Une brise légère vînt briser le silence, en soulevant quelques feuilles sur son passage.
Le visage d'Alison était difficile à analyser.
Suite aux paroles de la Rouge, elle semblait triste, en colère, mais tout en gardant une expression assez neutre, peu déchiffrable.
Elle la regarda dans les yeux, et sortit de sa sacoche un carnet.
*Sérieusement ? Elle croit qu'un carnet va régler ton problème ?*
Je... je sais pas. Peut-être.
Anna attrapa le carnet, sous le regard inquiet de la jeune fille, qui semblait avoir peur qu'elle l'abîme.
La Voix prit le Contrôle quelques secondes, faisant déferler en elle une vague de colère face à cette non-confiance.
Tout en tenant le carnet bien serré entre ses doigts, elle se tourna vers la Jaune et la fixa d'un regard noir.

- C'est bon, j'vais pas te l'abîmer ton carnet.

Puis elle reprit ses esprits, et marmonna un petit "Pardon" peu audible, pour ne pas dévoiler sa faiblesse. Elle s'en voulait d'avoir perdu le Contrôle si rapidement, et n'osait plus regarder Alison dans les yeux.
Elle se reconcentra alors sur l'objet qu'elle tenait fermement dans ses mains humides.
Des feuilles volantes sortaient de certains côtés, et on pouvait apercevoir quelques gribouillis.
Il fallait qu'elle choisisse un dessin pas trop sombre...
Qui ne La représente pas.
Dans un geste léger, elle ouvrit soigneusement le carnet et commença à faire défiler les pages.
Il y'avait de la couleur à certains endroits, tandis-ce qu'à d'autres on pouvait seulement apercevoir une tâche noir.
Son regard essaya de se détourner le plus rapidement possible à la vue de cette noirceur, elle ne voulait pas s'y replonger.
Il fallait qu'elle trouve de la couleur, de la joie.
Elle observa des visages, qui lui étaient pour la plupart inconnus.
Des lieux, certains qu'elle connaissait, et d'autres qu'elle n'avait jamais aperçu auparavant.
Un regard crayonné au fusain, qui la fixait sans relâche.
L'endroit où elle se trouvait, dans lequel elle avait failli y rester.
Tous les dessins étaient magnifiques, sauf peut-être les Ombres, bien trop sombres pour qu'Anna se tente à les regarder de plus près.
Elle savait qu'elle ne saurait dire à Alison ce qu'elle ressentait à la vue de ces dessins, que cela soit la peur du noir, ou encore l'émerveillement devant la beauté de certaines esquisses.
Mais elle s'était attardée sur une en particulier.
Un dessin plein de couleurs, mais qui n'agressaient tout de même pas les yeux.
Une aquarelle.
Un lever de soleil, aux douces couleurs orange, rose et jaune.
Un dessin qui représentait l'espoir.
Le renouveau.

Est-ce que je peux me permettre de le choisir ?
*Il ne te représente pas.*
Mais je garde espoir pourtant ?
*Il n'y a pas d'espoir à avoir, tu n'y arriveras pas.*
Pourtant, même si Elle disait le contraire, Anna était persuadée que ce dessin l'aiderait. Il représentait parfaitement ce qu'elle voulait, ce qu'elle espérait.
Le changement.

- J'aime bien celui-là, dit-elle d'une voix faible en désignant l'aquarelle.

Elle osa relever son visage du carnet pour venir planter son regard dans celui d'Alison.
Un léger sourire vînt se dessiner sur ses lèvres.
Il était très petit, peu visible, mais c'était quand même un sourire.
Le premier depuis un long moment.
Ça fait du bien.

Plume tout d'abord, navrée pour cet impardonnable retard...
j'espère honnêtement que plus jamais cela ne se reproduira...
J'avais les Mots d'Alison sur le bout des doigts, et impossible de trouver ces fichues secondes nécessaires pour les écrires...
Enfin bon, voilà ce pas, avec toutes mes excuses, en espérant que tu daignes les accepter, même si mon Pas ne pourra certainement pas rattraper le temps perdu...



Assise près de la Rouge, en cet instant, elle aurait pu croire que le temps s’était arrêté.
Elle avait déjà oublié les paroles acides lancées dans le vent il y avait à peine quelques instants.
Elle aurait presque pu effleurer les secondes figées, admirer l’immobilité du Lac poudré de feuilles et de soleil.
En fermant les yeux, elle pouvait entendre le bruit des pages.
En les ouvrant pour rencontrer le soleil, elle pouvait voir les traits étalés sur le papier, se jouant de la réalité et de ses couleurs maussades, transformant le Réel en Beau et le Triste en Rêve. Ou inversement.

*Ombre*
Des centaines de points clairs dansant sur ses paupières closes. La caresse de l’air contre sa joue. L’odeur de lavande séchée et de papier frais qui émanait du carnet.

*Lumière*
Un regard vert profond comme une nuit sans lune.
Une fleur en train d’éclore, déployant ses longs pétales brumeux sur l’immaculé du carnet.
Un scarabée timide, bleui d’aquarelle, grimpant doucement le long d’une souche crayonnée à la hâte.

*Ombre*
Les formes qu’elle avait aperçu au milieu du défilé de dessins s’attardant devant ses yeux.
Les tristes reflets bleutés du lac gelé
Les dures étoiles scintillant au plus profond des âmes ténébreuses.

*Lumière*
Superpositions de vert, orange, mauve et turquoise.
Mélange des visages, des traits estompés, des têtes d’animaux aux regards curieux, des griffes rétractées ou des oreilles couchées.
*Oh, un lézard or et vert.*

*Ombre*
Des Autres qu’elle ne verrait plus inscrites sur le papier.
Des couleurs qu’elle manquerait.
Des souvenirs qui s’échapperaient.


*Lumière*
Lac.
Stop.

A nouveau, tout se fige.
Le temps semble même avoir arrêté le débit lent des feuilles qu'on tourne, comme pour les punir de remplacer ses secondes.

Elle contempla ce que ses yeux avaient pendant une fraction de temps aperçu.
Le soleil voyait le paysage de ses couleurs chaudes, les herbes s’accrochaient follement à ses rayons, les ombres des reflets pommelaient le Lac, tout semblait...Calme.
Si calme qu’elle aurait pu vouloir y être.
Plonger dans son dessin, se dissoudre dans les couleurs, ne devenir ne serait-ce qu’un minuscule bout d’arbre ou d’eau.
Ça aurait été bien de pouvoir sortir du dessin le paysage... Secouer le carnet jusqu’à ce que les formes s’imposent dans la réalité, que le ciel se fasse uniquement d’aquarelle et que les feuilles se poudrent d’argent.

Mais devant elles deux, il n’y avait que ce Lac.
Si différent, sous le soleil de l’après-midi.
Il se paraît de bleu et de blanc, faisait onduler ses longs cheveux épais et froids, serpentait entre les galets, presque immobile.
Il n’y avait pas cette même douceur, pas ce même calme et cette tranquille immobilité.
*Elle a bien choisi. *

« Ça d’vait être beau c’matin là... »

Un petit sourire, en miroir de celui qu'elle voyait danser sur le visage en face d'elle, étira ses lèvres alors qu’elle arrachait le plus soigneusement possible le dessin et le tendait à la rouge.
Si ça avait été un dessin mouvant, comme les photos sorcières, elle aurait pu croire retrouver le balancement des branches dans le cadre qui s’offrait à elle. Ou le radieux soleil. Ou les insectes s’éveillant.
Mais ce n’était qu’une aquarelle.
A quoi bon essayer d’animer ce qui est déjà mort quelque part ?
Cet instant, elle l’avait vécu seule.
Elle l’avait dessiné seule, elle était la seule à se le remémorer.
Peut-être qu’un de ces Autres avait observé ce même ciel, mais n’avait pas interprété ses nuances de la même façon.
Elle avait gardé jalousement sa vision de ce matin, ce matin qu’elle offrait à Anna.
*Pour qu’elle aussi, elle connaisse les matins comme ça.* »

Sa tête se releva, au moment où une idée surgit dans son esprit.
Elle avait trouvé.
Comment aider la rouge.
Son corps se dressa sur ses deux pieds tandis qu’elle tendait une main incertaine à Anna.

« Faut...Faut qu’t’arrives à me faire confiance. Totalement confiance. Une confiance aussi inébranlable que même la Voix elle pourra rien faire contre. Une confiance comme celle qu’t’aurais devant un matin comme celui du dessin. Solide et belle. Tu penses que tu peux y arriver ? »

Elle n’était pas habituée aux longues tirades.
Encore moins aux débordements de conviction et d’enthousiasme, même si elle ne savait pas très bien qualifier la sorte de frénésie qui animait ses membres.

« Mets-toi dos à moi. Et laisse-toi tomber. »

Elle darda ses prunelles mousse et flamboyantes dans celles de la rouge.
Une sorte de feu nouveau y crépitait.
Un peu d’espoir, peut-être.

Le regard de la Rouge n'arrivait pas à se détacher de l'aquarelle, et de ses couleurs magnifiquement douces.
Son léger sourire s'agrandit alors lorsqu'Alison déchira soigneusement le dessin de son carnet pour le lui tendre. Ce cadeau représentait énormément pour la jeune fille, et elle comptait en prendre soin, pour pouvoir le regarder chaque matin, chaque soir, en espérant y retrouver ce bonheur qu'il lui avait apporté ce jour-là. Et puis, le fait que la Jaune lui offre ce lever de soleil, ce matin, signifiait beaucoup pour elle, car elle lui faisait don d'un de ses biens les plus précieux.
P't-être qu'on va redevenir amies ?
*Te fais pas trop de faux espoir.*
J'ai envie de garder espoir.
En guise de sincères remerciements, Anna plongea son regard azur dans celui de son interlocutrice et lui murmura d'un voix douce un petit "merci".

Soudainement, Alison se releva et lui tendit sa main pour qu'elle fasse de même.
Hésitante, la Rouge commença d'abord à poser son dessin sur une partie sèche du parterre, pour ne pas l'abîmer, et fixa sa camarade. Même si elle essayait de le cacher, la jeune fille était effrayée rien qu'à l'idée d'attraper la main qui lui était tendue.
*Ne pas. Avoir peur.*
Bien sûr que si j'ai peur !
Un contact. Cela faisait bien trop longtemps qu'elle prenait soin de ne toucher personne, et que personne ne la touche en retour. Mais c'était différent avec Alison, non ?
Elle veut m'aider.
Alors, d'une main tremblante, elle la rapprocha de celle de l'Autre pour la saisir.
La Jaune sentirait-elle la moiteur de ses mains, dû au stress que lui apportait cette idée de contact ?
Peut-être que oui, ou bien elle penserait que cela venait de l'eau du lac. Ça n'avait pas d'importance de toutes manières, Anna venait de lui saisir la main et c'était tout ce qui comptait.
J'ai réussi.

Mais le pire était à venir, car une fois debout, Alison commença à lui expliquer son idée.
Tout était basé sur la confiance. Beaucoup de confiance. Il fallait qu'elle réussisse à faire le vide autant à l'extérieur qu'à l'intérieur de son corps. Qu'elle fasse sortir La Voix de sa tête, de ses pensées, et qu'elle ait un total Contrôle d'elle-même ainsi que de sa confiance.
*Tu vas pas y arriver.*
J'lui fais confiance.
Une confiance belle et solide.
C'était ses paroles. Elle devait réussir à atteindre cette confiance envers cette Jaune. La retrouver. Car elle lui faisait tellement confiance avant La Voix, mais après cette fissure créée dans la colère, il était difficile de l'atteindre de nouveau.

- Je vais essayer...

Sa phrase était restée en suspension, sûrement à cause de cette Peur qui la rongeait.
Était-ce la peur qu'Alison ne la rattrape pas, ou plutôt que le confiance qu'elle allait lui donner se brise de nouveau ? Que la Jaune la fissure encore une fois.
Non, on ne refera pas les mêmes erreurs.
La lueur d'espoir dans le regard de sa camarade, la petite flamme qui y brûlait lui redonna un élan de courage, de confiance.
Avant de se placer dos à elle, Anna plongea son regard dans la flamme.

- Je te donne ma confiance. Ne la brise pas encore une fois.

Suite à ses paroles, elle se retourna et ferma les yeux.
Je peux y arriver.
Pour affirmer ses songes, elle essaya de se remémorer les bons moments passés avec Alison, et pas le jour de la fissure, ce jour plein de colère. Non. Elle se remémora juste de leur rencontre et du lien qui s'était créer après lui avoir murmurer des paroles pleines de réconfort. De la petite soirée pleines de sucreries qu'elles avaient passé en compagnie d'autres élèves.
Des moments plein de Bonheur.
Alors ce bonheur entra de nouveau en elle, et la confiance réapparut. La noirceur sortit quelques instants de ses pensées, pour laisser place à de la couleur.
Tout en esquissant un petit sourire, elle se laissa tomber en arrière, la tête emplie de Bonheur.

Cela devait être le paysage qui bourdonnait trop fort.
Ou alors le soleil trop chaud qui brouillait sa vue.
Ou tout simplement les dernières gouttes d’air qui s’échappaient de sa bouche entre-ouverte, son cœur qui semblait vouloir rivaliser avec le galop de milles sombrais.

Elle avait peur que la Rouge se braque.
Que Anna ne contrôle plus la voix, que celle-ci la détruise, qu’elle l’anéantisse tout à fait. Mais si la Voix arrivait à tuer Anna... Si elle arrivait à lui dicter tous ses faits et gestes... Qui pourrait la prochaine fois d’aller embrasser l’eau qui dort ?
Qui la prendrait par le bras pour la ramener sur la rive ?
Qui l’écouterait pour essayer de comprendre ? Qui ? Hein ? Certainement pas les Autres, ils vont la trouver Bizarre.
Certainement pas les adultes, ils vont la trouver dérangée.
Alors qui ?
Tous les occupants de ce château avaient deux yeux, à ce qu’elle en savait. Les couloirs n’étaient que des mosaïques d’yeux, qui ne faisaient que juger-et ne cherchaient certainement pas à comprendre.
Tous les occupants de ce château avaient deux oreilles, à ce qu’elle en savait. Les couloirs n’étaient que des murs d’oreilles, qui ne faisaient qu’entendre et s’étonner-et ne cherchaient certainement pas à comprendre.
Tous les occupants de ce château avaient une bouche, ça elle en était sûre. Les couloirs n’étaient que des marées de murmures et de chuchotements, qui ne faisaient que répéter et déformer-et ne cherchaient certainement pas à comprendre.

Alors vers qui la Rouge pourrait se tourner si elle refusait ? Si elle la rejetait ? Si elle lui crachait sa haine au visage ?
Elle avait peur d’avoir blessé son orgueil, de l’avoir blessée tout court, de lui avoir rappelé qu’elle n’était que soumise à une Voix plus puissante qu’elle et qui lui pourrissait la vie, la laisssnt retomber en copeaux noircis autour d’elle.

Et elle, aurait-elle la force de regarder à nouveau la Rouge si elle se rétractait ?
Aurait-elle le courage de relever la tête, de s’en aller en haussant les épaules mais de ne pas lui en tenir rigueur ?
*Non. J’suis pas courageuse.*

Les voix peuvent briser autant que réparer.
Mais une voix avait besoin d’une enveloppe pour vivre, pour se répéter en elles-mêmes, pour se propager et chuchoter leurs paroles venimeuses.
Et que se passerait il si la voix détruisait Anna ?

Ses réflexions furent interrompues à ce moment par la Rouge qui se levait.
Elle crut un instant qu’elle allait s’enfuir, qu’elle allait retourner dans le Lac, qu’elle allait la regarder à nouveau avec ces yeux-orages qui la fixaient sans relâche.
Mais non.
Anna se mit dos à elle, avec une phrase qui la transperça de part en part.
*J'te promets, j'vais essayer.*

Les secondes ralentirent à nouveau.
*Tsss, l’temps il doit bien s’amuser avec nous deux. *
Elle inspira silencieusement une nouvelle bouffée d’air chaud. Pas le moment de flancher.

Puis lentement, elle vit le corps devant elle basculer en arrière.
*...*
Elle en resta figée pendant un quart de seconde, ébahie, admirative que la Rouge ait réussi à se convaincre de faire ça.

Tendant les bras rapidement, elle la récupéra le plus délicatement qu’elle put *Merlin ! Elle est lourde !* et la déposa sur le sol, lentement.
Et voilà.
Pas plus compliqué que cela, mais pourtant tellement important pour elles deux.

C’était plus qu’une promesse.
C’était plus qu’un basculement dans le vide en sachant qu’on allait être rattrapé.
Cela voulait dire « je suis là. Tu n’es pas seule. Et tu auras beau voltiger dans le ciel, sombrer dans le néant, fermer les yeux pour ne pas voir ta chute, je serai là. Et on remontera toutes les deux au ciel, hein ? Pour voir si on peut encore tomber à deux ? »
Un petit sourire étira ses lèvres.

« Comme sur l’aquarelle ... »

Un murmure à peine, juste assez fort pour qu’Anna l’entende.
Juste assez silencieux pour qu’il n’appartienne qu’à vous deux.
Ses cheveux noirs dégoulinaient le long de son visage tandis qu’elle contemplait Anna au sol, ses yeux verts lumineux comme éclairés d’un million d’étoiles.

Les secondes semblèrent des heures durant sa chute, comme si le temps s'était arrêté pour contempler cet élan de courage qui avait pris la Rouge. Elle avait réussi, et avait fait assez confiance à Alison pour se laisser tomber en arrière dans l'espoir qu'elle arriverait à la rattraper.
Tout n'était qu'une métaphore. Si la Jaune la rattrapait, ce serait un symbole de confiance entre elles deux, pour se montrer que quoi qu'il arrive, elles se rattraperaient et s'aideraient malgré leurs problèmes mutuels.
On fait quand même une drôle de pair.
Mais si par malheur elle la laissait tomber, tout serait fini. Plus rien. La Rouge avait même peur de ne plus jamais réussir à donner sa confiance à qui que ce soit.
*Plus personne.*

Lorsque le temps se décida à tourner à nouveau normalement, Anna avait les yeux fermés. Elle espérait de tout cœur qu'Alison la rattrape, qu'elle ne la laisserait pas tomber une deuxième fois.
Après tout elle m'a sortit de l'eau.
Elle sentit des bras se poser sur les siens, ce qui ralentit sa chute, puis qui la posèrent délicatement par terre.
Elle m'a rattrapée.
Toutes ses craintes s'envolèrent aussitôt, pour laisser la place à un sentiment de protection et de sûreté. Elles avaient réussi. Peut-être que tout n'était pas encore à nouveau acquis entre elles, mais c'était déjà un grand début.
Un pas avant que tout redevienne comme avant.
*De l'espoir, toujours trop d'espoir.*
J'suis sûre qu'on peut y arriver.

La Rouge rouvrit ses yeux sur une Alison penchée juste au-dessus d'elle. Quelques gouttes d'eau ruisselaient de ses cheveux pour venir retomber sur son visage, mais la fraîcheur était agréable. Leurs regards se plantèrent l'un dans l'autre, mais sans aucune colère. Juste avec douceur.
Un sourire apparut alors sur les lèvres de la jeune fille. Un sourire sincère, qu'elle n'avait plus l'habitude de montrer. Certes, ce n'était pas le plus beau sourire qu'elle n'ait jamais fait, mais il était quand même présent, et il voulait tout dire.
Pas la peine de parler, son regard et ses expressions suffisaient amplement pour comprendre ce qui se passait dans sa tête.
Un peu de Bonheur.

- Merci.

C'était un merci empli de sincérité, un merci qui pouvait dire tant de choses.
Merci de m'avoir rattrapé, de m'avoir sauvé, de rester avec moi, de ne pas m'abandonner.
La Rouge sentait que la confiance commençait à renaître peu à peu entre elles deux. Une confiance si belle, toute nouvelle depuis que la jeune fille entendait cette voix. Une confiance qui voulait dire « T'inquiètes, on se lâchera plus maintenant. On est toutes les deux dans la même galère et c'est pour ça qu'on reste ensemble. On se fera plus de mal, promis. »
J'espère.
Puis pour combler la dernière hésitation qui démangeait la Rouge, elle murmura sur le même ton que sa camarade, une dernière interrogation.

- On se laisse plus tomber, hein ? Faut qu'on reste ensemble...

Anna hésita à rajouter « j'en ai besoin », mais La Voix le lui interdit. C'était montrer ses faiblesses, ses besoins, et d'après Elle, il ne fallait jamais. Mais peut-être qu'Alison comprendrait.
Les paroles murmurées étaient si douces, si basses, que les mots ne pouvaient partir ailleurs qu'entre les deux sorcières. Personne n'avait le droit d'entendre ce qu'elles se disaient. C'était leurs mots, et ils n'appartenaient qu'à elles pour ne plus jamais les quitter, et rester graver dans leurs mémoires.

Ce beau visage, ce beau visage qui avait été si déformé au cours des derniers mois.
Elle l'avait à peine aperçu se fermer quand elle lui avait dit de se laisser tomber. Tomber pour mieux être rattrapée et mieux se renvoler.
Un jeu incessant d'oiseau, au final.
Comme deux hirondelles filant dans le bleu du ciel, leur ciel qui tenait plus du rouge et du jaune que du bleu à dire vrai.

Les gouttes d'eau perlant de ses cheveux faisaient comme des larmes sur le visage de la Rouge.
Ses yeux s'entrechoquèrent avec ceux d'Anna et un vrai sourire, franc, un de ceux qu'elle n'avait pas souvent, vint illuminer à nouveau son visage.
Parce que les brumes d'Orage étaient parties de ces deux billes bleues.
Parce qu'un nouveau soleil pouvait y miroiter, un soleil qui pourtant ne se reflétait pas totalement car elle était penchée au-dessus d'elle.
Mais ce n'était pas parce qu'elle faisait de l'Ombre au soleil qu'il n'arrivait pas à se glisser dans ce regard bleu océan, comme des poussières lumineuses pouvaient se glisser sous l'interstice d'une porte.
C'était plus comme l'aquarelle.
C'était mieux que l'aquarelle.

Et comme en miroir, elle vit les lèvres de la Rouge s'étirer à son tour.
Son cœur bondit dans sa poitrine, tandis qu'elle s'accroupissait pour se rapprocher de ce sourire, comme un papillon attiré par une lumière trop belle et trop vive pour y résister. Et elle ne voulait pas y résister. Elle voulait se plonger aux côtés d'Anna dans des Lacs de Bonheur et des éclipses de Soleil.

"Merci."

Même si Anna ne l'avait pas dit, elle l'aurait compris.
Elle l'aurait compris parce que, même si elle ne s'en rendait peut-être pas compte, la Rouge rayonnait.
Elle rayonnait de ce qu'elle avait avant, de ce qu'elle avait lorsqu'elle l'avait ramassée dans les toilettes abandonnées. Un peu de vie normale, saupoudrée de particules de bonheur. Et c'était magnifique à voir.
Elle rayonnait de quelque chose qu'elle venait de gagner. Peut-être une confidence renouée, et tellement plus solide que celle qu'elles avaient eue.
Peut-être un peu de confiance, aussi. En elle-même, envers le reste du château, même si Elles deux n'étaient pas comme le reste du château.
Le reste du château devait prendre Anna pour une folle. Alors qu'elle, elle la trouvait parfaitement normale, parfaitement parfaite. Avec un sourire un peu usé, comme s'il n'avait pas été montré depuis longtemps. Mais un sourire puissant comme un soleil, sans oublier les particules de poussières astrales brillant dans les orbes bleus.

Elle n'avait pas de Voix pour répondre à ce "merci".
Pas de voix pour dire que non, elles ne se sépareraient pas. Non, elles ne se briseraient plus l'une contre l'autre, mis à part pour mieux se reconstruire.
Alors, lorsque la Rouge parla une nouvelle fois, d'une voix si douce qu'elle se fondait immédiatement avec le cadre qui les entourait, elle ne put que hocher la tête, tant la tempête d'émotions dans sa poitrine était forte.
A en couper le souffle.
Si elle avait du se peindre en ce moment, cela aurait été un déluge d'argent, des pointes de magenta et d'outremer, des parcelles d'arc-en-ciel, d'étoiles, et même d'Univers.
Impossible à représenter.
Impossible à décrire.
Mais c'était ce qu'elle ressentait.
Une tempête dans laquelle elle prenait plaisir à jouer.

Elles avaient réussi l'impossible.
Se reconstruire. Se faire confiance. Se reparler. Prendre un bout du monde, l'enfermer dans une sphère de temps, se chuchoter des Mots qui n'étaient destinés qu'à elles deux.
Alors ces Mots, elle les grava dans son cœur.
Pour garder, quand elles devraient s'en aller, un souvenir doux de cette Renaissance entre Elles.

Le simple hochement de tête que lui rendit Alison lui suffit pour l'aider à se sentir encore mieux. C'était accordé, c'était une promesse qu'elles se devaient de tenir. Ne plus se laisser tomber, se soutenir jusqu'au bout.
Après tout, elles se comprenaient. Elles se complétaient et c'était ce qui créait cette relation entre elles, cette relation étrange mais si belle. Les deux jeunes filles essayaient petit à petit de se reconstruire, et un grand pas avait été fait ce jour-là. La confiance réapparaissait peu à peu, en faisant disparaître les erreurs et mensonges du passé.
*Mais tu la détestais.*
Ce n'est plus le cas, ça ne sera plus jamais le cas.
*Mais...*
Stop, j'veux pas t'entendre.

Anna était soulagée que leur relation ait pu renaître comme cela, qu'elles aient pu repartir à zéro. Elle l'avait caché au fond d'elle, mais Alison lui avait terriblement manqué durant ce mois. Elle s'était sentie si mal que le soutien de l'Autre aurait été apprécié. Mais elle savait qu'à présent, la Jaune serait là. Elle espérait de tout son cœur qu'elle ne la lâcherait pas, et qu'elle l'aiderait à comprendre ce qui se passait dans sa tête.
Pour toujours, on sera ensemble.
Des gouttes venant des cheveux de son amie lui dégoulinaient sur le visage, formant comme des larmes. Mais si ces larmes devaient exister, elles ne seraient pas de tristesse mais plutôt de joie, de bonheur d'avoir retrouvé cette personne qui comptait tant pour elle.
Mon amie.
Car oui, c'était ce qu'elles étaient redevenues, ou du moins ce qu'elles s'efforçaient à redevenir. De vraies amies, des personnes qui se soutiennent et qui se font confiance, et La Voix ne pourrait plus jamais briser ce lien qui les unissait. Il était bien trop puissant, endurci des épreuves qu'elles avaient traversées. Comme incassable grâce à leurs ressemblances, tout comme leurs différences.

Le sourire sur son visage ne semblait pas décidé à s'en aller, et cela était si agréable. Un sourire sincère, comme celui qui se trouvait aussi sur le visage de la Jaune.
Anna attrapa l'aquarelle qu'Alison lui avait donnée, son aquarelle à présent, et vînt la presser contre sa poitrine. Elle savait déjà que ce dessin ne la quitterait plus, elle y tenait bien trop, et il représentait tellement de choses. Comme si ce papier empli de couleurs représentait leur renaissance.
Je le perdrai jamais.
Et La Voix ne la contredisait pas, ne parlait plus, comme si le bonheur actuel de la jeune fille la repoussait pour un instant. Ça ne durerait pas, elle ne savait, et c'était pour cette raison qu'elle voulait profiter du moment présent, sans penser à rien d'autre que ce qui l'entourait.

Le lac. La sensation de l'eau sur sa peau. La brise estivale. Son aquarelle. Alison.
Un moment parfait, gravé dans sa mémoire.
Pour toujours et à jamais.
Comme le lien qui les unissait.