Inscription
Connexion

17 avr. 2023, 16:46
Le Silence tombe  OS 

— départ
des parts (de mon cœur, éparpillées) —

Mais goutte à goutte, [...] le silence tombe. Se forme sur le toit de l'esprit et tombe sur des flaques en dessous. [...] Gorgé, rassasié, satisfait de ma maturité, moi que la solitude anéantit, je laisse le silence tomber goutte à goutte.
Les Vagues, Virginia Woolf



1ER SEPTEMBRE 2047,
VOIE 93/4

Alyona, 17 ans
Anastasia Farrow,
John Farrow,


Mes pensées me soufflent des mots comme si elles essayaient de me faire frissonner. Dernier aller. Dernière année. Et puis après ? Elles s'effacent, comme balayées par une force invisible. À leur place, l'angoisse vient se coller contre ma peau, ruisselant sur mon épiderme, transpiration de mon imagination défectueuse. J'essaye de la chasser en l'essuyant de mes doigts sales et humides, mais elle s'accroche, déterminée, inaltérable, coulant à flots sur ma peau. Alors, pour ne pas la laisser envahir trop durement mon esprit, je l'abandonne. Je fixe mon regard intérieur ailleurs, sur un point unique. Ma respiration qui s'était doucement affolée se calme. Je ne vois plus que ce point, ce détail, ce soleil à l'horizon. Mon angoisse s'est effacée ; elle ruisselle encore mais je ne m'en occupe plus ; elle disparaît progressivement. Le ciel de mes pensées s'est dégagé ; je perçois l'astre qui nous rend aveugle au reste du monde. Et il semble bien terne aujourd'hui. Comme si ses couleurs s'étaient effacées. S'effacent-elles forcément avec le temps ? Ou est-ce dû à quelque chose de plus grand mais de plus discret, peut-être aussi de plus éphémère ? J'aimerais me dire que mon état n'est pas lié à la perte de couleur de cet astre, que ce n'est pas quelque chose que je suis seule à voir et percevoir, que sa ternissure s'en ira au cours de la journée ; mais je dois me rendre à l'évidence : je ne peux pas me dire tout cela, parce que c'est faux. Si l'astre immense me semble plus terne aujourd'hui, c'est parce que mon monde a perdu de ses couleurs ce matin. Le bleu du ciel, le rouge des joues, le marron des yeux, le rose des lèvres, le jaune des écharpes, le vert des plantes ; tout est devenu plus terne. Aujourd'hui, c'est le début de ma dernière année à Poudlard, et je ne sais que penser de tout cela. Je sais juste que quelque chose en moi s'est fracturé et que mes pensées ont posé un voile gris devant mes yeux.
Merlin, que le monde me paraît terne et sans goût ! Je suis déjà nostalgique d'un lieu que je n'ai pas encore quitté.

J'avance sur la voie que je connais par cœur, baignée de silence. Derrière moi, mes parents sont là, eux aussi silencieux. Je devine aisément les regards étranges qu'ils laissent traîner sur mon dos. Cela fait bien plusieurs années qu'ils ne m'ont pas accompagné, et Merlin sait que cela m'a surpris d'apprendre qu'ils souhaitaient le faire cette année. Pour être honnête, je crois que cela m'a surpris autant que cela les a surpris ; ce n'était probablement pas une de leurs idées, et je soupçonne ma grand-mère d'être mêlée à cette bien étonnante venue. Cependant, je ne lui en veux pas. À vrai dire, la présence de mes parents me réconforte un peu. Ils parviennent à retirer une partie du poids qui pèse sur mes pensées et mes épaules, je ne sais de quelle manière.

Ma valise, que je porte du bout des bras, me paraît peser des tonnes. Elle cache mes craintes, mes doutes, mes hésitations, et toutes ces autres choses qui sont à l'inverse, douces comme le printemps : l'impatience, les sourires, les rêves, les espoirs, les rencontres. J'ai peur de partir de Poudlard avec cette valise trop vide, pas assez remplie de douceurs, cachant encore de trop nombreuses choses désagréables. J'ai peur que cette année ne soit pas aussi belle que je l'imagine. Pourquoi ne le serait-elle pas ? Poudlard a toujours rempli mon crâne de souvenirs incroyables, de ceux qui restent gravés et qu'on ne veut pas laisser partir. Pourquoi cette dernière année ne m'en apporterait-elle pas assez ? J'ai peur d'être déçue, de partir de ce grand château avec la sensation de ne pas avoir assez vécu dedans. Et si je passais à côté de moments formidables, d'occasions incroyables ? Il y en aura probablement d'autres, mais j'ai peur de voir cette aventure dans l'école de magie se terminer. J'ai peur de devoir mettre un point, moi que les fins font souffrir.

Ecco gigote dans ma poche. Il doit commencer à reconnaître le bruit du quai, le sifflement du train, l'odeur de tous ces élèves rassemblés pour un nouveau départ — le dernier, pour certains. J'imagine son angoisse grimper à chaque bruit, gravissant des escaliers immenses, et son coeur qui accélère, qui n'en peut plus de courir trop vite. Pourtant, moi, je ne ressens rien que ce grand vide étrange. Le monde me paraît silencieux. Mes pensées murmurent, mes perceptions me heurtent, et le monde ne fait aucun bruit. Trop tranquille, trop calme. À moins que ce ne soit moi qu'on ait enfermé dans un cercueil insonore. Alors je continue à marcher, doucement, bercée par le rythme étrangement lent de mes pensées.

Tous ces visages, tous ces regards, toutes ces bouches qui s'ouvrent et qui se ferment, soufflant des mots comme de la fumée. Toutes ces histoires qui s'écriront. À côté de combien passerai-je sans jamais y entrer ? Combien de rencontres raterai-je ? Combien de rendez-vous manquerai-je ? Trop ; beaucoup trop. Mon coeur se serre inexorablement. Je ne peux pas croire à une fin prochaine. J'ai encore tant de choses à vivre dans ce grand château, tant de personnes à découvrir, tant de possibilités à tenter ! J'ai l'impression de devoir écrire un dernier chapitre alors que mon livre vient de commencer, que les mots sont encore flous et le décor, à peine posé. Je n'ai pas envie de partir et pourtant, je sais qu'après, ce sera aussi une nouvelle belle histoire. Mais comment puis-je penser à la suivante alors que je me sens si loin d'être prête à terminer celle en cours ?

« Tout va bien ? »

Le silence qui entoure mes pensées explose délicatement.

« Oui. » J'ai presque du mal à articuler, à répondre, à laisser quelques mots s'échapper. Je flotte quelque part et tout est trop calme. « Je pense que je vais y aller. »

Maintenant ? Tout de suite ? Est-ce vraiment ce que j'ai souhaité dire ? Je ne veux pas y aller ! Mon esprit est plein de blizzard et je peine à réfléchir. Je n'ai pas le choix, je vais devoir y aller.

« Parfait. Le ton de ma mère est presque inquiet. C'est comme si elle était pressée de quitter ce lieu ou juste mal à l'aise. « Nous ne nous verrons pas avant cet été, c'est cela ?
Oui, répondis-je, laconiquement.
Profite bien de cette année, me lance mon père avec un grand sourire. »

Je remarque que ma mère avait une main sur mon épaule au moment où elle la retire.

Les sourires que me lancent mes parents me donnent le courage d'étirer également mes lèvres, mais le coeur n'y est pas. Nous nous saluons une dernière fois, puis ils se dirigent vers la sortie et quittent le quai.
Le silence m'engloutit de nouveau, comme une cape un peu trop grande.

Je fais quelques pas vers le train. Ma valise et mon coeur sont lourds. Je n'arrive pas à croire que c'est une des dernières fois. Chaque avancée m'est douloureuse. Je me revois fouler ce même sol régulièrement depuis sept ans. La première fois, je brûlais d'excitation. Anaë avait un sourire immense, de ceux qu'elle ne porte que rarement. Elle m'avait parlé tout l'été de Poudlard. Les autres fois, les émotions étaient moins fortes. Je gardais néanmoins une forme de hâte, heureuse de revoir ce lieu dans lequel je me sens si bien. Ces dernières années, j'avais presque oublié la signification de chaque trajet. Revoir Poudlard, découvrir de nouveaux visages, en perdre d'autres, c'était devenu une habitude. On monte, on arrive, on descend, on se gorge d'apprentissages et de souvenirs, et on revient. Aujourd'hui, c'est différent. Après je ne reviendrai pas.

Ah, Merlin ! J'aimerais me secouer pour faire tomber toutes ces choses désagréables qui pèsent sur mes épaules !

Je pousse un grand soupir, attrape fermement la poignée de ma valise et m'avance, presque sûre, presque trop rapidement. En quelques pas, j'atteins le train dans lequel plusieurs élèves montent déjà. À mon tour, je m'engouffre, comme pour empêcher mes pensées de me rattraper et rompre ce silence qui m'enferme dans mon crâne.

J'ai besoin d'y être ; j'ai besoin de retrouver ce grand château et ses pierres grises ; j'ai besoin d'y rêver encore un peu.

#466962Étudiante à l'Institut de Médicomagie et des Sciences Magiques — spécialité botanique
présence partielle