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20 mai 2018, 18:38
Le petit prince des grands couloirs
   C’était une championne de duels. La championne d’Europe. Elle était mieux que ce que je pensais. Je me demandai pourquoi elle n’était pas aussi championne du monde, mais pensai que ce n’était pas si grave, puisqu’elle s’était vengée ou avait au moins essayé de le faire. Je trouvais sa vengeance un peu insuffisante, mais elle avait le mérite d’exister ; Aude Luneau remonta un peu dans mon estime.
Je voulais pourtant résoudre un problème qui me tracassait à son propos. Concernant celui qui avait tué ses parents, elle voulait lui faire du mal aussi, encore plus que si elle le tuait seulement. Cela me semblait être une bonne idée, je ferais probablement (presque) pareil. En fait, si c'était moi, je le ferais mieux.

« Si…, hésitai-je. »

    Je réfléchis à ce que je ferais pour me venger, quel châtiment je choisirais, si on tuait quelqu’un que j’aimais – mais c’était plus difficile de se projeter car je n’étais pas sûr d’aimer assez quelqu’un pour réveiller mon imagination. Je fis alors un classement mental de ceux que j’aimais le plus, mais des tonnes d’arguments contradictoires s’entremêlaient, si bien qu’il m’était impossible de savoir si je préférais Papy, Mamie, Maman ou mon chat – finalement, je conclus que je me préférais moi.

    Je regardai Aude Luneau à nouveau et penchai la tête sur le côté.

« Mais moi, j’aurais pas attendu qu’il vienne à moi et j’attendrais pas un jour. Et si j’avais rien trouvé qui aurait pu me conduire à lui, ben j’aurais cherché ailleurs jusqu’à ce que je trouve. J’serais pas devenu directeur de je-sais-pas-quoi avant ça. Franchement, c’est une perte de temps. »

  Je fronçai les sourcils et croisai les bras. L’idée de rester gentiment à attendre mon ennemi me semblait complètement stupide. Il fallait se bouger ou ne rien espérer – et pour moi, le choix était vite fait. Ce que je veux dire, vous savez, c’est qu’il y a cette histoire avec le beurre et l’argent du beurre, et puis celle qui dit que quand faut y aller, faut y aller.

  J’imaginai ce crime non vengé, alors je poursuivis, indigné :

« C’est vrai quoi, si ça se trouve il est tranquille chez lui à lire son p’tit journal tous les matins dans son p’tit fauteuil, là ! Moi si j’étais vous, j’le laisserai pas être tranquille, je voudrais qu’il ait peur tout le temps, qu’il ait peur de me voir débarquer même quand il prend sa douche ou quand il est aux toilettes, genre vraiment tout le temps, qu’il sache que je suis prêt à le retrouver et que je peux y arriver à tout moment, vous voyez ? Et quand je l’aurais, BAM ! »

  Je haussai le menton, très fier de moi et de mes idées. Je me sentais puissant rien qu'à imaginer tout ce qu'il était possible de faire, dans une vie.

« Moi j'vais le retrouver votre Sepulmachin, si c'est comme ça, et en échange, vous me direz comment faut faire pour devenir un champion de duels. »

    J'observai alors les chevalières et rêvai de mon sacre futur, du jour où je deviendrai champion de duels et Roi du monde.

Siehst, Vater, du den Erlkönig nicht?
Den Erlenkönig mit Kron’ und Schweif?
21 mai 2018, 18:48
Le petit prince des grands couloirs
53.


Il y avait chez Owen beaucoup plus de Kristen que je ne l’avais imaginé au début. Au-delà des charmantes mimiques empruntées à sa mère, Owen cultivait (peut-être bien sans s’en rendre compte) le même goût du risque inconsidéré et cette vision tranchée et sans bavure de la justice. Une justice qui chez l’un comme chez l’autre ne s’exprimait qu’à travers l’individu. Loin, très loin, des tribunaux officiels.

J’avais eu tort. Owen tenait certainement plus de sa mère que de son père. Mais cette révélation n’était accessible que si on se donnait la peine et le courage de s’abimer les ongles en grattant la surface de son épaisse carapace. Une autre similitude partagée par la mère et le fils, songeai-je en souriant à Owen.

« Ça me semble un marché tout à fait honnête, dis-je, réellement attendris par la détermination sincère qui brillait dans ses petits yeux. Je ferai de toi le plus grand duelliste du monde et en échange tu m’aideras à punir le meurtrier de mes parents, marché conclu ? »

Que penserait Kristen de tout ça, je l’ignorai, mais ce marché me semblait un pont inespéré jeté entre Owen et nous…

« Pour sceller notre accord et en guise de ma sincérité, je t’offre l’une de ces deux chevalières, ajoutai-je en captant l’attrait qu’elles exerçaient sur cette petite tête pleine de rêves insensés. Laquelle choisis-tu de garder avec toi ? »

… un moyen, qui sait, de tisser des liens durables et peut-être, un jour, de former une véritable famille dans laquelle Owen se sentirait parfaitement intégré et épanoui.

De la même façon que Kristen avait fourni une aide inconditionnelle à ma fille pour lui permettre de vaincre ses démons, il me semblait que le moment était venu pour moi d’apporter mon aide inconditionnelle à son fils pour qu’il vienne à bout des siens.
29 mai 2018, 21:17
Le petit prince des grands couloirs
J’étais moi-même surpris par la tournure des événements. Je ne savais pas pourquoi ni comment on en était arrivé là. J’étais parti plein de mauvais sentiments, plein d’une envie certaine de détruire cette dame, et maintenant je ressentais le besoin de m’allier à elle. Il fallait qu’elle m’apprenne des choses, et après on verrait bien ce que ça donnerait. Quand elle se proposa de m’offrir l’une de ses deux chevalières, symboles de ses victoires, je n’hésitai pas une seconde. Bien sûr, je choisis celle qu’elle avait reçue en tant que championne d’Europe.

Les derniers mots que je dis à Aude Luneau ce jour-là furent : « Vous êtes cool ! » et, confus, je m’éclipsai. J’avais l’étrange sensation d’avoir trahi ma volonté première, celle qui me hurlait que je devais être le pire ennemi de cette sorcière. Pourtant, je n’y pouvais rien. J’avais même envie de prouver à cette femme que je pouvais effectivement l’aider à retrouver son Sepulmachin – encore fallait-il que je réussisse à retenir son nom. Du haut de mes onze ans, j’étais déterminé à faire de grandes choses et à m’entourer de grandes personnes : si je voulais rester proche de ma mère, pourquoi m’étais-je mis en tête de ne pas tolérer la présence de cette Aude Luneau ? C’était une championne de duels, après tout. Entre ces deux-là, j’étais sûr que je pourrais apprendre plein de choses et devenir puissant.

Je gardai cette chevalière très précieusement. J’avais décidé de me procurer une chaîne pour l’accrocher à mon cou, persuadé que les bagues, c’était plutôt un truc de filles.

Siehst, Vater, du den Erlkönig nicht?
Den Erlenkönig mit Kron’ und Schweif?