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26 mars 2020, 16:29
 OS  L'Astre et les vagues  SOLO 
1er novembre 2044 — au petit matin
Infirmerie — Poudlard
4ème année



La lune flotte dans ma tête. Elle est pâle ; belle. Surmontée d'un chapeau de cheveux châtains et souillée de deux saphirs clignotantes. Pourquoi clignotent-elles ? Un coup elles sont saphir, l'autre coup elles sont émeraudes.
Saphir.
Émeraude.
Saphir.
Émeraude.
Je ne sais pas quelle couleur je préfère. Le saphir me fait mal au ventre et l'émeraude me tord le cœur. Je crois que j'aime les deux, mais de façon différente. C'est possible d'aimer de façon différente, n'est-ce pas ? Oui, c'est possible, tout est possible ici. Dans ma noirceur, rien n'est impossible, rien n'est secret. Je sais tout et j'ai tout ce que je veux. Je suis riche de savoirs et de pouvoirs. Pourtant, dans ma noirceur, il y a une chose à laquelle je ne peux pas échapper, même si je me plonge de toute mon âme dans le saphir et l'émeraude. Cette chose, c'est la douleur. La douleur est partout, elle m'enveloppe comme une cape bien épaisse, me rendant hermétique au reste, me coupant du monde, de mes sensations, et m'empêchant même parfois de visualiser le saphir et l'émeraude, me cachant totalement la Lune et son joli visage de garçon.
Tiens, depuis quand la Lune est-elle un garçon ? Depuis quand la Lune porte-t-elle une touffe de cheveux bruns, un petit nez et cet immense sourire qui secoue le ventre ? Je m'efforce de m'extirper des bras de la douleur pour me concentrer sur ce visage-là. Le garçon n'est pas une lune, c'est un garçon. Ses yeux clignotent toujours. Saphir. Émeraude. Et encore saphir. Pendant longtemps j'observe ce visage sans jamais réellement savoir s'il s'agit d'une lune ou d'un vrai garçon.

La douleur est comme la mer qui frappe aux portes de chez grand-mère Elizabeth et grand-père Ernest lors des grosses tempêtes. Les vagues sont si féroces qu'elles grignotent la falaise et apparaissent brièvement au sommet de celle-ci, devenant visibles à mes yeux curieux cachés derrière le bow-window de la salle à manger. Chaque vague de douleur est comme une agression qui viole ma conscience, s'imposant à moi sans que je ne le désire, m'infiltrant le corps, me faisant oublier qui je suis, devenant la seule chose qui ait de l'importance, la seule chose dont j'ai conscience. Les vagues sont de plus en plus nombreuses et de plus en plus fortes. Mon corps quelque part au loin remue et transpire, les vagues le ramènent peu à peu à la surface, me rappelant que j'existe ailleurs qu'ici, dans un monde fait de cris et de douleurs, de chaos et lumières. Je sens dans mon dos la moiteur du matelas et dans mon nez une odeur tout à fait inconnue ; sous ma tête, le sable est doux, moelleux — mais pas assez pour me faire oublier que j’ai mal, tellement mal, au crâne. Mon corps est enfermé dans un cocon de chaleur, écrasé par une plaque de béton, collé contre le matelas. Il est là et moi je suis dans ma tête, dans ma noirceur, à subir l’assaut des vagues et leurs coups de poignard.

La noirceur me rejette violemment. La Lune *non, le garçon* se détourne de moi. Je me fous de me réveiller, mais toi je ne veux pas que tu t’éloignes. Ma mémoire s’accroche à toi et te verrouille, il me faut te serrer contre moi ou jamais je ne me souviendrais… Jamais je ne saurais… *Quoi ?*
Une puissante vague me noie dans la douleur et m’éjecte de la noirceur.

Le réveil est brutal.
J’ouvre grands les yeux ; mille épines se plantent dans mes pupilles, grignotant mon cerveau et m’arrachant un cri. Je peux parler ! Le garçon, la Lune flotte dans ma noirceur — et la douleur de mon crâne et de mes membres, si forte, m’envoie vagues sur vagues. J’ouvre la bouche pour gueuler : *Gabryel !*.

« Gabryel ! »

Un ramassis dégueule de ma bouche. C’est tout sauf des mots. C’est une boule de lettres, un vomi de voyelles, mais certainement pas un mot. Dans ma tête, c’est clair pourtant. Gabryel. Gabryel. Je vois son visage sur mes paupières douloureusement fermées. Je le vois qui s’éloigne de moi, remplacé par la douleur et par l’élancement douloureux de mon épaule. Et les vagues le recouvrent et ma voix gémit et mon coeur me laboure de ses tambourinements.
Je crois que je ne respire plus.
J’ouvre les yeux et un visage apparaît devant moi. Ce n’est pas Gabryel. C’est Aodren. Mon frère. Ma famille. Aodren. *Ao*. Son visage est trop proche, ses yeux trop humides. La lumière me fait papillonner et me fait pleurer. Les lèvres d’Aodren s’agitent, les mots s’échappent de sa bouche, je les entends. Je sais qu’il parle, qu’il me parle, peut-être même m’explique-t-il ce que je fais ici.
Mais moi, je ne comprends rien.
Ses mots n’ont aucun sens.
Ses paroles ne veulent rien dire.
Un charabia, une langue étrange, je suis perdue, complètement perdue. Je bouge mes lèvres à mon tour, mon coeur tambourinant contre ma cage thoracique, avide de parler, de poser mes pourquoi, de crier ma détresse, mais je ne parviens à formuler aucun mot. De mes yeux coulent des larmes, je crois que je suis en train de chialer comme une petite fille, la peur m'étouffant, incapable de ne pas m'effrayer de la douleur de mes membres et de ma tête. Et mon coeur qui frappe, et ma respiration qui s’amenuise. Je me sens partir, sombrer dans la folie de ma peur qui me brouille la vision, qui obscurcit le visage d’Aodren, qui bourdonne dans mes oreilles, qui frappe contre mon crâne. Je n’avale pas le moindre filet d’air. Je vais mourir ici, incapable de parler, les yeux dégoulinant de pleurs et le corps perclus de douleurs. La tête plein de souvenirs d’un bal dont je ne me souviens même pas, sans savoir ce qu’il m’est arrivé, sans être capable de savoir qui je suis. Je vais crever comme une idio—

Des doigts s’agrippent à mon menton et me le soulèvent. Je rue de toutes mes forces, mais je n’arrive pas à éloigner mon agresseur. C’est Aodren. Pourquoi Aodren veut-il me faire du mal ? Il insère entre mes lèvres quelque chose de froid et un liquide coule dans ma gorge. Je suis obligée d'avaler, même si je pleure et même si je gémis. J’avale et Aodren resserre ses bras autour de mon corps, me serrant contre lui sans savoir qu’il me fait mal à l’épaule et que ma tête est si douloureuse que je pourrais crever là, dans l’instant.
Il ne suffit que de quelques secondes.
Le liquide s’infiltre dans mon corps, je le sens qui agit.
Mes tremblements s’apaisent, le bourdonnement dans mes oreilles diminue. Je peux percevoir quelques bruits, des chuchotements, des draps qui frottent contre des corps et au travers mes paupières, j’aperçois des Autres qui déambulent. Et je reconnais l’endroit où je me trouve ; *infirmerie*.
Mon corps se relâche, mes muscles se détendent. Ma douleur s'éloigne. Elle est toujours présente, mais elle devient lointaine, inutile. Quelque part au fond de mon esprit, je comprends que mon frère vient de m'administrer un philtre apaisant. Mais ma conscience s'en fout. Elle se relâche dans les bras d'Aodren.

Mes larmes sont sèches sur mes joues quand le jeune homme me lâche enfin, me laissant retomber doucement sur le lit et arrangeant les couvertures autour de moi. Je reste ainsi, à demi relevée, les yeux lourd et la tête brûlante. Je tourne la tête pour regarder mon frère qui retrouve sa place sur sa chaise à côté de moi. Son regard me sourit. J'ouvre la bouche pour parler. Ma tête est une inconnue. Je reconnais mes pensées, j'en comprends même certaines mais je n'arrive pas à les mettre en mots. Je suis enfermée dans mon crâne, ouvrant et fermant la bouche comme un poisson idiot, n'arrivant pas à sortir, dégueuler, cracher les putains de mots qui existent sans ma tête.
Qu'est-ce qu'il se passe passe ?
C'est marrant, je panique sans paniquer. Je suis une spectatrice extérieure de ce qu'il se passe dans mon propre corps.
Impuissante, je regarde Aodren se pencher vers moi.

« Essaie pas de parler, » qu'il me souffle. A sa voix, j'entends qu'il a pleuré.  « L'infirmier a dit que ça pouvait arriver. Que t'arrives pas à parler. »

Merlin, mais qu'est-ce que je fais ici ? Pourquoi ai-je mal à la tête ? Pourquoi me sens-je si minable ?

« C'est parce que tu t'es cogné la tête. C'est à cause du sortilège d'explosion qu'a lancé l'autre con…  » Il se tait. Merlin, continue de parler, je ne comprends rien. « Mais attends, tu te souviens de c'qu'il s'est passé au bal ? »

Ah, oui. Le bal.
Non, je ne me souviens pas.
Mais maintenant, je me rappelle du bal. De la musique. Une danse. Thalia. Et après ?
Et après, Aodren ?
*J'dois parler.*

J'ouvre la bouche. « N… N… » Aucun son distinct n'en sort. Rien n'en sort du tout. Je sais ce que je veux dire, mais je suis incapable de le dire. Et je m'en fous totalement, je n'ai même pas envie de pleurer.

« Attends, je vais te raconter. » Aodren rapproche sa chaise. Le raclement des pieds contre le sol me fait grimacer. C'est comme si le bruit était une créature vivante qui me tabassait le cerveau de l'intérieur. Insensible à ma douleur, mon frère se penche et chuchote :  « Pendant le bal, y'a des élèves qui ont attaqué les autres. Ils s'prenaient pour des mangemorts, ces malades. Ils voulaient s'en prendre aux nés-moldus. Mais t'sais, personne s'est laissé faire. Très vite, y'en a qui ont ripostés avec des sortilèges. J'crois même qu'il y a une gamine qui s'est jetée sur les attaquants à main nues ! »

Aodren est un bon conteur. Il met les formes à son histoire à grand renfort de gestes, d'exclamations et de grands yeux surpris. Il me raconte qu'il a été incapable de me retrouver, empêchant des élèves de se prendre des sortilèges ou des morceaux de plafond (j'ai déjà oublié pourquoi le plafond s'est effondré. Les mots rentrent, ne suscitent aucune réaction et ressortent aussitôt). Il dit que beaucoup d'élèves ont été blessés par un vulgaire sortilège, dont moi, et que j'ai dû me cogner la tête en retombant. Il n'en sait pas plus, car lorsqu'il m'a retrouvé j'étais déjà au bon soin de… Je ne sais plus.
Il parle beaucoup, Aodren.
Parfois, sa bouche s'agite mais je n'entends plus rien.
D'autre fois, je me rends compte que j'ai oublié de l'écouter, que je suis en train de penser à la couleur du plafond ou à l'état déplorable dans lequel est mon frère.
D'autre fois encore, j'entends sa voix, ses mots, mais je ne les comprends pas.
« Miss Montmort et d'autres professeurs nous ont protégé, c'était énorme. »
Je ne comprends pas.
Séparément, je connais les mots, mais ensemble je ne comprends pas.
« Tout n'était pas beau à voir… C'était… Difficile. »
Peut-être devrais-je acquiescer pour laisser croire que je comprends ce qu'il me dit ?
« La directrice s'est pointé et à partir de là les choses se sont arrangées. Mais ce n'était vraiment pas… Enfin, tu vois… » Non, je ne vois pas.  « Mais désormais tout va bien. L'infirmier a dit que tu avais un traumatisme crânien et que les symptômes risquent de durer quelque temps. Aelle, tu m'écoutes ? »

Je papillonne des paupières et tourne la tête en direction de mon frère. Je n'avais pas fait attention que mon regard était bloqué sur un Autre allongé dans son lit à l'autre bout de la pièce. J'en reviens donc à mon frère, appuyant sur mon esprit pour le forcer à se concentrer. Ce n'est pas facile, mais j'imagine un filet de pêche qui attraperait toutes mes pensées pour les rassembler.

« Je disais que tu avais traumatisme crânien. » *Ah oui ?*  « Et que tu pouvais avoir plusieurs symptômes à cause de ça dont une… Comment il a dit ? Une apha… Une aphasie. » Aodren se tait et détourne les yeux. Il ne faut pas qu'il se détourne, sinon je ne saurais me concentrer !  « C'est quand t'as des… Difficultés pour t'exprimer et pour trouver tes mots. Mais ça va, t'inquiète, rien de grave, ça partira avec le temps. »

Ton sourire est dégueulasse Aodren et j'adore la danse de la poussière qui se reflète la lumière. J'ai l'impression que mon regard danse en harmonie et que plus rien d'autre n'a d'importance. Mes pensées se diluent et mon esprit s'oublie lui-même. C'est agréable.


Image
Aodren Bristyle, 16 ans
Sixième année, Serpentard
Grand frère d’Aelle


Cela fait une dizaine de minutes qu'elle n'a rien dit. Elle est allongée, les yeux ouverts et perdus dans le vide. Elle semble avoir oublié que son frère se tient près d'elle, qu'il la regarde d'un air soucieux et qu'il tord avec angoisse les manches de son déguisement de vampire. Mais Aodren a parfois du mal à comprendre sa sœur. Peut-être que ce comportement n'est qu'une manière de lui faire comprendre qu'elle ne veut plus parler ? Qu'elle en a marre de son attention ? Mais il ne veut pas la quitter, il ne peut pas s'éloigner. Même si son cœur lui fait mal comme jamais et qu'il aimerait savoir comment le faire taire.

Aelle a l'air d'une vieille malade.
Elle balbutie comme une vieillarde.
Elle se déconcentre comme une vieillarde.
Et panique comme une vieillarde.
Aelle sera déstabilisée, lui a-t-on dit. Elle pourrait avoir des difficultés à se concentrer, à comprendre et à parler. Elle cherchera peut-être ses mots quelques temps avant de les trouver et pourrait être incapable d'en dire un seul au début. Mais Aelle va aller bien, lui a-t-on dit. Avec le temps. Mais Aodren la regarde, il ne la quitte pas du regard et il n'arrive pas à y croire. Elle est toute pâle et ses cernes sont si marquées que l'on pourrait croire qu'elle a été frappée. Ses cheveux sont emmêlés et encore poisseux de sang. Son regard est terne, il en paraît gris, vide, flippant. Sous les couvertures l'on peut deviner à son épaule la couleur blanche d'un bandage qui maintient son épaule gauche en place. La jeune fille paraît toute frêle dans ce grand lit d'hôpital, elle ressort étrangement sur les draps blanc. Et son immobilité fait sursauter le cœur de son frère. Bouge toi ! aimerait-il lui crier. Prouve moi que tu es vivante ! Mais Aelle regarde dans le vide et semble avoir oublié qu'il est là, tout prêt d'elle, à l'attendre, à la veiller.

Aodren a envie de chialer. Il retient ses larmes avec beaucoup de difficulté, refusant de battre des paupières pour les laisser couler sur ses joues. Il n'a pas le droit de pleurer.
*Minable*
Il n'a pas le droit de souffrir.
*Minable*
Il a perdu ces droits la veille en étant incapable de protéger Aelle.

Un mouvement le détourne de ses pensées et il se redresse, alerte. Sa sœur a tourné sa tête vers lui, ses yeux clignotent, hagards mais habités de questions ; il les préfère largement ainsi. Aodren se penche vers elle, luttant pour ne pas attraper sa main. Même à moitié *morte* consciente elle pourrait être capable de le rejeter. Elle ouvre la bouche, essaie d'articuler, est incapable de dire quoi que ce soit. Plein de pitié, et se détestant pour cela, le jeune homme détourne les yeux. *Elle va pas y arriver*.
Il la sous-estime.

« Thalia…  » parvient-elle à souffler, accrochant son regard.

Le cœur d'Aodren manque un battement.

« Thalia…, répète-t-elle, où…
J'sais pas… J-je l'ai pas vu depuis le bal, avant que tout dégénère… »

Aux larmes qui envahissent son regard, Aodren comprend que sa sœur n'apprécie pas sa réponse.

« Je suis presque sûr qu'elle n'est pas à l'infirmerie, mentit-il pour la rassurer. Je l'ai vu nul part. »

S'agitant sur son lit, insensible à ses mots, sa sœur continue de répéter en boucle le prénom de Gil'Sayan, martelant sans le savoir le cœur d'Aodren d'une pitié sans nom. Au prix d'une grimace, Aelle parvient à agripper le genou de son frère pour se secouer faiblement. Au coin de ses yeux coulent des larmes douloureuses pour son frère.
Et elle gémit et elle secoue.
Thalia, dit-elle.
Thalia, veut-elle.

« Elle est pas là, répète le jeune homme. Elle est pas là. Je sais pas où elle est. »

Tais-toi, je t'en prie.
Arrête de pleurer, Aelle.
Arrête, s'il-te-plaît, je n'en peux plus de te voir ainsi, je ne vais pas pouvoir retenir mes larmes.
Elle n'arrête pas.
Et ce ne sont pas des larmes que jette Aodren, mais un éclat :

« Je vais la chercher ! » Il se lève, refusant de penser à ses jambes tremblantes et à la fatigue qui martèle son crâne.  « Tu peux rester seule ? Je vais la chercher, d'accord ? »

Il peine à s'éloigner, réticent à laisser la jeune fille seule, en proie à ses peurs et à ses souvenirs. Mais Aelle acquiesce avec force, elle acquiesce aussi fort que la grimace qui lui barbouille le visage.

« T'agites pas, souffle Aodren. J'y vais, j'fais au plus vite. »

Il ne se retourne qu'au dernier moment, soutenant le regard d'Aelle jusqu'à ce qu'il en soit arraché. Il y a une peur étrange qui sourde au fond de son cœur. La peur qu'en revenant la fille soit *morte* ou qu'elle ait *disparu* ; ça reviendrait au même. Il fait rapidement le tour de l'infirmerie pour être certain que Gil'Sayan ne s'y trouve pas, puis quitte la pièce, le cœur à l'envers, prêt à arpenter les couloirs jusqu'à en crever pour trouver celle qu'Aelle réclame, celle dont elle a besoin.

- Fin -