Salle des professeurs, fin juillet 2044.

Incapable de dormir, Kristen était, pendant la nuit, descendue dans la salle des professeurs pour afficher quelques consignes à ses collègues sur le tableau de liège. Celles-ci concernaient la préparation à la rentrée dans un peu plus d'un mois, la distribution des fournitures pour ceux qui n'avaient pu s'en procurer, la sécurité des élèves nés de deux parents Moldus restés à Poudlard pendant l'été et leur prise en charge au retour de leurs camarades. D'autre part, certains élèves nés d'au moins un parent sorcier se trouvaient dans une position pour le moins délicate : des parents d'élèves avaient été emmenés à Azkaban pour avoir montré un trop grand attachement à Dallan Blackwave et son administration. Pour occuper son esprit durant l'insomnie, elle s'était attachée à l'administratif, à son travail de directrice de Poudlard.

C'était pour s'empêcher de penser au reste. À Owen, en particulier. Dès que son esprit libérait un peu d'espace, celui-ci était envahi par l'idée de la disparition de son fils. Officiellement, il n'avait pas disparu : il était censé être en vacances avec Nathan et Maxine. Mais il était malgré tout parti de Poudlard contre son avis, et, avec Baldur dans la nature, Kristen ne pouvait être plus inquiète. Elle était certaine qu'il essaierait de retrouver Owen, pour lui faire Merlin seul savait quoi.

Finalement, Kristen avait passé la nuit à travailler dans la salle des professeurs, seule. Quand elle avait voulu remonter pour enfin se coucher et essayer de dormir dans un lit, elle s'était sentie terriblement mal. Elle avait tourné sur la chaise, déplié ses genoux et les avait senti se dérober sous son poids. Elle avait ressenti des fourmillements dans les mains et elles s'étaient mises à trembler. Puis, alors qu'elle pensait que cela passerait, qu'elle se relevait simplement trop vite, une sueur froide descendit de sa tête et se diffusa dans tout son corps. Elle voulu se rasseoir, mais il lui était impossible de contrôler ses jambes. Elle se laissa tomber en position accroupie, tenta de se tenir à la table, mais sa tête semblait anormalement lourde. Devant ses yeux, les images défilaient de haut en bas à une vitesse hallucinante, comme si la terre tournait beaucoup trop vite et qu'elle avait parfaitement conscience de son mouvement. Et finalement, elle s'évanouit, tombant sur le sol, à côté de la chaise et à moitié sous la table. Il devait être à peu près sept heures du matin.

Solar s'était levée tôt ce matin-là, le sommeil agité. Elle se sentait fatiguée, mais la situation actuelle ne permettait pas de dormir correctement. La jeune femme tourna en rond quelques temps dans ses appartements, avant de partir pour le château. Il devait à peine y avoir de quoi petit déjeuner dans la Grande Salle, et à vrai dire son appétit n'était pas au plus haut non plus. Solar était consciente que ce n'était pas en se laissant faiblir de la sorte qu'elle serait utile pour défendre le château.

Plutôt que de tenter un tour dans la Grande Salle, elle se dirigea directement en salle des professeurs. D'un pas lent et sans grande motivation, la jeune femme montait les escaliers. Plongée dans ses pensées, elle entra dans la salle déserte et commença par vérifier le panneau d'affichage. Il y avait déjà des instructions, qu'elle décida de noter pour la plupart.

Il lui fallu donc quelques minutes pour se rendre compte du corps qui gisait à terre. Quelques secondes pour comprendre de qui il s'agissait. Solar poussa une exclamation de surprise. Elle se précipita vers sa directrice pour vérifier son état. Pas de blessures, et elle respirait encore. Solar était soulagée. Mais elle avait la tête vide par la fatigue et le stress. Que faire pour la réveiller ? La jeune femme hésita au début à manipuler Kristen. C'était une femme qu'elle avait du mal à cerner, et qu'elle craignait un peu. Ses yeux se posèrent sur la main d'une couleur inhabituelle, pour une fois qu'elle pouvait l'observer de plus près. Mais très vite Solar décida de redresser la directrice du mieux qu'elle pu. Elle l'installa contre le mur le plus proche, en position assise, et tenta quelques petites claques sur les joues. En fait, Solar ne savait pas si Kristen dormait, ou était évanouie, mais elle imaginait bien que se laisser voir dans cet état, à terre, par ses autres collègues ne l'enchanterait pas, bien au contraire.

— M... Miss Loewy ? Vous m'entendez ?

Après plusieurs minutes d'inconscience où, si la situation n'avait pas été si bien faite, Kristen aurait pu mourir étouffée par sa propre langue, elle sentit qu'on la déplaçait. Elle restait toutefois incapable de comprendre ce qui lui arrivait, incapable d'interagir avec le monde extérieur. Elle sentait son corps bouger, se faire manipuler contre son gré, et puis le sol, dans lequel il lui semblait qu'elle s'enfonçait comme elle s'était brièvement enfoncée dans l'inconscience, devint moins confortable ; la sensation de gravité changea. Elle était assise contre un mur. Les yeux toujours fermés, seules ses oreilles pouvaient percevoir un fragment de la réalité, tandis qu'elle ne pouvait se focaliser sur autre chose que sur son propre corps. Elle avait l'impression d'en avoir parfaitement conscience, plus qu'il ne le faut pour se sentir bien. L'extrême conscience de son corps est une sensation très désagréable : on ressent chaque toucher plus fort, le simple fait de serrer les doigts donne une impression étrange de frottement appuyé, les os semblent ressortir plus qu'en temps normal. Elle ne pouvait se défaire de cette impression et voulait quitter son corps au plus vite, être libérée de cette masse de chair informe qui entravait sa liberté.

Elle put ouvrir les yeux quand elle ressentit de petites pressions sur ses joues, comme de petites claques, certainement destinées à la faire s'éloigner du précipice de l'inconscience. Ce devait être... « Au... ».

Mais cette voix n'était pas celle d'Aude. Et Aude ne l'appelait pas Miss Loewy. Kristen aurait tellement voulu que ce soit elle. Prenant subitement conscience qu'elle se trouvait dans une situation embarrassante face à quelqu'un qui n'était pas Aude, la directrice de Poudlard rouvrit tant bien que mal les yeux.

« Solar, fit-elle d'une voix un peu cassée. »

Kristen n'avait pas tellement eu l'occasion de faire sa connaissance, et il lui semblait que cette situation n'était pas idéale. Elle avait une certaine fierté, une dignité à préserver, et avoir été retrouvée par terre et réanimée par de petites claques n'était pas franchement glorieux.

« Je n'ai pas l'habitude... que l'on me donne des claques. »

En même temps, elle tentait de se relever et de sentir sa baguette sous son vêtement. Il lui fallait sentir que la baguette de sureau était toujours contre elle. Elle parvint à la sentir en effet, mais se relever était bien plus délicat. En prenant appui sur le mur, elle tenta de se hisser sur ses pieds, mais la force lui manquait. Son corps paraissait beaucoup trop lourd, irrémédiablement attiré par le centre de la Terre. Elle décida de rester assise pour le moment.

« Je suis simplement... un peu fatiguée. Veuillez m'excuser... »

Elle appuya sa tête contre le mur et prit une grande inspiration.

Kristen réagissait enfin, au grand soulagement de Solar. Elle ne semblait pas s'attendre à la voir, ni à recevoir des claques. La jeune femme se sentit rougir, et recula légèrement pour laisser la directrice se relever... Essayer du moins. Elle s'apprêtait à l'aider quand Kristen reprit place à terre. Solar décida de ne pas chercher à la faire s'asseoir sur une chaise, histoire de ne pas l'embarrasser davantage.

— Je comprend... Avec ce qui se passe, c'est normal d'être fatigué.

Solar tenta un sourire compréhensif. Elle aussi, la fatigue pesait, mais pas au point de perdre connaissance. La jeune femme chercha une source d'eau dans la pièce.

— Est-ce que vous voulez un verre d'eau ? Ou peut-être un jus de fruits ?

Solar ne se sentait pas encore très à l'aise. Elles ne se connaissaient que très peu, mais la professeure se sentait petite face à l'une des plus grandes sorcières de son temps. Son complexe se faisait plus fort. Elle n'oubliait pas que tout comme elle, Kristen restait humaine. Tout le monde avait des moments de faiblesse. Au moins, ça la réconfortait un peu, de ne pas être la seule à être fatiguée. Solar n'avait personne à protéger, Sigmund était sûrement déjà bien en sécurité, c'était un peu compliqué entre eux depuis quelques temps. Sa famille se trouvait au Brésil, son sang était pur... Jusqu'à preuve du contraire. Mais elle ne pouvait s'empêcher d'avoir peur. Et si Kristen aussi, éprouvait une certaine peur ? Solar avait proposé des boissons, mais ajouta :

— Ou peut-être que juste parler vous ferait du bien ?

Kristen se passa une main dans les cheveux et tenta un sourire censé dissimuler son embarras. Elle n'avait envie ni d'eau, ni de jus de fruit. Elle avait un peu mal au cœur et ne se sentait pas d'ingurgiter quoi que ce soit de liquide - ou de solide, d'ailleurs. Quant à parler... Ce n'était pas vraiment son genre. Qu'est-ce que Solar aurait pu lui dire pour la rassurer ? Kristen ne la connaissait qu'assez peu. Elle avait cru comprendre que c'était quelqu'un d'assez délicat, mais voilà tout.

« Je ne suis pas quelqu'un de très bavard, fit-elle. »

Elle soupira un peu. Il était clair qu'elle ne pourrait pas continuer avec ce rythme. Il lui faudrait un petit coup de pouce. Quelque chose qui l'aiderait à tenir le coup, à pouvoir trouver du temps pour tout... On racontait que certaines mixtures magiques pouvaient donner cet effet-là. Que si l'on en prenait, on pouvait se sentir plus léger, que l'énergie revenait, et qu'on trouvait du temps pour tout. Malheureusement, il n'était apparemment pas légal d'en consommer. Mais quel autre choix avait-elle ? Il fallait qu'elle gère tout. Kristen voulait toujours tout faire, et cette fois en particulier, elle ne pouvait éviter aucun de ses problèmes. Peut-être que Solar avait entendu parler de ces drôles de remèdes miracles, en tant que botaniste...

« Il paraît qu'il existe des substances qui permettent de se sentir plus énergique, pour pouvoir gérer plus de choses en même temps..., lança-t-elle au hasard. »

Elle fit la tête qui voulait dire : c'est une plaisanterie, bien entendu ! mais elle contrôlait avec tant de précision son expression faciale que c'en était dérangeant.

Navrée du retard !

C'était difficile de comprendre Kristen, surtout que Solar ne la connaissait que très peu. Elle n'apporta rien à boire ou manger, mais resta à proximité pour aider dans la mesure du possible. Sa directrice s'avouait peu bavarde, ce qui n'arrangeait rien. Comment donc briser la glace ?

— Même les moins bavards d'entre nous peuvent trouver un certains soulagement à parler.

Mais Solar ne comptait pas insister. Déjà parce que se mettre sa boss à dos n'était pas une bonne idée, ensuite parce que ce n'était pas à elle de pousser Kristen à se confier.
La jeune femme observa Kristen en silence, ignorant l'embarras de la femme pour éviter de la rendre plus mal à l'aise. Elle ne s'attendait pas vraiment au sujet de conversation qui s'invita presque au hasard. Solar ne trouva pas très naturel la plaisanterie, elle se sentit mal à l'aise. Bien sûr, elle connaissait quelques plantes, des cocktail avec elles qui pouvaient être intéressants. Mais ce n'était pas bon d'en abuser, ni d'en consommer tout court la plupart du temps. En fonction du dosage, ou des caractéristiques des plantes, cela pouvait avoir des conséquences néfastes, voire funestes. Elle ne voulait pas avoir d'ennuis, bien que dans un sens c'était déjà le cas avec tout ce qui se passait.

— Oh, heu, eh bien, sans doute.

Elle ne trompait personne avec l'air qu'elle tentait de se donner, une mine pour feindre l'ignorance. Solar détourna la tête pour s'intéresser à la fenêtre, mais elle se sentait toujours mal à l'aise à l'idée de lui laisser prendre des substances pareilles.

« Mh, mh... »

Elle hocha la tête et réfléchit. Enfin, elle se sentit un peu mieux et prit appui sur ses mains pour se redresser tout à fait. Ses jambes manquèrent de se dérober sous son poids, mais grâce à une certaine concentration, Kristen parvint à garder l'équilibre.

« Ce serait peut-être un soulagement pour moi, encore que j'en doute sérieusement, mais certainement pas pour vous. »

Elle esquissa un nouveau sourire à l'adresse de Solar, mais il se volatilisa bien vite. Visiblement, la professeure de botanique se sentait gênée à l'idée de parler de substances controversées, ce qui était assez compréhensible pour la plupart des gens - mais Kristen n'était plus à ça près. Aujourd'hui, elle considérait à nouveau que tous les moyens étaient bons pour atteindre ses objectifs, pour avoir ne serait-ce que la force de les mettre en œuvre. Elle retombait lentement dans le cercle de la fin justifiant les moyens - mais en était-elle jamais sortie ? Substances énergisantes controversées, pratiques illégales, ou que sais-je, elle était prête à tout tenter pour regagner de la force et s'éviter de s'évanouir comme elle venait tout juste de le faire. Tomber dans les vapes, c'est une véritable perte de temps.

Se tenant encore aux meubles non loin, Kristen entreprit de s'élancer pour s'avancer vers la sortie de la salle des professeurs. Sa tête tournait un peu.

« Je suis navrée de vous avoir imposé un tel spectacle. Si cela pouvait rester entre nous, je vous en serais reconnaissante.»

Solar se tenait prête à intervenir pour rattraper sa directrice si besoin. Elle l'observait et se sentait un peu mal de ne pas l'aider davantage, que ce soit avec des moyens légaux ou non. La jeune femme réfléchissait, pesant le pour et le contre. Les mots de Kristen résonnaient dans sa tête. Un soulagement... Mais incertains. Solar avait déjà mis au point dans sa jeunesse un cocktail maison pour être au top lors d'un examen qu'elle sentait crucial à ses yeux. Elle s'en était tellement voulu par la suite. C'était comme si elle avait triché, bien que ce n'était pas vrai. Kristen en avait besoin et il était testé et approuvé. Pourquoi ne pas lui en faire bénéficier ?

Elle resta immobile tandis que sa directrice tentait de reprendre contenance et de partir en s'appuyant sur ce qu'elle pouvait. La voir dans un tel état l'inquiétait tout de même. Solar commençait à voir loin, s'imaginant que ce serait de sa faute si tout tourne mal. Que si elle avait aidé sans se soucier du côté moral pour que Kristen soit en forme, tout aurait été mieux. Elle se faisait peut-être des films, mais sa boule au ventre indiquait clairement qu'elle n'excluait pas ces possibilités. Culpabiliser, c'était trop désagréable.

— Ne vous excusez pas. Je n'en parlerais à personne.

Solar en faisait la promesse. D'autant plus qu'elle s'apprêtait à violer quelque peu ses principes de rester loin de ce qui pouvait être pas nets.

— Je vous ferais parvenir un petit remontant dans la journée, lança-t-elle.

Mais elle préféra rester vague et laisser Kristen partir avant que d'autres professeurs n'arrivent par ici.

Sa main couverte de cicatrices était accrochée au cadran de la porte de la salle des professeurs. En entendant les paroles de Solar, la directrice de Poudlard tourna un peu la tête, plissa les yeux, et hocha la tête en s'essayant à sourire ; mais c'était plutôt une grimace étrange. Un petit remontant, n'est-ce pas ? Kristen était curieuse de savoir de quoi il pouvait être question, et surtout si c'était bien ce qu'elle recherchait, si ce serait vraiment efficace. Solar était-elle du genre à cacher son jeu ? Sous ses airs agréables, bienpensants, pouvait-elle fournir à Kristen le type de remontants dont elle avait besoin ?

« Merci. Je saurai me souvenir de votre aide. »

Et la directrice de l'établissement quitta la salle des professeurs. Monter les escaliers ne fut pas une partie de plaisir, elle était un peu essoufflée. Kristen ne croisa pas grand-monde, à cette heure de la journée, ou du moins personne d'assez réveillé pour remarquer son propre état de fatigue. Arrivée à ses appartements, elle vit le corps d'Aude dans le lit et lâcha un soupir. Vu l'heure, elle n'allait pas tarder à se lever, mais pour le moment, la belle était encore endormie. Kristen s'allongea tout contre elle et l'entoura de ses bras, fourra sa tête dans son cou, sous ses petits cheveux tout doux qu'elle aimait tant. Oui, elle l'aimait tant.