ; à cet instant, mon coeur s’emballe, intensément lié à mon esprit fébrile de sentir le corps de mon frère pulser sous ma poigne. Merlin, si je n’avais pas aussi peur de voir revenir sur moi le joug de la Maison, je crois que j’aurai pu essayer de lui briser le bras et que j’en aurai frémis de plaisir.

« C’est bon, on est assez loin ? »

Je lève mes yeux brillants sur le visage de mon frère qui ne se débat toujours pas. Il me regarde entre ses cils, une grimace de douleur déformant ses traits.

« Tu m’fais mal. »

Il aurait pu se dégager à n’importe quel moment mais il ne le fait pas. Troublée, je le lâche et m’éloigne de lui. Il me lance un remerciement ironique en se frottant le bras. Je ne le lâche pas du regard. Je me poste contre la paillasse, non loin de la potion, les bras croisés sur ma poitrine.

Mon coeur bat encore de ma peur. Mais mon agacement le côtoie et je prends une respiration destinées à m’apaiser. Cela n’a pas l’effet escompté et mes yeux qui suivent Aodren me font me rendre compte que je suis plus curieuse de sa présence ici que réellement énervée. Mon frère se dirige vers l’évier et comme je l’ai fait il se penche sous le robinet. Lui se contente de laisser le jet d’eau couler dans sa bouche pour boire avidement. Quand il se redresse, il me regarde en s’essuyant la bouche.

« Par Salazar, il fait froid ici ! » lance-t-il en se frottant les épaules et en arpentant la pièce.

Je soupire et baisse la tête : « Ouais, normal.
La pièce est réfrigérée pour les ingrédients, j’sais bien mais quand même.
T’as qu’à t’en aller, » lui craché-je au visage, une grimace déformant mes traits.

Seul un regard accablé me répond. Il agit comme s’il ne m’avait pas entendu, arpentant la pièce, caressant les ingrédients et les fioles du bout des doigts. Il se penche pour lire les étiquettes. Parfois, un sourire apparaît sur son visage sans que je n’en comprenne la raison. Je laisse passer quelques secondes, mais Aodren ne semble pas décider à s’en aller. Alors, un soupir aux lèvres, je m’en retourne à ma potion. Je me poste à côté du chaudron et observe le contenu. Un livre ouvert trône à côté de celui-ci, mais je connais la recette de cette potion par coeur. Pourtant, je me penche sur les pages pour faire semblant de lire. J’ai besoin de m’occuper pour éviter de gueuler sur mon frère ; sa présence m’angoisse.

Il arrive près de moi sans que je ne le remarque. Son ombre se dépose sur les pages du livre et m’empêche de lire. Je me redresse et dépose un regard accablé sur le garçon dont le sourire me fait serrer les poings.

« Quoi ? sifflé-je alors. Si t’as rien à faire, va voir ailleurs si j’y s…
Il t’a répondu ? »

Sa question me prend par surprise. Je fronce les sourcils. J’en oublie ma colère.

« Hein ? fis-je bêtement. Tu parles de quoi ?
Duncan, il t’a répondu ? »

Aodren fait glisser mon livre jusqu’à lui, regarde ma recette puis jette un oeil dans le chaudron. Il lève un pouce dans ma direction, comme pour me dire : bravo, t’as réussi. Mais son comportement me passe au-dessus de la tête. *Duncan* songé-je en grimaçant. Je me rappelle fort bien du hibou que je lui ai envoyé. Et de son absence de réponse. Je serre les mâchoires et récupère mon livre d’un geste brusque.

« Non, » répondis-je d’une voix sèche.

Aodren se contente de me regarder. Je tourne au hasard quelques pages de mon livre, essayant d’oublier à quel point le silence de Jackson m’a mit hors de moi. Je ne sais toujours pas ce qu’il se passe au château. Cela me donne envie de crier. Je ne sais rien de… *N’y pense pas*. Je ne sais rien de Charlie. *Arrête*. Mon coeur s’abat à grands coups douloureux contre ma cage thoracique. En un flash me revient la vision de la petite fille, main dans la main avec…

« C’est qu’un scroutt, » dégueulé-je pour faire taire mes pensées.

Mes doigts sont crispés autour de mon livre. Lorsque je m’en rends compte, je le lâche. Je fais quelques pas dans la pièce pour échapper au regard flamboyant de mon frère.

« Ça fait combien de temps ? demande Ao en s’approchant de moi. Que t’as envoyé le hibou, j’veux dire.
Trois semaines.
Ah ! s’exclame soudainement mon frère en me faisant sursauter. Mais faut pas s’inquiéter, c’est un...
J’m’inquiète pas, » craché-je en m’éloignant de lui.

Non, je ne m’inquiète pas. Je suis seulement hors de moi. En colère de ne rien voir, de ne rien savoir. Que ce gros abruti de Jackson aille se faire voir, je n’ai pas besoin de lui. Je me débrouillerais toute seule, voilà tout.

« C’est un garçon, reprend Aodren en attirant mon regard. C’est pas parce qu’il te répond pas qu’il veut pas l’faire. P’t-être qu’il sait juste pas quoi dire ?
C’que j’demandais était pas compliqué ! Faut être vraiment bête pour pas l’comprendre !
J’ai pas dit qu’il comprenait pas, mais qu’il savait sûr’ment pas quoi répondre. Faut pas lui en vouloir. »

Je ne réponds pas. Bien sûr, qu’il faut lui en vouloir. Il ne m’a pas répondu, c’est d’un irrespect… Pour une chose toute simple, en plus. Me donner des informations sur *Charlie*. Est-ce trop compliqué pour cet idiot ? C’est la partenaire de l’autre Chinoise, elle doit être super connue à Poudlard maintenant. J’aurais dû demander à une autre personne.

« Je pourrais aller le voir pour lui demander pourquoi il a pas répondu. »

Mon coeur s’arrache de ma poitrine. *Non !*. Mon cri du coeur me déforme le visage, une grimace d’horreur s’inscrit sur mes traits. En trois pas, je me suis rapprochée d’Aodren qui recule précipitamment, surpris.

« Hors d’question ! T’as pas intérêt à faire ça, c’est clair ? »

Ma voix m’échappe et résonne contre les murs du laboratoire. Un bruit en provenance du bureau de Papa nous fait sursauter, moi et Ao. On se retourne tous les deux vers la porte, moi le coeur battant et lui retenant son souffle. Quelques secondes passent. Une voix s’élève soudainement.

« Vous avez besoin d’aide ? Le labo de votre mère n’est pas un endroit pour vous disputer. »

Je grimace et baisse la tête. A ma plus grande surprise, Aodren sourit et balance dans le couloir :

« Ça va, P’pa ! On discute avec Aelle, mais on s’dispute pas. »

Mon frère se tourne vers moi et m’offre un clin d’oeil.

« J’dirais rien, donc, dit-il à mi-voix en poursuivant son chemin vers la porte. Mais tu peux m’demander des trucs à moi aussi, t’sais. »

Il m’offre un dernier sourire avant de disparaître. Sans bouger, j’écoute son pas d’éléphant s’éloigner. Un, deux, trois. Un, deux, trois. La porte qui mène au sous-sol claque et soudainement le silence s’impose autour de moi. Un long soupir apaisé s’échappe de mes lèvres. Je me laisse aller contre le plan de travail, épuisée.

C’est Aodren, qui m’épuise. Avec son comportement, ses sous-entendus. Merlin, je ne souhaite qu’une chose : qu’il s’en aille au château et qu’il me laisse en paix. Je ne veux pas penser à Poudlard, ni à ses habitants. Je veux oublier tout cela pour ne songer qu’à mes études. Le reste n’a pas d’importance. La présence de mon frère me pèse. Elle me rappelle que je préfèrerais ne pas avoir été renvoyée, être auprès de Chu-jung *idiot !* pour apprendre de lui, côtoyer Char… *Ta gueule !*.

Le souffle court, je me retourne pour me concentrer sur ma potion. Mes pensées bouillent dans ma tête. Mon coeur me fait mal.
Putain d’Aodren !
Je le déteste. Ce que je peux le détester, parfois.

- Fin -