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21 mars 2020, 01:21
Ce fichu ventre tordu  OS 



3 novembre 2044
Infirmerie — Poudlard
4ème année



Le plafond est plein d’aspérités. J’ai essayé de les compter, mais je n’y suis pas parvenu. Je crois m’être arrêté à soixante-dix neuf. Une fois passé ce nombre, c’est le trou noir. A un moment, alors que je regardais un garçon à la tête misérable lire un magasine, je me suis souvenu que j’étais censé compter les aspérités du plafond. C’est à cet instant précis que je me suis rappelé du nombre soixante-dix neuf et que j’ai compris que ma concentration m’avait encore lâchée. Cela m’a donné envie de pleurer. Voilà pourquoi je suis actuellement en train de regarder le plafond, sans compter les aspérités qui le parsèment, cette fois-ci. Mes larmes coulent sur le côté de mon visage, rentrent dans les oreilles et mouillent mon oreiller. Je n’arrive pas à les essuyer. Merlin, c’est idiot, n’est-ce pas ? Je suis allongée comme un fichu macchabée et je suis incapable de lever le bras pour m’essuyer le visage. Tout cela parce que la douleur grouille dans mon épaule et descend jusqu’à ma main ; que ma tête est lourde et que la douleur endort ma combativité ; que je n’ai aucune force pour lever mon bras, ni même pour tourner la tête à gauche et à droite pour arracher ces larmes de mon visage. Alors je reste ainsi, bloquée en moi-même, reniflant pitoyablement parce que me moucher également m’est impossible. J’espère qu’Aodren ne se pointera pas maintenant. *Thalia !*. Ô, Merlin ! Je t’en supplie, je t’en supplie, fait que Thalia n’arrive pas maintenant, empêche-la de venir ! Elle m’a déjà vu assez misérable comme cela, je ne supporterais pas de voir son regard plein de pitié sur moi.
C’est faux.
Merlin, je ne sais plus ce que je veux. Et ces larmes qui ne veulent pas quitter mon regard ! Une nouvelle vague salée coule le long de ma tempe, elle est chaude, elle est désagréable. Je veux que Thalia soit là, qu’elle me parle de ce qu’il se passe dehors, qu’elle continue à me lire mes cours, qu’elle fasse n’importe quoi mais qu’elle se contente d’être là, c’est tout. Au moins, quand elle est là, j’oublie de penser. Je me contente de la regarder et de l’écouter — quand j’y pense. Je n’ai pas besoin d’essayer de me concentrer et ainsi, je ne remarque pas que je suis absolument incapable de me concentrer. Mais elle n’est pas là, alors je continue à sangloter doucement parce que j’ai perdu le fil de mes pensées et que j’ai oublié que j’étais en train de compter les aspérités du plafond. 

Le temps est long, le temps est lent, le temps est fatiguant. J’ai essayé de lire. J’ai mis un temps infini à finir la première page, après l’avoir recommencé trois fois. Et encore, je suis passée à la suivante sans même savoir ce que la première racontait. Le mal de tête qui a suivi cet échec m’a forcé à me calfeutrer sous la couverture, agressée par la lumière du jour et le bruit des Autres. Les vagues de douleur s’infiltraient dans ma conscience, bousillant toutes mes pensées, me laissant gémissante et larmoyante. Pourtant, si j’avais eu le journal sous la main je l’aurais lu. Je veux savoir ce qu’il se passe ailleurs. Ce qu’il se passe dans le monde pour que des tarés encapuchonnés en viennent à penser qu’attaquer des élèves lors d’un bal d’Halloween est une bonne idée. Cette pensée ne veut pas quitter mon esprit ; je veux savoir, je veux savoir. Mais je n’ai pas de journal sous la main. Malgré mes demandes incessantes, Aodren a refusé de m’en apporter un. Selon lui, il serait très mauvais pour moi de me concentrer sur le contexte actuel ; selon lui, je dois penser exclusivement à ma guérison, au moins jusqu’à ce que je sorte de l’infirmerie. Alors je n’ai pas de journal, je n’ai pas de Thalia pour me lire quelque chose, je n’ai rien du tout, si ce n’est ma tête douloureuse, mes pensées qui se font la malle et mon mal-être qui s’agite comme un Monstre au fond de mon corps.

L’ombre me recouvre sans que je ne m’y attende. Je tourne brusquement la tête dans sa direction. Là, j’aperçois le regard rassurant de l’infirmier. Je déglutis difficilement et tourne la tête de l’autre côté pour ne pas qu’il aperçoive mes larmes. Normalement, celles-ci auraient dû cesser de couler, elles cessent toujours de couler lorsque les Autres sont dans les parages, mais non. Non, ma gorge se noue et mes yeux se remplissent encore de larmes, et celles-ci coulent sur mon visage, et je dois les enfermer dans mon corps pour que mes épaules ne tressautent pas, pour ne pas m’effondrer en sanglots douloureux. Je ferme les yeux très fort. L’homme farfouille sur le côté de ma table de chevet, mais il s’en va rapidement. Je laisse passer quelques instants, le temps que je parvienne à repousser la force de mes pleurs, le temps que la douleur dans ma tête s’apaise, puis j’ouvre lentement les yeux. Le paravent qui me sépare de la fille aux cheveux sombre est tiré. Tant mieux. Je vérifie que mon petit coin d’infirmerie est vide avant de me tourner vers la table de chevet, reniflant bruyamment et trouvant enfin la force *ça fait mal, p’tain* d’essuyer mes larmes salées.

Mes yeux caressent ma table de chevet et se posent sur le petit mot plié en deux. Sur la face qui est tournée vers moi je peux lire : A l’intention d’Aelle Bristyle. *Un mot ?*. C’est pour un mot que l’infirmier s’est déplacé jusqu’ici ? J’essuie mon nez du revers de la main et entreprend lentement de me redresser. Chaque geste m’est douloureux, mais je me sens déjà mieux qu’hier. J’ai l’impression que jamais je ne redeviendrais celle que j’étais. Jamais je ne cesserais d’avoir mal et jamais je ne pourrais me déplacer ou tourner la tête sans gémir de douleur. Je le sais, j’en suis persuadée. Je resterais ainsi pour toujours, c’est obligé. Aodren ment quand il dit le contraire, l’infirmier ment quand il dit que j’irais mieux. Ce sont tous des menteurs, des putains de menteurs. Je me laisse retomber sur mon oreiller et me penche misérablement pour attraper le petit mot.
Qui peut bien m’écrire ?
Thalia viendra normalement bientôt me voir. Aodren est parti il y a moins d’une heure. Et je ne connais personne dans cette fichue école. Et si c’était Papa et Maman ? Et s’ils m’avaient écrit ? Ao m’a dit qu’il leur avait tout raconté.

J’ouvre le mot et mes yeux tombent directement sur la signature. *Gabryel*. Mon coeur sursaute violemment ; Gabryel ! Il s’agite dans son carcan et tambourine comme un fou dans ma poitrine. Dans mon esprit, je visualise le visage du garçon. Je ne sais pas pourquoi je l’ai en tête depuis plusieurs jours, je ne sais même pas pourquoi je pense à lui ; mais il est là, et en lisant son prénom griffonné sur ce morceau de papier mon coeur remue si fort que je suis obligé de fermer les yeux pour me calmer. Je dois respirer.
Inspire.
Expire.
Et je rouvre les yeux. Pourquoi est-ce qu’il m’écrit ? Merlin, est-ce qu’il va bien ? Et s’il était mort ? *Il t’a écrit, ‘i peut pas être mort*. Fébrile, je commence ma lecture. Une angoisse me tord les entrailles et joue avec mes pensées. Elle les disperse et les écrabouille entre ses doigts glacés.

Ma très chère Aelle, lus-je, je ne sais pas quand tu prendras connaissances de cette lettre. Je sais que tu ne te souviens pas de ma présence au bal *il était là ?* mais je suis resté à tes côtés un long moment avant de m’assurer que tu sois prise en charge pour l’infirmerie.
Il était là, Gabryel était là ! C’est pour cela que je l’ai en tête, que j’ai rêvé de lui avant de me réveiller ! J’essaie de fouiller mes souvenirs, de me rappeler de la soirée du bal, mais rien ne me vient. Des éclats, des sortilèges, la douleur, mais pas de Gabryel. Merlin, je n’y comprends rien, je n’y comprends rien. Mais mon coeur, lui, se fout que je ne comprenne pas. Il bat lentement mon coeur, il est chaud mon coeur. Et mon ventre se tord, comme lorsque je pense au rire de Gabryel et à ces instants que nous passons ensemble.
Je me suis vraiment transformée en une idiote.
Une idiote qui se réjouit qu’un gars l’ait aidé.
Je ne suis plus que cela, désormais, destinée à être aidée, secourue, incapable de me débrouiller seule ; je suis inutile. Je suis incapable.
Mes yeux se sont encore fermés pour empêcher mes larmes de couler. C’est comme cela depuis que je me suis réveillé dans l’infirmerie. Il ne se passe pas un jour sans que je ne chiale, pas une heure sans que ma gorge ne se noue. Il me suffit de penser à la Maison pour avoir envie de sangloter, il me suffit de voir Thalia pour chialer de soulagement, il me suffit d’avoir une petite frustration pour pleurer comme une enfant.
Doux Merlin, c’est ce que je suis, désormais. 
Une gamine qui chiale.

Je renifle très fort et fronce les sourcils. La douleur dans ma tête me fait gémir, mais je m’en contrefous. Je fronce les sourcils, éloigne les larmes et ouvre les yeux. La lettre de Gabryel s’est froissée, je n’avais même pas remarqué que mon poing s’était refermé. Je l'aplatis sur mon genoux, passant plusieurs fois la main dessus pour qu’elle retrouve son air d’avant. Puis je reprends ma lecture, le coeur lourd et chaud à la fois, avec l’impression d’être quelqu’un d’autre, d'être en-dehors de moi, d'être à-côté. 

Nous aurons j’espère rapidement l’occasion de reparler de tout cela de vive voix, je préfère pour le moment te laisser te reposer et reprendre des forces. Va crever, Fleurdelys, je ne te raconterais rien, je ne veux rien savoir, rien entendre venant de toi. Je ne veux d’ailleurs plus te revoir, je ne veux pas voir tes yeux pleins de pitié, je ne veux pas de ta peine, je ne veux rien de toi, rien du tout ! De l’autre côté de ma tête, mes pensées ne sont pas les mêmes ; elles espèrent revoir le garçon rapidement pour comprendre ce qu’il s’est passé, pour savoir exactement comment s’est déroulé l’attaque, pour revoir son visage, réentendre son rire, être certaine qu'il va bien. Et au milieu de ces deux opposés, il y a ma tête lourde et douloureuse.  
J’ai très envie de te revoir bien vite, écrit Gabryel.
*Ah bon ? Pour te moquer de moi ?*
Je pense à toi tout le temps.
*Quoi ?*
Il pense à moi *tout le temps*. A moi ? A moi, Aelle Bristyle ? Pleine de doutes, je replis le mot et regarde sur le recto. C’est bien mon nom qu’il y a écrit là, c’est bien le mien. Alors Gabryel pense à moi ? Pourquoi penserait-il à moi ? Cette pensée est idiote. Mais mes pensées sont lourdes, en ce moment. Mes pensées sont languissantes. Et moi, je n’arrive pas à réfléchir, je n’arrive pas à suivre le cheminement de mes pensées. Alors je ne cherche pas à comprendre. Je laisse tomber ma tête en arrière, fermant les yeux pour me soustraire à la luminosité piquante qui traverse les fenêtres. Le mot de Gabryel est écrasé dans mon poing fermé ; non, pas écrasé : protégé. Ses mots tournent dans ma tête et son visage apparaît sur mes paupières fermées.
Gabryel, chuchote mon coeur, Gabryel.
Et une douce chaleur l'envahit. Je me laisse aller contre elle, me serrant dans ses bras de douceur et la laissant se refermer sur moi. L’idée, même si elle est peut-être fausse, qu’un enfant à l’autre bout du château ait pensé à moi en écrivant ce mot me fait ressentir des choses que je ne comprends pas. Mon coeur sursaute, mon ventre se tord et un sourire veut venir s’installer sur mes lèvres. Mais comment accorder du crédit à mes réactions alors que dans le même temps mes yeux ont envie de se remplir de larmes ? Merlin, pourquoi est-ce que j’ai envie de pleurer en même temps que de sourire ? Pourquoi est-ce que mes pensées ne se détournent pas de ce mot alors que d’habitude elles s'enfuient dans tous les sens ?

Tant bien que mal, je me tourne sur le côté et je glisse le mot de Gabryel sous mon oreiller. Ici, il sera à l’abri. Je pourrais peut-être le lire de temps à autre, et je pourrais me rappeler qu’il a pensé à moi le temps d’écrire sa missive. Oui, ici il est à l’abri. Je pose ma tête sur l’oreiller et je ferme les yeux. J’ai mal à la tête. J’espère que Thalia me réveillera en arrivant. J’ai envie de la regarder, j’ai envie de l’entendre, j’ai envie de la savoir près de moi. Est-ce qu’elle pense à moi, elle ? Et en ce moment même, Gabryel pense-t-il à moi ? Et est-ce que Papa et Maman pensent à moi ? Et Zakary ? Suis-je réellement seule dans ma tête, ou sont-ils avec moi, en pensant à moi ? Est-ce que cela change quoique ce soit à la douleur qui se répand dans ma tête et à mon état misérable ? Est-ce que le fait que l’on pense à moi me fait aller bien, me donne envie d’aller mieux ? *Non*. Non, mais je suis quand même contente que Fleurdelys pense à moi, oui, je suis contente. Je m’endors. Peut-être que je pourrais lui dire que moi aussi je pense à lui. Oui, peut-être le pourrais-je.

- Fin -