Environ une semaine était passée depuis les événements du 2 mai, mais le temps semblait si déformé que Kristen n'était pas tout à fait sûre de la date du jour. Elle avait beaucoup pensé aux implications du changement de régime magique dans son pays. On avait entendu à Poudlard, devenu une île coupée du monde, toutes sortes de rumeurs sur ce qu'il passait dans le pays. Quelques Patronus avaient pu fournir à Kristen des informations concrètes, mais brèves : contrôles "policiers" réprimant les nés-Moldus et omniprésence de forces armées dans des lieux supposément calmes étaient ce qui ressortaient le plus souvent de ces courts messages. Les informations reçues venaient surtout de Pré-au-Lard, en raison de sa proximité, mais il était possible, à force, de s'informer sur la situation globale un peu partout, notamment au Chemin de Traverse, autre lieu de vie typiquement sorcier. Pas dans le détail, certes, mais ce que l'on apprenait au compte-gouttes était tout de même assez parlant.

Si les Moldus étaient indifférents à Kristen, elle ne leur voulait pas spécialement de mal. En revanche, elle était convaincue que les sorciers, peu importe le sang de leur parents, étaient des êtres exceptionnels, choisis par la Magie, et que de fait, ils méritaient tous le même traitement. Consciente de la responsabilité qui accompagnait son rôle de directrice de Poudlard, mais aussi sa position de personnalité publique, elle réfléchissait aux moyens d'actions dont elle pouvait disposer pour rétablir l'équilibre et la justice.

Et puis, il y avait aussi le fait que, lorsqu'elle était petite, Cordelia ne lui parlait jamais de ses grands-parents - les parents de Cordelia, donc -, ni de l'époque trouble qui avait été la leur... Elle n'avait appris que bien plus tard, une fois adulte, que ses grands-parents maternels, Grace et Volesus Bradford, étaient des Mangemorts. Puis, c'était par son père, Angus, que Kristen avait appris que Cordelia ne s'était jamais remise de la perte de sa sœur, tuée par des Mangemorts parce qu'elle s'était éprise d'un Moldu qu'elle avait voulu défendre - d'ailleurs, avant de savoir cela, Kristen ne savait même pas que sa mère avait un jour eu une sœur. Personne, semblait-il, n'était réellement au courant, ou ne se souciait du fait que des ancêtres pas si éloignés de Kristen Loewy étaient des Mangemorts - ce n'est pas quelque chose que l'on crie sur les toits, après tout.

En bref, Kristen était peu désireuse de vivre quelque chose de similaire au régime mis en place par Voldemort, visant particulièrement les sorciers nés-Moldus, et la conscience qu'elle avait de sa place dans la société magique la poussait à vouloir faire quelque chose. Elle devrait, un jour ou l'autre, s'engager. Mais pour cela, il lui faudrait aussi redoubler d'efforts concernant son entraînement.

Les toc-toc-toc à sa porte la sortirent de ses réflexions. Elle releva la tête, écarta La Gazette du Sorcier dans un coin de son bureau et fixa la porte avant d'inviter cette personne à entrer - elle ne savait pas qui c'était, mais puisque son invité était arrivé jusque-là, c'est qu'il devait connaître le mot de passe pour monter. Un professeur, certainement. La porte s'ouvrit, et Irene Field pénétra dans le bureau.

Kristen l'observa d'une mine sombre pendant tout le temps qu'elle parla. Le visage de la directrice de Poudlard n'affichait aucune expression. Elle ne s'était pas levée. Finalement, elle soupira :

« Irene, je comprends votre crainte. Le Chemin de Traverse n'est certainement plus le lieu plaisant qu'il avait coutume d'être. Mais votre fils a une sorcière pour mère, et d'après ce que j'ai compris, le régime en place s'attaque aux sorciers nés de deux parents Moldus. »

Kristen fronça les sourcils, croisant ses doigts au niveau de son visage. Irene n'avait-elle pas dit que son fils n'avait que trois ans ? Comment pouvait-elle savoir s'il était un Cracmol ou non ? N'allez pas lui dire que le professeur Field l'a vu dans sa boule de cristal : elle n'y croirait pas, comme elle n'a jamais cru sincèrement aux arts divinatoires, trop sujets à interprétations, trop contournables, trop flous... Kristen elle-même avait déjoué trop de soi-disant prophéties pour y accorder un quelconque crédit. Sans y réfléchir davantage, elle posa donc tout simplement la question à Irene :

« Comment pouvez-vous savoir que votre fils ne sera jamais un véritable sorcier, s'il n'a que trois ans ? »

Elle soupira à nouveau et rabaissa ses mains sur le bureau.

« Écoutez, Poudlard ne peut pas se permettre d'accueillir tous ceux qui pourraient éventuellement être mis en danger par ce gouvernement. Je le voudrais pourtant, croyez-moi, je voudrais vous dire que toutes les familles pourraient être réunies ici, mais c'est tout simplement impossible. Personne ne peut connaître la situation de votre fils, vous-même ne pouvez en avoir l'absolue certitude, à cet âge. Par ailleurs, je ne crois pas qu'un enfant de trois ans puisse attirer l'attention de ce gouvernement... »

Malgré tout, Kristen ne pouvait s'empêcher de comprendre les craintes d'Irene. Et si cela avait été Owen ? Contre toute raison, elle aurait voulu le protéger. Même s'il n'avait pas eu de réelles craintes à avoir, elle l'aurait fait. Elle aurait voulu être près de lui, et était d'ailleurs soulagée qu'Owen soit en sécurité, à Poudlard, en ce moment-même. Ursula Parkinson et son gouvernement prendraient-ils le temps d'éliminer des enfants Cracmols, comme on jetait les bébés trop faibles dans des fosses chez les Spartiates ? Kristen ne pouvait pas y croire - rien de ce genre, pour le moment, n'était arrivé jusqu'à ses oreilles.

Ainsi donc, c'était bien une certitude de voyant. Agacée par cet oxymore, Kristen poussa un léger soupir, à peine perceptible. Partant du principe que Kristen ne croyait pas la certitude d'Irene fondée, il lui était difficile de prendre au sérieux la suite immédiate de son discours, même si... L'idée d'annuler la condition de Cracmol lui semblait assez intéressante. Elle doutait de la faisabilité de la chose, car d'après elle, un Cracmol était une personne censée devenir sorcière que la magie avait rejetée, au moins partiellement, et il lui semblait difficile de forcer la Magie à faire quoi que ce soit - elle plaçait cette entité abstraite, la Magie, à peu près au même niveau que la Nature. Et donc, on ne pouvait forcer la Nature sans passer par plusieurs stades de folie, sans être une des nombreuses incarnations de l'hubris. Mais les expérimentations, malgré tout, c'était son truc. À tort ou à raison. Bien sûr, elle n'avait pas l'intention d'expérimenter quoi que ce soit sur le fils d'Irene, car elle doutait qu'il puisse vraiment être Cramcol. Bref, après avoir laissé s'installer un silence suffisamment pesant, la directrice de Poudlard répondit :

« Votre fils n'est pas le seul Cracmol potentiel du pays, d'autant que pour... ceux qui ne croient pas à la voyance, il deviendrait très vite contreproductif de débuter des expérimentations sur la base d'hypothèses. Il me semble que les hypothèses viennent plus tard dans le raisonnement quasi-scientifique que vous évoquez, non pas à sa base. »

Kristen tapota ses doigts sur son bureau, ce qui pouvait être assez agaçant pour tout interlocuteur, mais qui était en fait le signe qu'elle réfléchissait à quelque chose. Elle fit un petit "mhh..." et reprit :

« Cela étant, il est vrai que j'ai déjà consenti à accueillir un jeune enfant entre les murs de l'école, pour une ancienne professeure qui n'en avait pas vraiment le choix... S'il s'avérait que j'acceptais d'accueillir votre fils ici, et votre fils seul car je comprends vos inquiétudes de mère, j'imagine que vous m'en seriez déjà reconnaissante, n'est-ce pas ? »

Le tapotement des doigts de Kristen reprit, et cessa. Elle s'enfonça dans son siège et dévisagea Irene, sans trop le faire exprès : son air dédaigneux lui était plus naturel qu'autre chose.

« Bien... Je saurai me souvenir de votre reconnaissance. »

Elle esquissa un petit sourire qui n'avait rien de rassurant et fit mine de caresser du bout de l'index quelques bouts de papier sur son bureau, puis épousseta délicatement de la paume de sa main le dernier exemplaire de la Gazette du Sorcier, le regardant de ses yeux plissés et malicieux. Ce geste aurait pu sembler affectueux, mais il n'en était rien. Soudainement, elle interrompit tout mouvement et ses yeux d'un bleu profond se posèrent sur le professeur Field.

« Poudlard accueillera votre fils et assurera sa protection, au même titre que tous les pensionnaires de l'école. Cependant, vous trouverez vous-même les solutions adéquates pour vous occuper de lui sans que cela n'entrave le travail que vous devez fournir en tant que professeur. Je ne permettrai pas qu'un adulte qui m'est étranger vienne à Poudlard exprès pour s'occuper de lui, donc vous vous arrangerez avec vos collègues, le personnel, ou quiconque aura votre confiance dans l'enceinte de l'établissement pour prendre en charge votre fils sur vos heures de travail et lorsque vous aurez quoi que ce soit à faire pour le compte de Poudlard. Il partagera vos appartements. Je compte sur vous pour vous montrer discrète quant à sa présence entre ces murs. »

Elle fit une pause, regarda aux quatre coins de la pièce sans raison réelle et conclut :

« Je ne souhaite pas qu'une queue se forme devant mon bureau pour me demander d'accueillir tous les petits frères et petites sœurs de nos élèves. »

La directrice de Poudlard observa l'objet qui avait été confié à Irene en avançant la tête et en plissant les yeux. Il lui semblait que c'était un bel objet en soi, même si elle doutait toujours des pouvoirs de la divination. Cependant, cet objet-ci se rapprochait apparemment, dans son fonctionnement, d'un Scrutoscope... En mieux, espérait-elle, car les Scrutoscopes et autres objets de détection de magie noire ou, plus généralement, de dangers, étaient réputés pour être assez peu fiables. Si cet océanoscope venait directement de la directrice de Motapu, il y avait fort à parier qu'il serait efficace.

Bien sûr, Kristen fut tentée de garder cet objet près d'elle, juste posé là, sur son bureau. Pourtant, elle commençait à se douter que l'année prochaine, il lui serait difficile de rester en permanence enfermée dans cette pièce. Ainsi, elle répondit :

« Merci pour cette information. Il me semble que vous allez être amenée à rester à Poudlard pour prendre soin de votre fils. Vos yeux seront donc certainement très attentifs. J'imagine d'ailleurs que c'est un prérequis lorsque l'on pratique la divination... Je vous demanderai évidemment de m'informer de tout mouvement de cet objet, positif ou non. »

Tout ce qu'elle espérait, c'était que le liquide bleu ne se mélangerait pas avec le blanc... Ou, si c'était le cas, que l'objet soit défaillant, qu'il se trompe. Elle n'aimait pas trop l'idée qu'une mort imminente la guette, même si, actuellement, elle se sentait pas mal exposée à ce genre de... risques.