À part mon pouce, j’avais les quatre doigts de la main enfoncés dans mon cou.
Ma vision penchait en accord avec ma tête tordue ; la surface du Lac était comme une interminable pente lisse. *Glissante*. Mais douloureuse. Elle appuyait contre ma peau molle, cette pente, jusqu’à toquer contre mes dents. Je ne savais pas ce que j’avais foutu pour avoir autant mal au cou, d’un coup. J’attendais depuis trop longtemps, c’était peut-être pour ça.
Debout comme une abrutie.

Un souffle lourd traversa la barrière de mes dents, et je le sentis essoufflé, lui aussi. Le calme doucement glissait dans ma conscience. Même si je détestais cette journée, j’étais foutrement calme.
Ce n’était que le début, je voyais les stries de la Magie s’ouvrir petit à petit, à mesure que je m’ouvrais, en cachette. Les Autres ne le voyaient pas. *’qu’moi*. Il n’y avait que moi qui, au détour d’une pensée, tombait face à face avec ma gueule tordue. Découverte ! Là ! Je ne pouvais pas aller plus loin ! Alors j’explosais ce reflet d’un seul coup de tête. Et j’aimais entendre le tintement des bris sur le parterre du mon esprit.
Je restais le front contre le verre brisé, patiente, pour ressentir la chaleur de mon sang couler sur mon visage en moulant mes lèvres.

Puis je clignais des yeux, et le miroir disparaissait.
La réalité. Là. Je me tenais toujours aussi droite, sans la moindre blessure. Il n’y avait que moi qui voyait tout ça ; les Autres y étaient totalement aveugles.

Sur ma droite, aussi grand qu’une tour, l’arbre aux deux troncs se balance en accord avec la brise. Il n’a rien à penser, lui. Libre. *’long*. Les muscles de mon cou tirent sur ceux de mon épaule, et ma main s’enfonce encore plus profondément. *Ç’fait mal*. Le silence du moment est joli.
Attendre sans rien penser du tout, au moins une fois, c’est bien.
Jusqu’à l’apparition d’un balancement qui était tout sauf naturel. Sans tourner la tête, mon regard roule dans ses orbites.

L’arbre donne naissance à un corps, une fille vient d’apparaître de derrière le tronc. *Nora…*. Ses cheveux presque blancs se voient à des centaines de mètres. Et elle avance vite. *Bordel*. Un peu trop vite.
Mes doigts lâchent mon cou pour laisser la liberté à mes bras, ils ne me sont plus utiles pour le moment. *’l’est pas v’nu*. Blaze devait arriver avant Nora. *Tss…*. J’en étais sûre.
J’avais dit à Nejma que même si je comprenais son intention, je ne sentais pas ce gars. Il est trop petit ; je suis sûre que mon hibou lui a foutu une sale angoisse. *’peur de s’faire tabasser*. Peut-être qu’il est caché dans un coin, en ce moment même, à regarder qui je suis et ce que je fais. *P’t’être*. C’est possible, mais ce n’est pas le moment d’y penser.
D’un seul mouvement de jambes, je m’aligne face à la fille qui est presque sur moi. Déjà.

— Bonjour.

Encore quelques pas de sa part. « Sal… », commence ma voix avant d’être coupée par ses mots. « Je suis désolée, je ne vais pas avoir beaucoup de temps à t'accorder ». *Merde… ‘toujours occupée*. Mes muscles se tendent. « Je suis censée voir quelqu'un d'autre, dans une demi-heure... ». *Hein ?*. Une demi-heure ?
Tout se relâche. Et un sourire incontrôlable écarte mes lèvres.

— Mais on a l’temps d’inventer un nouveau sort en une demi-heure !

Mon ton est enjoué, soulagé. Je pensais qu’elle allait me sortir deux minutes, et pas une seule seconde de plus.
Doucement, je laisse mon sourire fondre alors que je plante mon regard dans le sien. *Bien…*. Je m’avance d’un pas. Elle est grande par rapport aux Autres, mais je l’ai dépassée de loin.
Je reste silencieuse. J’aimerais savoir quelle sera sa première question parmi les dizaines qu’elle doit se poser.

— Inventer un sort ?

Et de toutes les questions possibles, c’est celle dont je m’attendais le moins.
Tout comme ses yeux qui me regardent comme si je lui avais demandé de m’arracher la lune, de me la découper en petits morceaux, et de me la cuisiner avec les ingrédients adéquats. *Mais…*. D’un coup, ses lèvres libèrent un soupir ; qui assassine toute envie de sourire pour cette journée.
*C’pas Nejma*. Elle l’a vraiment mal pris ? *Rien à foutre*. Je lui ai juste sorti la première métaphore qui m’est passée par le crâne. Bordel, on se croise souvent chez les Rouges ! Mais s’il faut que je sois aussi concentrée qu’avec Aodren, je vais l’être, même encore plus. *Tss…*. Non, je le suis déjà. Mes pensées ont déjà fermé leurs gueules.
Je fouille les pupilles sombres, alors que la deuxième volée de mots arrive.

*’s’fous d’ma gueule ?*. Mon début de grimace se fige. *C’pas possible*. Tous mes traits s’affaissent, dégonflés par cette situation bizarre. *Attends…*. C’est une blague ? Elle pense vraiment que je veux réellement inventer un sort ?
La compréhension me frappe brusquement ; je me rends compte qu’elle n’a rien compris. Aucune expression n’arrive à émerger sur ma gueule. Je suis perdue. Mes idées partent dans tous les sens, aucune pensée n’arrive jusqu’à la surface de ma langue.

Sans le vouloir, je recule d’un pas. Le choix que j’ai fait sur elle est en train de remettre en question. *M’en fous d’son social*. Alors j’attrape quelques mots essayer de me rassurer : « C’est juste une expression ».

Je fixe son regard *vert* pour percevoir la forme de sa volonté.
Immense ?
Ou ridicule ?
Il faut que je prenne une décision. « J’voulais dire qu’on a carrément l’temps d’parler en une demi-heure ». Une petite inspiration, j’enchaine : « T’es fatiguée ? ».

Et moi, je suis inquiète alors que je ne devrais pas. *’est en dernière année...*.

D’un coup, tout son visage se transforme.
Ses traits s’adoucissent, ses joues se colorent, ses yeux se ferment, ses gestes se troublent. *’lle s’en rend compte au moins*. Son état est pire que ce que j’imaginais. Tout son corps pulse comme s’il en avait marre de tout ; et j’ai l’impression d’être face à un truc-qui-va-déborder. Pourtant, ma concentration reste toujours aussi forte. Mon envie de sourire se casse encore plus, et je sais qu’elle ne reviendra pas avant un bon moment. *Elle est juste fatiguée…*. C’est rien.
Quand je vois les deux sabres cernés sous ses yeux, les deux grottes bouchées de son regard et les deux taches de cire rougie sur ses joues, je me dis ce n’est vraiment pas la meilleure journée pour prendre une décision la concernant.

Un soupir englobe mes pensées, que dans mon crâne ; ma bouche reste bien fermée. Je ne veux pas que Nora interprète mal ce que je fais, surtout en ce moment. *Bien…*. Sa tête se baisse. *C’est bon, pas la peine*. Je ne veux pas non plus qu’elle se sente trop mal, ou pire : honteuse.
Et quand elle ouvre la bouche, ses mots confirment ce que je pense. Même le plus abruti des Autres peut se rendre compte qu’elle ne va pas bien. *Tss…*. Je lève les yeux vers le ciel.
Bordel. Pourquoi rien ne se passe comme prévu aujourd’hui ? Les nuages me répondent en des formes chaotiques.

— T’es pas en l'état d’faire quoi qu’ce soit.

*Qu’ça soit pour moi ou pour toi*.
J’avance d’un pas, rattrapant celui que j’avais imposé entre nous.
Mon regard retrouve le visage de Nora, baissé. J’y cherche ses yeux qui se cachent. « J’te l’ai écrit dans le hibou, y’a un truc qui a changé en toi ».
Naturellement, je croise mes jambes pour m’assoir en tailleur. L’herbe est encore un peu verte, même si ce n’est plus pour longtemps. Mon dos se crispe, et mon cou bouillonne. *Cassez-vous*. Je ne veux pas les entendre. « J’dois pas être la première à le r’marquer ». Une petite croche de temps, et j’ajoute le plus important : « Pas vrai ? ».

Les fesses contre l’herbe légèrement piquante, je me demande si elle va me regarder. *’obligée*. Je dois voir l’ampleur de sa Volonté.

Un autre soupir, bien plus prévisible que le premier, bien moins puissant dans mon esprit. *J’sais*. Mes mots s’alignent comme un seul bloc face à elle. Gros et imposant. Je lui impose ce que je pense, et ça ne lui plait pas. Alors son soupir murmure à voix haute, bien plus fort que n’importe quelle charge de mots.
Je l’accepte — son soupir — il n’est pas mauvais. Quelque chose se réveille dans son crâne, et ses mots se mettent à suivre la voie que je leur ai montrée. *Bien…*. Même si ce n’est pas exactement la forme que je leur ai imaginée.

*Changée comme…*. Je quitte le visage qui est décidé à ne pas me regarder, puis j’observe l’herbe qui forme le gros parterre du ciel.
Petit à petit, il va prendre la température glacée des nuages, et la teinte blanchâtre de son illusion. *Subtile*. Un minuscule brin d’herbe retient mon regard. *Ouais*. Le changement de Nora est foutrement subtil. Il ne se voit pas dans son comportement. J’ai l’impression qu’il se voit dans sa façon de reproduire son ancien comportement. *C’pareil*. Fais chier, c’est dur à expliquer.
Depuis quelques jours, l’herbe a commencé son maquillage de pâleur. Naturel, ordonné, harmonieux. Et plus ces jours passent, plus le froid va étaler sa robe que personne ne peut arrêter. C’est naturel ; l’inverse de Nora.

*Tss…*. Mes pensées font n’importe quoi, mais je sens que j’ai attrapé un truc. Que je tiens entre mes doigts serrés.
Sans détourner les yeux de l’herbe piquante, ma bouche s’ouvre lentement : « T’as pas changé comme l’hiver arrive naturell’ment après l’printemps ». C’est bien plus subtil, et pourtant tellement gros ; comme cette unique brindille-toute-pâle qui envahit toute ma vision.

— En fait, t’as changé comme un blizzard en plein été. Personne comprend c’qu’il fout là.