Discordance Suprême Libre
[ 06 MAI 2042 ]
Charlie, 12 ans.
1ère Année
Charlie, 12 ans.
1ère Année

Un pas. Froideur. Cape. Attache. Un autre pas. Attente. Poids. Litanie. Un pas. Nuance. Fluctuation. Lumière. Un autre pas. Désir. Jaune. Haine. Un pas. Soi. Puissance. Phare. Un autre pas. Chagrin. Tendresse. Partiel. Un pas. Lettre. Ennui. Abandon. Un autre pas. Mort. Morphée. Fin. Quatre Temps pour le battement d'un Éternel. Quatre Temps pour le ressenti de l'Unique. Quatre Temps pour l'ardeur du Lien. Quatre Temps pour la mesure de mon Moi. Seulement quatre, pas un seul de plus, pas un seul de moins. Quatre.
Je marchais vers ma destination. Pour occuper mon esprit, j'avais un jour essayé de me déplacer sur la totalité de mes pieds. Impossible. J'avais eu une douleur horrible dans les talons qui s'accumulait à mes autres souffrances. Non physiques. Persistantes. Expansibles. Alors je gardais cette habitude de me déplacer sur la pointe des pieds en toute discrétion, même si ça ne me servait plus à grand-chose. Surtout aujourd'hui… et demain… et les autres jours. J'avais décidé d'arrêter le piano. Depuis la chorale, j'en faisais presque tous les jours en cachette ; dans une salle du deuxième étage, après les cours, je jouais jusqu'à l'exténuation. Je devais arrêter. Ça faisait partie d'une Autre moi, une moi qui était forte et pas misérable, une moi qui combattait le vent contraire et qui ne se laissais pas embarquer, une moi qui vivait avec Papa et pas avec les Autres, une moi qui était compositrice et pas magicienne, une moi qui était intéressante et pas banale, une moi qui vivait sans pleurer, une moi qui riait sans forcer, une moi qui ressentait sans les Orbes. Bordel ! Que j'aurais aimé être au club de Big Jam pendant cette soirée inqualifiable dans les sous-sols. Je le souhaitais de toute ma volonté. Au moins, elle m'aurait vue quand j'étais moi, elle m'aurait vu réellement. Je ne me serais pas énervée, peut-être même que je l'aurais ignorée. *Pas ça* coupa ma conscience, sèchement.
Voilà exactement ce qui me fatiguait : le dilemme corrosif qui rongeait mon temps. Je n'étais jamais totalement dans l'immaculé et jamais totalement dans la crasse. Si j'essayais de fuir, je me faisais rattraper. Si j'essayais de comprendre, je me faisais punir. Je ne plongeais jamais et ne reprenais jamais ma respiration. Je devais respirer et me retenir de respirer en même temps et par la même ouverture : mon esprit. Si je respirais, je me noyais et si je me retenais, je manquais d'air. J'étais fatiguée. Je voulais Aelle. Plus que tout.
Expirant lourdement, ajustant ma cape, je continuais à battre ces couloirs de la mesure de mon être. En symbiose avec moi-même, toujours moi. J'essayais de porter une attention particulière aux détails que je connaissais par cœur ; je devais perdre mon propre esprit. La conclusion de toutes mes pensées étant toujours la même, je ne m'habituais pourtant pas. Je ne progressais pas. Je digressais plus loin, plus profondément à chaque fois. C'était donc aussi simple que cela : je devais arrêter de réfléchir profondément. J'allais m'attaquer à tout, sauf à ce qui me faisait mal. Le piano me faisait mal. Y jouer était tellement naturel, instinctif pour moi, que je ne pouvais pas empêcher mon esprit de penser sans relâche, avec la même conclusion. Infinie.
Je me dirigeais vers la salle où était entreposé l'instrument, pour me libérer de ce débrideur d'esprit, ce carcan de mon existence. Je devais arrêter. Maintenant, j'étais une sorcière. La douleur de ce fait était atroce ; je devais m'y faire, je devais l'accepter, l'assimiler, l'appliquer. J'étais une sorcière et j'allais être occupée. *Oh oui…*. Tellement occupée que je n'aurais plus le temps de m'embourber, plus le temps de vivre, plus le temps d'être ce qu'Aelle m'a refusé : son temps. Elle m'a refusé explicitement, elle m'a rejeté sans regard, elle m'a abandonné sans mots ; c'était trop demandé, peut-être. Elle était trop demandée, peut-être. Je comprenais tout ça. Elle était le genre de personne qui accumulait les rencontres comme des copies de parchemins. Je comprenais tout ça. Ce qui me torturait n'était pas tous ces faits ; les faits ne m'intéressaient pas. Ce qui me tuait à petit feu, ce qui me lapidait à l'infini, ce qui me blessait profondément était bien plus simple que des faits : mon corps. La transcendance que j'avais ressentie dans chaque petit millimètre de ma peau, c'était une sensation encore plus forte que l'implosion que je ressentais avant ce Temps. Avant Tout. Quand j'étais Autre et que je passais mon temps avec Papa. Maintenant, la simple idée de ne plus pouvoir plonger dans l'Océan me détruisait. À présent, elle était une simple Vague. On m'avait retiré ce que j'avais toujours cherché. Sans délicatesse. Ça faisait mal. On m'avait arraché et ça faisait horriblement mal.
Il était extrêmement tôt, les cours débutaient dans deux heures et je reconcentrais mon attention sur des détails autour de moi : cette pierre tailladée, ce tableau tordu, ce coin de fenêtre infesté par des bêtes. Mon esprit s'était encore perdu, avec toujours la même conclusion. TOUJOURS. Je le savais, je m'y attendais, mais ça n'empêchait pas l'inondation de mes yeux. Pour l'instant, je m'en sortais bien. Je ne pleurais pas et — de toute façon — je n'avais plus peur de laisser couler ces fleuves de l'enfer. Haïssables. Tortueux. Immondes. La seule condition qui pouvait me rebuter était la présence des Autres. Personne ne devait me voir, sinon j'allais avoir droit aux : « Ça va ? » ou « Pourquoi tu pleures ? » ou le meilleur de tous « Tu veux en parler ? ». Ça ne m'était jamais arrivé et j'espérais que ça n'arriverait jamais. Rien qu'à imaginer ces questions pourries, mon agressivité pointait le bout de sa puissance.
Ce n'était pas comme Nora. Avec ses mots-miroirs. Quand je m'étais réveillée, je n'avais pas eu l'impression de parler à une personne, c'était comme si elle avait été là pour diriger mon esprit. Elle avait bien fait, cette tomate-chat. Elle m'avait décidée à accepter ma condition magique. Enfin… J'avais décidé de ça depuis longtemps, elle était juste le bon déclencheur. Ce bouton non utilisé depuis des mois et des mois, elle avait appuyé dessus. Pendant un instant, j'avais cru apercevoir une rétractation de ma douleur. Grâce à la nouveauté de TOUT ça. Grâce à la magie. Grâce à Nora. Grâce à moi-même. Je devais m'occuper, surtout ne pas être profonde ; toucher à tout, m'essayer à tout. Je devais balayer, pulvériser mes pensées. Je devais étouffer ma douleur. Je ne voulais plus me lever en pleurant, me doucher en pleurant, marcher en pleurant, crier en pleurant, écrire en pleurant, vivre en mourant. Je ne voulais plus.
Je n'étais pas frileuse, pourtant le froid à Poudlard était glaçant. Même dans ma cape, je sentais la caresse désagréable du froid sur ma peau, la vapeur glaçante dans mes bronches et le vent gelant sur mon visage. C'était totalement désagréable, ce froid était une calamité de plus. J'avais souffert pendant l'hiver. Maintenant, ça allait beaucoup mieux.
Les mains bien au fond des grandes poches de ma cape, je me postais en face de mon Antre. Cette porte en bois était assez épaisse et je remerciais le ciel pour l'existence de la pièce qu'elle renfermait. J'y avais passé tellement de temps que je ne savais plus où nous en étions dans l'année. La notion de temporalité était une option que je ne m'offrais pas, c'était bien normal, puisque j'attendais indéfiniment. Rien ne pouvait me raccrocher à un jour particulier, je n'avais aucune attache, aucune envie de suivre la linéarité des Autres. J'étais dans mon rêve, bloquée dans une boucle du temps. Crachant mes pensées pour essayer de m'en sortir ; rien. Plus j'étais bloquée et plus je me rendais compte que je n'étais pas dans une boucle, mais bien un cataclysme du temps. Sans œil au centre, sans protection pour moi, j'en prenais plein la gueule et ça n'en finissait pas.
Dès que j'ouvris la porte, mon regard se posa sur le piano qui trônait là, juste en face de moi. Insolent. Annihilant. Sa vue me serra la poitrine, j'allais abandonner une partie de mon être ; je devais le faire. J'étais forte, j'allais le faire. D'un pas léger, je me postais juste en face de toutes ces touches blanches et noires. Dès que je tapotais sur ces couleurs binaires, mon âme s'exprimait, et il n'y avait rien de pire que laisser mon âme exposer sa douleur. *Quoi de pl…*.
J'avais inconsciemment posé le doigt sur une touche sans la presser, mon attention était portée sur autre chose. Je contemplais la trace noire sur la base de mon index. Aussi noire qu'une mineure, aussi sombre que ces demi-tons, elle me narguait ; se moquer de mon envie d'arrêter de jouer. « Tss… » chiquais-je en détournant le regard, essayant de ne pas trop réfléchir. Maintenant que j'étais en face de l'instrument, je ne savais plus quoi faire. Je ne pouvais pas le casser, sinon j'allais me taper une retenue. Je ne pouvais pas le laisser ici, sinon j'allais être trop tentée. Je pouvais peut-être le ramener à Miss Beauchamp. Il n'y avait que cette solution. Je restais plantée là. Voilant ma volonté par la réflexion impertinente. J'observais ma tristesse, droit dans les yeux. Une ode à la fin. Une sépulture d'existence. Je devais briser le lien. *Peut-être…*.
Je m'assis sur une petite chaise en bois et commençais un rythme lent, parsemé de petites levées. Je ne savais pas vraiment ce que je jouais, c'était instinctif, naturel. Dès la première note, je plongeais en essayant de respirer. C'était horrible.
Papa me le disait tout le temps. *Ouais*. Après la résolution de quelques notes, je m'arrêtais. Présentant une accalmie à mon esprit, accueillant le sceau de ma pensée paternelle : « Quitter signifie oublier ». Une larme soudaine éclaboussa sur le piano. *Oublier…*. Non. Ce n'était pas vrai. Il mentait et c'était déchirant de me rendre compte à quel point il mentait. Mes pensées étaient saccadées. *Pourtant…*. Je ne l'avais jamais oubliée. Une autre larme s'écrasa contre le piano. Je fermais les yeux. *Aelle*. C'était faux. Quitter signifiait souffrir. Avoir une douleur sourde, profonde. *Bordel !*. Une douleur lourde, abyssale. Quitter signifiait la fin. Je sentais couler mes larmes grâce aux divers sillons creusés sur mon visage. Aelle était là. Toujours là. *MENTEUR !*. Je levais mes mains au-dessus du piano, en lévitation sur les touches. Quitter signifiait mourir. Bordel. *Et tu m'as tué*. Alors je devais renaître.
Chute. Myriade. EXPLOSION. Mes doigts tombèrent violemment sur le piano. Ils se mirent à frapper les touches sous l'influence de ma colère. Sous la tristesse de mon désespoir. Sous le discours de cette sépulture. Frappant avec une certaine harmonie, je me mis à faire des accords discordants. *DISCORDANTS !*. Je ressentais une colère haineuse contre Papa, une répulsion soudaine contre Aelle, une implosion saignante contre le destin. Je n'étais que Haine puisqu'au bout de tous mes chemins, cette Haine m'attendait et me tendait sa main osseuse. J'engouffrais la mienne dans la sienne en frissonnant. Elle était partout cette grande Haine. C'était un signe. Je frappais les touches avec rage. L'écho de cette discordance était fort, je n'avais pas baissé le son. Je ne me cachais plus. Je pleurais abondamment, le torrent de larmes mouillait les touches du piano, mes doigts glissaient, mais je n'allais pas m'arrêter ! Je ne raterais aucune note. AUCUNE.
Ce n'était pas assez discordant ! PAS ASSEZ ! Même si je le voulais, je n'arrivais pas à produire une vraie discordance. *Pas toi !*. Le piano m'abandonnait lui aussi ! Je n'y arrivais pas. *Bordel de merde !* jurais-je en rageant intérieurement. Deux notes. Une dernière.
Ma tête se dirigea droit vers le piano et le choc fut brutal. Mon crâne avait pressé plein de touches en même temps, créant la meilleure discordance que ce monde est porté. Ce n'était pas harmonieux, c'était simplement douloureux. J'écoutais l'écho de ce son pendant un instant, j'étais secouée de légers hoquets. Je pleurais toujours, horriblement. Mon nez coulait, ma bouche déversait sa salive, mes yeux étaient noyés ; pourtant, c'était à ce moment-là que je me rendis compte d'une chose : toute ma vie, j'avais cherché l'expression parfaite de la douleur sans trouver le moindre indice. Je comprenais enfin. C'était juste sous mes yeux : frapper ma tête contre les touches d'un piano. Voilà ce qu'était la réelle sauvagerie, la réelle douleur.
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*Inspire. Expire. Inspire*