Ce miroir noir profond sur la surface du lac, lisse et doux comme de la soie, reflète à peine la noirceur des boucles de ma chevelure. Dans ce vide, ce néant absolu, je ne vois rien d’autre que la pâleur de ma peau. Plus rien ne reste, plus rien n’existe. Seul du vide et du noir pour un Celo qui dort… Un Celo qui rêve de quand il ne dormait pas. Sans doute dormira-t-il pour toujours. Une main sur la surface de l’eau, troublant calme, vagues ondulantes sur le miroir d’eau. Ses songes sont troublés, il ne se souvient pas pourquoi. Son coeur cesse de battre. Il ne sait pas pourquoi. Souviens-toi… Souviens-toi de ce que tu as oublié… L’eau se fige de nouveau. Lisse et douce. Le Lac Noir est bien calme quand on rêve. Ses yeux verts sont bien bleus quand il pleure. Il ne sait pas pourquoi il pleure. Il ne sait plus pourquoi il pleure…

Dans ses mains d’ambre dorée, traces à l’encre de roses fanées, stries de sentiments passés et tout s’est arrêté. Tout est oublié. Le vide remplace de belles journées ensoleillées, l’oubli remplace de chaleureux moment partagés, le néant s’empare de lui et s’empare aussi de toi. Qu’avait-il oublié ? Il ne le sait pas. Voulait-il s’en souvenir ? Il ne le sait pas… Et la sensation de vide se propage dans tout son corps, partant du creux béant de son coeur vers les pointes tendres de ses doigts. Ça ne fait pas mal. Il ne ressent plus rien depuis longtemps. Il a oublié bien plus que ce qu’il pensait. Dans cette réalité abstraite et brumeuse, seule la surface du lac lui semble consistante. Il regarde son visage. Même son visage il ne le reconnaît pas…

Il pose un pied dans le miroir, comme Alice vers le Pays des Merveilles. La reine de coeur aime les roses rouges car son coeur est plein d’épines. La reine de coeur n’a pas de coeur, elle est la plus chanceuse d’entre nous tous. Il dépose ses lèvres sur le reflet de son être. Il embrasse l’illusion d’un passé rêvé. Du rêve à la réalité, il n’y a qu’un pas. Des Douceurs aux Douleurs, il n’y a qu’une lettre. Il ferme le vert de ses yeux. L’ambre et le noir se rencontrent. La surface tremble, il traverse le miroir. Le calme refait surface.

Dans le noir bleuté, tout est calme autour de moi. Aucun son ne trouble les eaux troubles ni mes troubles pensées. Le temps figé me garde entre ses bras protecteurs. C’est un monde qui nous brusque par sa passivité… Qu’en penses-tu ? N’est-ce pas magnifique ? Évidemment que ça l’est… Imbécile… Comme c’est beau tout ce bleu… De l’eau douce qui se meurt contre ma peau. Noyé dans ses larmes, dira-t-on. Drowned in tears. Dans ma tête, une douce berceuse accompagne les battements de mon coeur. Je le croyais béant, mon coeur… Mon coeur… Cuore mio… Mon amour. Au dessus de ma tête, le soleil rayonne à travers le bleu. Au dessous de mes pieds, c’est le vide, le noir, l’interminable. Je coule. I’m drowning. Pourquoi je coule ? Pourquoi…

« Une rose belle comme le jour cache sans doute un plus sombre dessin sous l'apparat rougeoyant de ses pétales... Attention, ça pique ! »

Le vert se pose sur mes mains. Malédiction. Cicatrices. Des épines. Du sang, des pétales, des roses, un mouchoir. Une voix résonne dans ma tête… Je ne me souviens pas…

« Cueillir cette chose, c'est renoncer à la pureté de sa chair. C'est le temps qui t'apprendra la douceur mais le présent tranchera à vif. À pas feutrés, approche toi. Tes mains ne saigneront pas.»

Je cligne lentement des yeux au milieu de ce noir profond. Depuis combien de temps suis-je sous ces eaux ? Je ne sais pas… Mais ma lente descente se poursuit. Je fais partie du bleu, je me fonds dans le décor aquatique… Mes mains ressentent les réminiscences de ces coupures…

"Tu sais que les doigts font partie des zones les plus innervées et irriguées du corps humain ? C'est d'ailleurs pour ça qu'elles sont si sensibles. Tout comme la plante des pieds et..."

Première torsion de mon coeur que je croyais loin, bien trop loin pour pouvoir souffrir…

"Les doigts, les mains et... et les lèvres, dit-on..."

Je passe un doigt sur ses lèvres que jamais il n’embrassa. Quel gâchi, quelle fatalité… Pour lui comme pour moi, le temps fut perdu à tout jamais. Ces doigts qui me piquent de plus en plus… Une épine au creux de la paume qui me tue de douleur. Meurs, satanée douleur ! Meurs…

Soudain, la bulle éclate en même temps que mon souffle. Les souvenirs me reviennent avec la puissance d’une cascade qui s’abattrait sur mes frêles épaules. Tout. La rose, la main, le sang, ses yeux, mes yeux, mon coeur, le sien, les douceurs… Te voilà. Un lien m'attache à ton amour noyé. Ce lien est à mon pied et m’entraîne vers le noir de ces eaux…

Avec force, je m’empare de ma rage et déchire la chaîne destructrice et mortelle. Le poids que j’aimais tant mais qui me tirait vers le fond du lac. Coule. Coule sans moi… Je t’aimais plus que de raison, mais coule sans moi si tel est ton souhait. Le coeur a ses raisons que le garçon ignore. On ne noie pas un poisson dans ses larmes, tu sais… On ne meurt pas d’amour, on meurt de folie et de colère. Solitude est ton château ; Désolation, ton royaume. Moi j’étais ton prince et tu étais mon trône. Adieu, beau roi des âmes en peine… Longue vie à toi et à ta reine.

Beau miroir. Miroir d’eau. Reflets de souvenirs artificiels et de sentiments théâtraux. Je brise ta surface avec la force du désespoir ; et tandis que l’air envahit de nouveau mes poumons torturés, je pousse un cri à fendre les cieux. Le son anéantit le silence par sa surpuissante intensité. Mes cordes vocales me haïssent mais je ne les aime pas d’avantage Comme un enfant qui vient au monde, comme une victoire face à la fatalité, comme une douleur horriblement douce. Les douceurs des doux coeurs. Les douleurs des couleurs. N’oublie pas comme je t’aimais ! N’oublie pas comme tu m’aimais… Et dégoulinant d’eau sur la pelouse du parc, un enfant d’ambre et de laurier commence sa nouvelle vie. Ses yeux sont noirs comme le charbon, sa peau est blanche comme le lait frais, ses cheveux obscurs comme le néant. Il n’a pas un seul pansement, il n’a pas une trace de sang. Sans amour et sans amant, son coeur n'est qu'un diamant de mauvaises intentions.