Il n’y avait pas un bruit. Pas un seul roulement de pieds dans les couloirs, pas un seul cri enjoué venu de l’extérieur, pas même le ronronnement d’un chat. Assise près d’une fenêtre close dans cette grande pièce éclairée qui leur servait d’appartements privés, du haut de cette tour qu’elles avaient toutes les deux façonnée, Aude attendait Kristen, le menton posé sur sa main, son regard dirigé vers ce pan de ciel gris qui menaçait de déverser sa pluie sur tout le domaine. Un dimanche pluvieux comme un autre, songea Aude en plissant ses beaux yeux bleus.

C’est qu’elle n’était pas certaine de cette pensée. Elle était peut-être rentrée tard de sa journée de travail, hier soir, mais visiblement pas assez pour esquiver les derniers commérages de couloir qui commentaient allègrement l’apparition d’un navire fantôme sur le lac ou encore l’autorité avec laquelle la « sorcière chinoise » avait tenu tête au professeur Loewy, la veille. Des histoires à dormir debout qui devaient contenir un certain fond de vérité, comme toutes les histoires qui circulaient librement dans les couloirs de ce château. Kristen saura m’expliquer tout ça.

Intriguée, et quelque peu soucieuse, Aude arma tout de même son plus beau sourire lorsque sa compagne entra dans la pièce. Deux nuits passées loin du lit conjugal à traiter des cas graves lui avaient rappelé combien la présence de Kristen la rassurait, et combien elle pouvait lui manquer dans ces circonstances. Loin de le lui reprocher, Aude s’était tout de même étonnée de trouver Kristen endormie dans leur lit, hier soir. Depuis qu’elles partageaient le même toit, Kristen ne s’était jamais endormie avant elle, encore moins avant qu’elle ne rentre de Ste Mangouste. Ce soudain élan de fatigue ne signifiait peut-être rien, mais Aude commençait à avoir un mauvais pressentiment. Les petits yeux de Kristen n’étaient pas le genre de détails qui passait inaperçu.

« Bien dormi ? risqua Aude. »

Pas assez, il semblerait…

Vide. Depuis hier, Kristen se sentait vide. Ou plutôt : elle ne se sentait plus. Une coquille vide, une coquille vide... Ces mots tournaient en boucle dans sa tête, et il n'y avait plus que cela qui l'emplissait, comme un courant d'air fatal qui lui glaçait le crâne et le sang. Une coquille... Une coquille d’œuf, qui pourrait se briser à tout moment, au moindre geste. Elle pensait qu'elle ne pensait rien, et cela l'épuisait. Sourire l'épuisait. Activer les muscles entourant sa bouche, gonfler ses joues et serrer ses dents l'épuisait. Ce n'est pas naturel, de sourire. Quel effort..., pensait-elle. Imaginer que la terre était couverte d'êtres vivants l'épuisait. Avoir conscience du monde l'épuisait. Voir l'épuisait. Exister l'épuisait.

Elle avait senti Aude la rejoindre, hier soir. Elle l'avait entendue se lever, ce matin. Et elle n'avait pas bougé. Plusieurs mois... À quoi bon se lever de ce lit si c'était pour n'être rien ? Une coquille vide. Elle avait voulu montrer de la fermeté, de la détermination face à Dai. Peut-être parce qu'il ne lui restait plus que cela. Elle regarda la porte qui la mènerait à Aude, qui devait l'attendre en bas pour le petit-déjeuner. Aurait-elle la force de faire semblant ? C'est si coûteux, la vie, quand on n'est plus rien. La force qui l'avait habitée hier, née de sa rage d'avoir perdu sa magie, l'avait quittée quand la lune avait quitté le ciel. Car aujourd'hui est un nouveau jour, et aujourd'hui était le premier jour où elle se réveillait en n'étant plus qui elle était, qui elle avait toujours été. Alors, elle attendit, étendue sur son lit, pesant le pour et le contre qui constituaient l'action ardue de se lever et d'aller s'infliger une interaction sociale, fût-ce avec sa bien-aimée.

Enfin, elle se leva. Elle se dirigea vers un miroir et se regarda droit dans les yeux, comme si elle se voyait pour la première fois. Je suis ailleurs, pensa-t-elle en découvrant ce visage inconnu. La vie est ailleurs. Comme sa magie l'avait quittée, il lui semblait que tout ce qui la constituait : chair, os, sang, tous ses organes, toute sa matérialité s'était envolée avec elle, s'était évaporée entre les mains de Dai Hong Dao. Elle se sentait prisonnière de ce corps qu'elle ne sentait plus, de ce corps de courants d'air.

Une inspiration. Elle sentit l'air froid traverser sa gorge, remplir ses poumons, et la fraîcheur qu'elle sentit glisser au fond d'elle lui fit sentir que rien à l'intérieur n'entravait la coulée de cette glace invisible, gazeuse. Elle quitta le miroir, quitta cette étrangère et rejoignit Aude. Comment faire semblant ?

Elle la vit. Celle qu'elle aimait. Elle est belle, pensa Kristen, je le sais, mais je ne le vois pas. Elle dut faire l'effort d'y penser, d'en prendre conscience, mais tout son être n'était tourné que vers le vide qu'elle-même représentait. Sourire... Elle essaya, força ses lèvres à prendre une certaine inflexion, car il paraît que, comme l'appétit, sourire vient en souriant. Cet effort étant trop coûteux, ce mouvement trop peu naturel, ses lèvres tombèrent à nouveau, attirées par le sol - elles tombèrent lentement, inévitablement, comme tombent les feuilles des arbres à l'automne.

Elle s'approcha d'Aude, pensa qu'il faudrait l'embrasser, qu'après tout elle en avait toujours envie, mais elle préféra s'asseoir tout de suite, car faire semblant est encore plus difficile que simuler un sourire. Il faut que je sois forte, que je travaille, que je me donne à fond, sinon, tout ceci n'aura servi à rien, voulait-elle se convaincre. Elle souhaitait ardemment rationaliser sa situation, car elle savait que son statut était un moyen, et non une fin. Pourtant, elle ne pouvait s'empêcher de se sentir comme elle se sentait. Il lui fallait aussi garder son énergie pour Dai, pour qu'elle tienne la promesse qu'elle s'était faite à ce moment-là : il n'est pas question de plusieurs mois. Mais face à Aude, tout devenait impossible.

« Pas vraiment. »

Voulant à tout prix éviter le sujet tabou, elle se força à enchaîner :

« Tu as eu beaucoup de travail ces derniers jours. »

« Trop, à mon goût. »

En tout cas assez pour avoir manqué quelque chose, il semblerait. Sans se départir de son sourire, Aude observa Kristen à la dérobée. D’après ses observations, il ne s’agissait pas seulement d’une fatigue physique ; celle qui se lit sur un visage au petit matin et s’évanouit à la nuit tombée. Non, c’était beaucoup plus que ça. Kristen couvait quelque chose. Elle semblait avoir vieillie de plusieurs années, comme si le poids du monde s’était abattu tout entier sur ses épaules. Tu me caches quelque chose… Quelque chose que, bizarrement, Aude redoutait de débusquer. L’expérience aidant, elle savait que les silences de sa compagne étaient bien plus redoutables que ses paroles.

« J’ai entendu des choses, dit-elle en posant sa main sur celle de Kristen dans un geste tendre. »

Durant un bref instant, en regardant Kristen s’approcher, elle avait imaginé que quelque chose était arrivé à Owen. Mais maintenant qu’elle se trouvait au plus près, Aude avait la sensation que Kristen avait été touchée dans son ego, que son assurance s’était volatilisée, et que la femme qu’elle aimait trainait derrière elle un cadavre puant. Une sorcière chinoise et un navire fantôme auraient eu raison de toi, mon amour ? Aude raffermit sa prise. La main de sa compagne était froide, molle.

« Tu as reçu de la visite n’est-ce pas ? Les couloirs ne parlent que de ça. Des mauvaises nouvelles ? »

Comment lui dire qu’elle n’était pas dans son état normal ? Comment aborder ses problèmes sans lui donner l’impression de lui retirer les vers du nez ? Aude était face à un problème particulièrement épineux. Elle ne voulait pas prendre le risque de s’écorcher, mais en même temps elle ne pouvait décemment pas laisser Kristen se morfondre derrière ses murs. L’amour ne supportait pas les mises à l’écart. Pas le mien, en tout cas.

« Tu peux tout me dire, tu sais. Même ce que tu n’avais pas prévu de me dire en entrant dans cette pièce. »

Elle se mit à caresser le dos de sa main du bout de l’index.

Les yeux fixés sur la main qu'Aude tenait, cette main dont elle doutait qu'elle soit bien la sienne, Kristen redouta que son amante ne sente quelque chose. Ou plutôt, qu'elle ne sente rien. Aude avait un talent pour la perception, de la magie d'une part, des sentiments, de ce que l'on croyait caché, de l'univers tout entier d'autre part. Kristen se sentit terriblement coupable en relevant les yeux vers elle. Elle laissa sa main glisser hors de celle de sa compagne.

Pragmatique.

« La secte du serpent rouge et Durmstrang. Rien que cela, tenta-t-elle d'ironiser. »

Elle n'eut pas le courage de soupirer, car elle n'avait pas d'air à expulser. Rien que des secrets.

« Ilya Koniecko est introuvable. Durmstrang s'interroge sur la position de Poudlard par rapport aux Sept Lignées du Nord. »

Bien entendu, ce sujet l'inquiétait également, mais il lui semblait pourtant plus lointain. Il ne faisait pas encore tout à fait partie de son présent - tout son présent n'était que conscience d'avoir perdu son essence, sa magie. Le reste en devenait presque secondaire, quand bien même elle avait perdu cette magie dans l'optique même d'en gagner davantage, afin d'être plus utile lors des batailles à venir.

« Et Dai Hong Dao séjourne à Poudlard pour quelques temps... »

Comme une enfant qui ment, son regard vrilla sur le côté, dans le vide. Consciente qu'elle passait pour une coupable prise la main dans le sac, Kristen se maudit. Aude verrait sa manœuvre d'évitement, car elle voyait toujours tout. Elle l'interrogerait sur ce point en particulier, parce qu'elle saurait que Kristen n'en avait pas dit assez. Kristen tenta donc de se rattraper, mais n'était pas dupe : il resterait des parts d'ombre dans son récit, qu'Aude ne manquerait pas de relever.

« Biao Xixia a été exécuté. »

Ilya Koniecko portée disparue, Biao Xixia exécuté... Tous deux directeurs d'instituts magiques. Des homologues de Kristen. Aude y penserait, à cela aussi. Pourquoi fallait-il toujours qu'elle ait une conscience absolue de tout ?

Certains détails sont plus équivoques que d’autres. Prenez ce moment tout droit sortie de la quatrième dimension où votre compagne refuse doucement votre étreinte comme si vos doigts lui brûlaient la peau. Un moment peu banal et déstabilisant, vous en conviendrez. Et bien c’est dans cet état que je regardai la main de Kristen se retrancher près de son corps, telle une armée vaincue se repliant dans sa dernière forteresse. Je fronçai les sourcils, persuadée que ce repli était bien plus qu’un simple geste mais surtout, au plus profond de moi, blessée par cette attitude. Qu’essayait-elle de fuir ?

Mes pensées et mes préoccupations ne faisaient plus qu’unes. Le tout bourdonnait dans un coin de ma tête. Il me fallut fournir un effort considérable pour rester attentive à tout ce que me disait Kristen. L’enregistrement de toutes ces données était tellement bancal qu’il me fallut changer de posture pour retrouver un semblant de contenance. Je regardai Kristen plus durement que je ne le souhaitais. Bien que je n’arrivais pas à établir de lien direct entre la Secte du Serpent Rouge et Durmstrang, la nouvelle n’en restait pas moins surprenante. Comme tout ce qui s’en suivit, d’ailleurs. De la disparition d’Ilya Koniecko à l’exécution de Biao Xixia, en passant par le séjour d’une Hong Dao, ici, je ne savais plus où donner de la tête ni par où commencer ma quête d’une meilleure compréhension. Je me massai les tempes en basculant contre le dossier de ma chaise. Soudain lasse.

« J’essaie de reconstituer le puzzle, crois-moi, mais j’ai un peu de mal à remettre les pièces dans le bon ordre entre tes non-dits et cette distance physique que tu m’imposes. Ça ne m’avait pas manqué… »

Je soupirai. Commençons par le commencement.

« Dai Hong Dao, comme dans Tran Hong Dao ? demandai-je, sans grand espoir de réponse. »

Je guettai Kristen du coin de l’oeil. Me fuyait-elle parce qu’elle avait replongé dans la magie noire et qu’elle n’osait pas me l’avouer ? La Secte du Serpent Rouge n’était pas réputée pour verser dans la magie blanche… ce qui ne laissait que cette option. Je décidai néanmoins de ne pas bousculer Kristen sur ce terrain. Je rangeai simplement cette idée dans un coin de ma tête en forçant un peu sur le tiroir qui ne demandait qu’à cracher son contenu au visage de la femme énigmatique que Kristen était soudain redevenue.

« J’imagine sans mal qui a exécuté ce grand homme… encore que je ne distingue pas tout à fait toutes les conséquences d’un tel acte. Biao disposait de nombreux alliés sur le continent asiatique. J’ai du mal à croire que la dynastie des Xue ait, dans son ensemble, approuvé une telle erreur stratégique… pas toi ? »

Je cherchai à accrocher son regard. Sans succès. Ce qui me fit perdre patience.

« Kristen, regarde-moi s’il te plaît. Et sers-nous le thé. Je crois que nous allons en avoir pour un moment… »

Kristen hésita longuement, observant Aude, la suppliant presque du regard. Elle se leva finalement, prenant une grande inspiration. Jamais servir du thé ne lui aurait semblé si périlleux.

« Je ne sais pas ce qui peut traverser l'esprit de ces gens-là..., fit-elle d'une voix lasse, épuisée, en se dirigeant vers un meuble en verre. Ce qui est certain, c'est que Biao Xixia ne doit pas être le seul à...  »

Elle resta figée quelques instants devant le meuble, se baissa, ouvrit la porte, sortit un plateau, deux tasses une théière, du sucre, le thé... C'était la première fois qu'elle devait servir du thé sans se servir de magie. D'habitude, elle ne se levait même pas de son fauteuil, faisant voler le service jusqu'à elle. Qu'elle se soit levée était déjà étrange, mais comme sa fatigue se lisait sur son visage et son envie d'éviter une conversation avec Aude était clairement perceptible, cette dernière aurait pu penser qu'aller chercher le thé dans le meuble était une façon, pour Kristen, de se dérober. Et maintenant, toute Anglaise qu'elle était, Kristen pensa qu'il fallait de l'eau pour faire du thé. De l'eau chaude. Évidemment, elle n'avait pas d'eau chaude sur elle - pas moyen d'en faire sortir de sa baguette, de la faire bouillir avec un sort... Merde... Kristen se sentait handicapée, démunie. Comme si elle devait tout réapprendre, même les gestes les plus simples de la vie.

Lentement, elle ramena le service vers Aude, tentant d'afficher un air de rien. Après avoir posé le service à thé, elle s'assit. Faux soupir. Elle s'enfonça dans le siège, feignant d'être encore plus épuisée qu'elle ne l'était réellement - ce qui relevait de l'exploit.

« Ah... j'ai laissé ma baguette à côté..., soupira-t-elle. »

« Tu ne laisses jamais ta baguette à côté, rétorquai-je, abasourdie par l’étonnant spectacle que venait de m’offrir Kristen. Aucun sorcier ne laisserait sa baguette à côté. Encore moins quand cette baguette est une Relique de la Mort. »

Je n’arrivais pas à comprendre ce qui se passait. Voir Kristen servir le thé à la mode des non-sorciers était déroutante. L’acte n’avait, bien sûr, rien de dégradant, mais Kristen — la véritable Kristen — ne se serait pas abaissée à cette tâche. Habituellement, la magie débordait naturellement de chacun de ses mouvements. Mais de ça il ne restait plus rien. La Kristen qui était assise à côté de moi était devenue quelqu’un d’autre. Je me demandais même, durant un bref instant, si quelqu’un n’essayait pas de me piéger en faisant usage du Polynectar. Une idiotie rapidement balayée par les soupirs de ma bien-aimée ; si difficile à reproduire sans jamais l’avoir côtoyé longuement.

« Par Merlin, qu’est-ce qui t’arrive aujourd’hui ? »

Je ne voulais pas lui laisser l’occasion de me glisser entre les doigts une fois de plus. Je me fichais bien de la brusquer désormais. Elle n’avait aucun droit de me tenir à l’écart comme elle le faisait. Je supportais difficilement ses paroles vagues et son attitude mollassonne ; même sa fatigue commençait à me sortir par les yeux. Tout simplement parce que la femme que j’avais appris à aimer était tout le contraire de ce qu’elle me présentait à cet instant.

« Pourquoi tu ne brandis pas ta baguette magique comme tu le fais toujours ? Pourquoi ce silence de cathédrale ? Je vois bien que tu n’es pas normale, que tu me caches quelque chose. Je veux savoir quoi et surtout pourquoi tu te comportes comme ça. »

Croisant ses doigts, Kristen réfléchit. Son air devint soudainement moins fatigué que quelques secondes auparavant, comme s'il n'était plus sii utile d'en rajouter une couche, puisque Aude avait définitivement compris que quelque chose ne tournait pas rond. Et maintenant, Kristen se sentait vide, comme avant, ni plus ni moins. Comment expliquer à Aude ce qui s'était passé ? Kristen s'en sentait incapable. Prononcer elle-même ces mots aurait rendu la chose désespérément réelle. Si seulement il existait un moyen pour qu'Aude comprenne d'elle-même ce qui tourmentait Kristen, si seulement elle pouvait lui éviter d'avoir à le dire... Je suis devenue une cracmolle... Le visage de Kristen se crispa. Même en pensée, ces mots lui faisaient l'effet d'une tornade de bouts de verre lui ravageant le corps. Comment ne pas lui dire...?

Kristen prit une profonde inspiration et se leva. Elle se rapprocha d'Aude, la trouva décidément magnifique et, tandis qu'elle le remarquait enfin de sa pleine conscience, son visage prit un air plus triste. Elle interrompit son mouvement, hésitant un instant. Que perdrait-elle, en lui avouant la vérité ? Aude serait-elle dégoûtée ? Ne la reconnaîtrait-elle plus, comme Kristen ne se reconnaissait plus elle-même ? Kristen deviendrait-elle une autre à ses yeux ? Certainement rien de tout cela, mais Kristen, parce qu'elle aimait Aude à la folie - pas comme l'expression qui le dit un peu bêtement, mais jusqu'à pouvoir atteindre un certain niveau de démence -, ne pouvait s'empêcher d'imaginer le pire.

Enfin, elle se baissa vers Aude, enroula les doigts de sa main malade autour des doigts de la main délicate d'Aude et passa son autre main sous sa mâchoire, caressant à peine sa joue. Elle approcha ses lèvres des siennes et les frôla doucement, fermant les yeux et concentrant toute la magie qu'elle n'avait plus dans tout son corps, dans une tentative désespérée de voir apparaître un quelconque signe qui alerterait Aude - même si le but de l'exercice était, finalement, que rien ne soit palpable. Ses lèvres se détachèrent de celles d'Aude, sa main gauche se reposa sur l'épaule de sa bien-aimée, tandis que sa main droite rejoignit ses genoux. Son visage était désormais plus bas que celui, blond, lumineux, d'Aude Luneau. Kristen leva ses yeux bleus et tristes vers elle.

« Tu n'as rien ressenti du tout, n'est-ce pas ? »

Elle espéra qu'Aude comprendrait ce qu'elle voulait dire par là et qu'elle n'aurait ainsi pas besoin de prononcer les mots fatals. Je suis devenue une cracmolle.

Le temps était suspendu au-dessus d’Aude. Elle cligna deux fois des yeux, hébétée.

Depuis sa plus tendre enfance, elle possédait un don pour détecter l’aura magique de tout objet ou personne qui se trouvait dans son giron. Avec l’appuis des connaissances qu’elle avait acquises durant sa scolarité à Beauxbâtons, et l’expérience aidant, elle était devenue une experte reconnue sur le continent. Quelqu’un qu’on consultait tout naturellement pour déterminer la dangerosité d’un artéfact tout juste exhumé ou encore celle d’un haut fonctionnaire à qui on souhaitait offrir un poste important au sein du gouvernement.

Mais l’aura magique de Kristen n’apparaissait plus sur les radars de sa conscience. Plus du tout.

C’est impossible ! Je dois en avoir le coeur net !

Aude bascula en avant et embrassa fougueusement sa compagne en glissant sa main dans sa nuque. Ni la douceur de ses lèvres ni la chaleur de son haleine ne réussirent à détourner Aude de sa détection au peigne fin. Le résultat fut sans appel. L’évidence heurta le fond de ses entrailles sous la forme d’un gros bloc de glace. Kristen n’avait plus la moindre parcelle de magie en elle…

Les larmes lui montèrent immédiatement aux yeux. Ses mains se mirent à trembler. Elle caressa malgré tout les joues blanches de sa compagne en cherchant, dans ses yeux, une explication à cette terrible révélation. Son coeur cognait contre sa poitrine. Son émotion était si vive, qu’elle ravala un sanglot et se rua sur Kristen pour la serrer contre elle.

« Oh Kristen, que s’est-il encore passé ? demanda-t-elle d’une voix étranglée. »

Aude aurait tout donné, absolument tout, pour assurer à Kristen qu’elle avait une solution, un remède, quoi que ce soit qui lui permettrait de retrouver ses pouvoirs. Mais elle n’avait rien de tout cela. Au choc de cette terrible découverte s’ajoutait le poids, monstrueux, de sa réelle impuissance.

Aude pleurait. Elle pleurait à chaudes larmes.

Surprise par le retour de baiser, plus violent que celui qu'elle lui avait donné, Kristen se crispa un peu. Ce baiser n'était pas un simple baiser, elle le savait : c'était une vérification. Car non, Aude n'avait rien senti la première fois. Rien du tout. C'était désormais certain, et la petite Kristen de onze ans aurait pu s'écrier en elle : Je ne suis pas magique !

Elle détestait voir Aude pleurer. Non pas parce qu'elle détestait voir les gens pleurer de manière générale, mais parce qu'avec elle, justement, c'était différent. Elle ne dédaignait pas ses larmes. Collée contre elle, Aude dégageait une chaleur naturelle, réconfortante, même si son visage était inondé de larmes. Kristen ferma les yeux et serra ses bras autour d'elle, enfouissant son visage dans sa nuque. Comment lui expliquer ce qu'elle avait vécu depuis l'arrivée de Dai Hong Dao ? Bizarrement, voir Aude dans cet état lui donna presque de la force. Car il fallait qu'elle soit forte, pour elle. Kristen lui caressa lentement les cheveux. Autant tout dire sans détour.

« Avant-hier, Dai Hong Dao s'est présentée dans la Grande Salle, à l'heure du dîner, grâce au heurtoir menant au domaine de la secte du serpent rouge que m'avait laissé Biao Xixia. Elle disait être envoyée par Tran pour m'enseigner... de nouvelles choses. »

Kristen se garda de dire qu'il avait été question de son potentiel, de sa véritable nature et des racines obscures de sa magie. Même si Aude l'aimait comme elle était, Kristen ne se sentait pas toujours très à l'aise vis-à-vis de ses pratiques. C'était inhérent à ce qu'elle était : quand bien même elle défendait l'usage de la magie noire pour des raisons purement pratiques, voire logiques, elle sentait un brin de culpabilité face à l'éclat d'Aude Luneau.

« J'ai fini par accepter sa proposition... Je dirais que c'était une sorte de défi, et tu sais bien comment je peux y réagir. C'est une femme détestable. »

Elle soupira un rire infime qui se perdit dans le chevelure d'Aude. Finalement, elle se détacha d'elle pour lui raconter la suite de cette histoire.

« Je l'ai retrouvée hier pour notre premier cours. J'ai bu quelque chose qui m'a fait voir des choses qui n'existaient pas, et... Et ces illusions étaient en train de me tuer. J'allais mourir, dans mon délire, on m'avait planté une flèche dans le dos. Je l'ai arrachée et... Quand elle est sortie de ma peau, ma magie est partie avec. Je me suis réveillée et elle était entre les mains de Dai Hong Dao, sous la forme d'une sphère blanche et d'une sphère noire. »

Avant que la Française ne puisse dire quoi que ce soit, Kristen attrapa sa main et la fit passer dans son dos, pour qu'Aude puisse sentir que tout était bien réel. Rapidement, elle reprit :

« Bien sûr, j'ai protesté, je voulais la récupérer... Alors, elle m'a laissé le choix. Récupérer mon ancienne magie, ou tout réapprendre afin de repousser les frontières entre les magies. Tu sais quel a été mon choix. »