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15 mars 2018, 04:28
L'Instant Tant Atemporel  SOLO 
[ 2 NOVEMBRE 2042 ]
Charlie, 13 ans.
2ème Année



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Assise à moitié nue, je surveillais la porte d’entrée. Je n’avais pas de rideau à mon lit, et si quelqu’un rentrait, j’allais le défoncer. Personne ne devait me voir comme ça, en culotte. Lloyd était sortie, cette abrutie d’infirmière. *Fait froid*. Détournant mon regard, je vis une couverture sombre sur mon lit de substitution ; en un geste rapide, je l’enroulais autour de mon corps. C’était mieux.

C’était long.

Je l’avais oublié. Le tic-tac. Tournant mon regard vers l’horloge trop petite, je laissais mon esprit s'introduire dans cette mécanique. Le premier mouvement de l’aiguille était bien plus lent que les autres ; la première seconde durait en fait deux secondes, j’en étais sûre. Il y avait soixante et une secondes dans une minute finalement. *La barbe…*. Le tic-tac devenait trop fort dans mon crâne, détournant les yeux, je préférais surveiller à nouveau la porte d’entrée. Tout était calme, et le tic-tac ne se fatiguait pas.

Long…

Je n’avais plus mal aux poumons ou au ventre depuis plusieurs mois, mais ce foutu entretien à l'infirmerie continuait quand même ; ne se fatiguant jamais. Je n’en pouvais plus, rester un après-midi complet assise à… Ma tête se tourna brusquement, j’avais entendu un...
« Ah, c’est toi… » murmurais-je. Dans ma tête ou à voix haute, je n’en avais aucune idée. C’était le tic-tac, je l’avais oublié pendant quelques secondes, dix secondes qui n’en contenaient que cinq ; le temps n’avait aucun sens. Je préférais replanter mon regard sur la porte d’entrée, à la recherche d’une quelconque agitation, à la recherche d’autre chose qu'être obligée de réfléchir pour ne plus entendre ce foutu tic-tac. Je ne comprenais pas pourquoi l’école était si silencieuse quand j’étais ici, c’était comme si tout le monde se cachait derrière la porte, en chuchotant tellement faiblement que je n’entendais rien et qu’ils me faisaient une bonne petite blague dans le silence néantique qui les définissait si bien. *Ça m’fait chi… Han... Pense à Yuzu*. Ça devait se passer comme ça ; à chaque fois, je finissais par penser à elle. Comme si elle était mon seul bouclier contre le tic-tac. *Oh la barbe !*. Je l’avais si bien oublié ! Et maintenant, je l’entendais à nouveau, ce foutu tic-tac. *Yuzu…*. Yuzu. Je ne lui avais jamais demandé de venir avec moi, je ne pouvais pas me déshabiller à côté d’elle ; déjà qu’avec Lloyd, j’avais l’impression de me salir profondément, alors je n'imaginais pas avec Yuzu. Non, je ne pouvais pas l’amener ; elle ne savait rien de toute façon, personne ne savait rien. Et je n’avais aucune envie d'en parler, à qui que ce soit.

Mes doigts s’enroulaient autour de l’espèce de couverture pendant que le tic-tac était de retour pour me frapper le crâne. C’était foutrement trop long.

Tout était écrasé : mon cœur, ma volonté, ma tête. Tout. *T’fous quoi Yuzu ?*. Qu’est-ce qu’elle pouvait bien foutre ? Je n’arrivais jamais à me rappeler de son emploi du temps. Peut-être qu'elle était en cours, ou dans les dortoirs à se demander où est-ce que j’étais. Non, on était en plein après-midi, à cette heure-ci, elle ne devait pas penser à moi. Alors que je pensais à elle, moi. *Parce qu'j’ai rien à foutre*. Ouais, parce que je foutais rien. Je ne pensais pas à elle pendant que je m’entrainais ou que je rattrapais mon retard théorique, je ne pensais pas à elle dans mon Antre ou pendant que je traversais les couloirs sans regarder les Autres. Les uniques fois où je pensais à elle, c’était à mon réveil et avant de m'emdormir ; comme si elle était ma transition pour l’inconscience. Ouais, elle était un peu de ça ; elle me permettait d’entrer dans des états différents.

Déjà deux mois de cours.

Quand je la saluais tous les jours, ça me faisait le même effet qu’avec Papa ; cette impression de toucher des lèvres connues depuis toujours, comme si elle était ma sœur. Peut-être que c’était ça d’avoir une sœur. *Mam...*. La Peste. Pas elle. Surtout pas elle. Mon esprit prenait le dessus sur moi, je devais arrêter d’imaginer. Yuzu devait sûrement travailler en ce moment, comme elle faisait souvent. Le tic-tac. Cette fois-ci, mon regard ne se tourna pas vers lui. L’ignorer, simplement faire comme s’il n’existait pas.

Ignorer. Ignorer. L’Ignorer, faire comme si elle n’existait pas. Comme si elle n’existait pas, et qu’elle n’avait jamais existé.

J’avais peur. Tous les jours, j’avais peur. Peur de la croiser en tournant, peur de la voir en marchant, si peur de sentir sa présence en courant. Dans mon dos, cachée. Elle était dans l’école, je le savais, elle était partout, mais partout là où je n’étais pas. Quand Yuzu sortait du Dortoir, et que je restais seule, mon regard se tournait vers ma valise, comme si elle m’appelait, ce qui était faux. Il n’y avait plus rien d’elle dans mes affaires, alors, je ne savais pas pourquoi je persistais à regarder cette valise au cuir trop neuf, à l’odeur trop fausse. Je la regardais et j’attendais, comme une abrutie ; mais je m’en rendais compte qu'après coup : quand j’étais déjà en train de fixer ma valise. Comme ce foutu tic-tac qui hurlait sa présence dans mon crâne à l’instant même où je prenais conscience de son absence. Ouais, je ne l’avais pas revue, elle ne m’avait jamais répondu ; j’avais raison, elle s'était foutue de moi.

Je serrais ma couverture plus fort autour de mon corps.

Elle s’était foutue de moi ; je lui en voulais, je ne lui pardonnerais jamais. Le tic-tac tapait, mais j’avais l’impression qu’il frappait plus vite. *J’te r’garderais pas sale merde*. Je me l’avouais maintenant, je ne me mentais plus à moi-même, j’aurais aimé la revoir. Même si je ne pensais pas pouvoir supporter son rire ni son sourire, je voulais au moins revoir ses yeux. Ils m’avaient fait quelque chose, ses foutus yeux ; et je me rappelais que c’était horrible, mais j’avais oublié pourquoi. Comme des trous béants dans un rêve délaissé, je ne me rappelais plus. La seule chose dont j’étais sûre, c’était mon touché ; je l’avais touchée, ça n’avait pas duré longtemps, mais je l’avais fait. J’avais tellement eu envie de le faire, je me rappelais de l’espèce de flottement qui m’avait retourné la cervelle. Mon crâne avait fondu. Pour elle, ça devait être normal, et pour moi aussi ça aurait dû l’être ; j’aimais toucher, c'était normal. *Mais bordel*. Avec elle, c'était tout sauf normal. C’était… Je ne savais pas.

La lumière était trop forte ou mes yeux avaient décidé de me faire chier ?

Oh. Le tic-tac ; le retour de la symphonie à deux notes. Quelle beauté, quelle finesse. Je n’en pouvais plus de ce bruit, et en même temps, je ne voulais pas qu’il s’arrête. Me laisser dans le silence complet ne me plaisait pas, je n’avais même pas de piano pour combler ce vide ; vide que j’aimais, mais pas en cet instant. En remettant la couette bien autour de moi, je vis la couleur de ma peau. *T’avais quelle couleur, hein ?*. Blanche. J’étais presque sûre qu’elle était blanche ; j’avais aimé sa couleur, mais je ne l’avais pas bien regardée. Ses yeux étaient trop grands, ils prenaient toute la place et ils m’avaient broyée.
En soupirant, je baissais la tête sur mes cuisses, elles me donnaient l’impression d’être deux landes volcaniques entourées par des montagnes obscures et pas si menaçantes que ça ; la couette n’avait pas vraiment une texture crédible. Elles avaient grossi ces cuisses, alors je ne grandissais pas. J’étais en train de me ratatiner comme un blaireau. *Pouffy*. C’était une pouffy. Une si belle pouffy.

Un cri d’enfant perça l’épais vitrage, je n’eus même pas l’envie de lever la tête.

Et si je la revoyais ? *Non*. De toute façon, elle ne me reconnaîtrait même pas, mes cheveux avaient beaucoup poussés, mes seins commençaient à sortir et mes cuisses me donnaient l’impression d’être une foutue dinde. Elle ne me reconnaîtrait pas ; mais moi, je la reconnaitrais, elle, j’étais sûre de ça. Dans sa bande d’Autres, je la reconnaitrais comme la première fois et je l’observerais jusqu’à ce qu’elle disparaisse. Au moins, pour me rappeler de sa tronche, je la regarderais jusqu’au bout. J’arrivais à tenir ma promesse, je ne pensais plus à elle. C’était la troisième fois depuis ma décision que mes pensées chatouillaient mes souvenirs troués d’elle ; ouais, la troisième fois, précisément. Mais ce n’était pas penser à elle, c’était simplement laisser mon esprit se perdre dans ce qu’il me restait de mon ancienne vie. C’était juste pour ne pas oublier qu’elle m’avait abandonnée, avant de me tuer.

Voyons voir…

Ma tête se releva brusquement, Lloyd était enfin revenue. Et le foutu tic-tac reprenait dans mon crâne.


FIN

je suis Là ᚨ