Leann avait été stoppée dans son cours de mathématiques ce matin par Miss Gwent qui était venue frapper à sa porte. On lui avait apporté des vêtements et quelques minutes seulement après qu'elle ait été coiffée et maquillée, elle transplana avec sa mère dans une rue de Dublin, qu'elle reconnaissait pour y avoir déjà mis les pieds dans le but de rendre visite à Ava. Mais là, son amie ne l'avait pas prévenue d'une quelconque invitation, et lorsque son père et sa grand-mère et les anciens - qu'elle appelait ainsi à cause de leur âge avancé et de leur place au sein de la famille - arrivèrent derrière elle quelques instants plus tard, elle comprit que ce n'était pas une simple visite de courtoisie et qu'il allait y avoir quelque chose d'important. Elle nota que James n'était pas là, ce n'était donc pas en rapport avec lui.

- Que faisons-nous ici ? Demanda-t-elle à sa génitrice qui marchait vers la demeure.

Elle ne répondit pas et se contenta d'avancer. Leann suivit la petite troupe, légèrement intimidée par ces personnes qu'elle n'avait pu apercevoir que de loin, lors d'importants rassemblements familiaux. Elle n'avait d'ailleurs jamais parlé à la plupart, et ne les connaissaient que de noms.

Arrivée devant la porte principale, Leann s'arrêta en même temps que sa mère et que son père et attendit que quelqu'un leur ouvre, une boule d'appréhension coincée dans sa gorge.

Ava lisait un livre, affalée sur l'un des fauteuils de l'immense salon de ses grands-parents paternels. Sa sœur dessinait sur la table basse. L'irlandaise se redressa sur son fauteuil lorsqu’elle vit son grand-père s’approcher, suivi par Cole, s’épargnant sans doute une remarque.

— Nous aurons des invités aujourd'hui. Cependant le sujet de cette visite ne vous concerne point, ainsi te prierai-je de rester dans ta chambre avec ta sœur. Trouvez-vous de quoi vous occuper, il se peut que cela dure un peu, lui annonça son grand-père en irlandais.

La petite hocha simplement la tête, rassurée de ne pas avoir à assister à cette fameuse réunion. Elle ne se souciait pas vraiment de l'identité de ces invités, ou encore de la raison de cette visite. Ava déduisit qu’en revanche, son frère devait se présenter devant ses invités, à en juger par la façon dont il était habillé.




Sa main ajusta sa veste dans un mouvement machinal. Malgré l'étouffante atmosphère qui régnait dans la salle, il arrivait à garder – ou feindre ? – un calme olympien. S'il avait déjà été exposé à d'innombrables situations comme celle-ci, la présence des membres de la famille assez éloignés dans l'arbre généalogique le rendait perplexe. De plus, tous leurs regards étaient plus ou moins tournés vers lui, que ce soit pour le dévisager ouvertement ou lui jeter des coups d’œil furtifs, à son plus grand agacement. Quel était donc la raison de cette entrevue ? Pourquoi son grand-père avait-il attendu le départ de ses parents pour lui informer de cette réunion ? De surcroît, ce dernier demeurait évasif sur le sujet, ce qui le rendait encore plus tendu.

— Ils sont là, fit sa grand-mère. En effet, des ombres se dessinaient au loin devant le portail, grand ouvert à cette occasion. Elle attendit que les invités soient devant les portes principales pour les ouvrir.

— Bonsoir !, claironna-t-elle dans un grand sourire. Sourire en plastique, comme aimait l’appeler Ava. Il aurait aimé qu’elle soit là, puisque pour l’instant, il était seul au beau milieu d’un petit groupe de personnes âgées.

Il reconnut quelques membres de la famille Hartley, et parmi eux une amie d’Ava – Leann, lui semblait-il. Il s'ensuivit des poignées de main, des salutations voire de petits dialogues. Son grand-père conduisit leurs invités vers le salon principal. Cole se contenta de le talonner sans un mot. Une fois arrivés au salon, son aïeul les invita à s'asseoir. Normalement, il devait y avoir de la place pour tout le monde.

Leann était foncièrement mal-à-l'aise, mais ne montrait qu'un sourire figé, de situation. Elle serra quelques poignets, ceux de sa propre famille et quelques-uns des Meywood également. Cette atmosphère était étrange, si bien qu'arrivés dans le salon, tous les regards de sa famille étaient tournés vers la jeune fille qui restait fixée sur sa mère, celle-ci ayant détourné le regard quelques instants plus tôt. Elle chercha donc des réponses chez son père mais celui-ci était complètement fermé. Dernière chance, sa grand-mère qui était désormais à l'autre bout de la salle. Elle traversa donc le salon, ses escarpins claquant sur le sol et s'inclina devant les personnes avec qui elle conversait.

- Pouvez-vous me dire ce qu'il se passe ? Je suis ici, mais je n'ai aucune idée de pourquoi la famille entière l'est aussi. Tournant la tête vers l'entrée du salon, Leann aperçut trois japonais. Son grand père, Akiko et un autre homme - bien plus âgé - qu'elle n'avait jamais vu. Qu'est-ce que c'est que ce bordel...

Une fois que tout le monde sembla présent, ils prirent tous place, une famille en face de l'autre. Leann fut placée au milieu, et ce ne fut qu'à ce moment qu'elle distingua le seul adolescent dans la masse. Un garçon, d'une quinzaine d'année. Et elle comprit. Ses yeux s'écarquillèrent et elle se tourna immédiatement vers son grand-père qui lui souriait légèrement.

- Sofu, va-t-on me mar-

Elle fut coupée par Akiko qui entra dans le vif du sujet :

- Cole, Leann, nous sommes sur le point de vous fiancer.

— Cole, Leann, nous sommes sur le point de vous fiancer.

Cette nouvelle le percuta de plein fouet. Ses yeux bleus se portèrent aussitôt sur son grand-père, cherchant la moindre trace de désaccord sur son expression faciale, mais celui-ci se contenta d'opiner du chef dans un sourire satisfait. Cole serra les dents. Tout se tenait. La blonde et lui, seuls adolescents de la salle. Ses parents, absents, afin d'éviter toute objection à ces fiançailles. Ava et Emma, absentes également, sans doute pour éviter de leur montrer le sort qui leur était probablement réservé lorsqu'elles atteindront son âge. Quoique, il auraient beaucoup plus de mal à tenir en place sa cadette qu'avec lui ou sa benjamine ; du haut de son sale caractère, il la voyait bien tenir tête à ses grands-parents.

— Cole est très galant et a été éduqué selon les bases de la hiérarchie des sangs, jugea bon de préciser sa grand-mère en direction de Leann, ce qui le fit tiquer. Merlin, elle lui donnait l'impression d'être une marchandise sur le point d'être vendue. C'était un peu le cas, sans doute.
— Fais le bon choix, lui souffla son grand-père en irlandais.

Le cinquième année sentit les regards perçants des membres de sa famille l'enfoncer dans son siège et retint de justesse un rire jaune. Le bon choix ? Il n'avait le choix que dans le sens littéral du terme ; si on prétendait le lui accorder, en réalité il ne pouvait se soustraire à ce mariage arrangé. A moins d'affronter les foudres de sa famille, chose pour laquelle il se sentait incapable.

La jeune fille, à l'entente de la déclaration de sa grand-mère maternelle ferma brièvement les yeux dans le but de digérer la nouvelle sans trop en faire. Bien qu'elle savait que cela allait arriver, elle n'aurait pas cru si tôt. Elle les rouvrit pour écouter ce que lui disait Carol, et tendit l'oreille afin d'entendre ce que répondit sa grand-mère.

- Eh bien, Leann a toutes les qualités que l'on peut espérer d'une jeune fille de cet ordre, j'espère que tu t'en contentera.

Elle avait déballé cela en regardant Cole, et en lui souriant. Leann n'en revenait pas, allait-on la donner à une famille qu'elle ne connaissait même pas correctement ?
Akiko s'avança vers la blonde - qui se raidit instantanément, horrifiée par la présence de la japonaise si près d'elle - et lui dit :

- Vous pouvez bien sûr refuser.

L'adolescente serra les dents en imaginant sa vie si elle osait refuser, et se remit à sourire. Mais seule ses lèvres étaient étirées, son regards traduisait une véritable détresse qu'elle ne pouvait pas cacher, malgré sa volonté de le faire. Ses yeux se posèrent finalement sur Cole qui n'avait pas l'air très partant non plus.
Leann prit finalement une légère inspiration, et, voyant qu'elle n'avait guère le choix, hocha fébrilement la tête. Elle continua d'une voix plus assurée, détournant le regard du jeune homme :

- Vous avez mon accord.

L'irlandais s'indigna intérieurement de la réponse que l'on donna à sa grand-mère. Il n'avait jamais demandé de fiancée et il n'en voulait pas, peu importe ses qualités. Il s'abstint de le dire à voix haute, évidemment. Sentant le regard de Carol sur elle, attendant sa réaction, il lui offrit simplement un pâle sourire en hochant la tête.

Cole plissa imperceptiblement les yeux en voyant la blonde se tendre à l'approche de celle qui semblait être sa grand-mère. Elle lui glissa quelque chose qui lui fit perdre son sourire quelques instants, cependant le châtain était trop loin pour entendre quoi que ce soit. Vu l'intonation, ce n'était probablement pas de l'anglais, de toute façon.

Il croisa le regard de l'adolescente, dans lequel il perçut de la détresse malgré son visage figé dans un sourire. S’il se sentait quelque peu rassuré du fait qu’elle ne semblait pas enchantée à l’idée d’un mariage, il le fut beaucoup moins lorsqu’elle exprima son accord à voix haute.
Les visages des membres de sa famille se peignirent d’une joie non dissimulée tandis que les regards se tournaient vers lui. Il serra les poings. C’était à son tour.

— Vous avez mon accord, compléta-t-il d’une voix lugubre.

Aussitôt ces mots prononcés, la porte s’ouvrit à la volée, s’ouvrant sur sa benjamine.

— Quelqu’un aurait vu mon crayon de couleur bleu clair, s’il vous plait ?
— Emma, reviens ici ! ordonna la voix de sa cadette, semblant venir du bout du couloir. Cette dernière ne tarda pas à arriver derrière la fillette, se confondant en excuses et s’apprêtant à la reprendre par la main avant de remarquer Leann parmi le petit groupe. Elle haussa un sourcil.

Cole se pinça les lèvres, réprimant un fou rire alors que son grand-père se crispait, tournant le dos à ses invités. Ses prunelles claires foudroyaient Ava sur place, mais celle-ci soutint sans mal son regard, chose qui dut l’agacer davantage. Elle finit cependant par s’éloigner avec sa sœur et John tenta tant bien que mal d’esquisser un sourire tout en se retournant.

— Je vous prie de les excuser. Reprenons donc.

Lorsque le garçon donna son accord à son tour, elle réprima un soupir et se résigna. Jamais elle n'avait voulu se marier, surtout pas avec le frère de son amie ! Devenir la belle-sœur d'Ava ? Ce n'était pas tant ce côté-là qui la dérangeait, c'était le fait de ne plus pouvoir agir librement. Avoir un petit-ami, se comporter comme elle le voulait avec d'autres personnes, exprimer ses opinions... ne pourra-t-elle plus le faire ? Son père ne masqua pas sa joie et se tourna vers sa mère pour l'exprimer. Le vieil homme asiatique qu'elle ne connaissait pas hocha simplement la tête, l'air satisfait et s'effaça en arrière.

Une porte s'ouvrit et Leann faillit pouffer de rire lorsqu'Emma, la sœur de Cole et d'Ava, déboula pour demander où se trouvait son crayon de couleur. Elle chercha tout de même autour de sa place si elle voyait son crayon, mais Ava troubla ses recherches. Elle la regarda un instant avant de se faire chasser par son grand-père.

Reprenant son sérieux, elle déclara avec un peu plus d'assurance :

- J'ai cependant une condition.

Ses grands-mères la regardait, les yeux grand ouverts, surprises de ce soudain élan de courage et toute sa famille sembla plisser les yeux.

- Je refuse que ces fiançailles interfèrent avec mes études et ma future profession.

Elle avait dit ça à la famille Meywood, car la bénédiction de la sienne ne l'intéressait pas. Elle y tenait, alors même si son ton l'avait elle-même surprise, elle ne se démonta pas et soutint le regard des membres opposés.

Si l'ambiance oppressante avait été allégé par l'intervention de sa benjamine, il avait croisé le regard d'Ava et il pouvait prévoir d'avance qu'elle le bombarderait de questions une fois cette entrevue terminée. Il mordit dans la chair de sa joue, pas ravi à l'idée d'en parler, encore moins à sa cadette. Il se voyait très mal lui annoncer qu'on l'avait fiancé à son amie.

Le cinquième année baissa les yeux vers ses mains. Il aurait tellement aimé pouvoir marier quelqu'un de son propre gré lorsqu’il était prêt à le faire, après avoir gagné en maturité au fil des années et accumulé de l'expérience professionnelle en tant qu'adulte libre. Chose qui lui était refusée dès sa quinzième année d'existence. La blonde avait quoi, treize ans ? Il ne devrait donc pas trop s'en plaindre, en fin de compte.

La voix de cette dernière brisa le silence. Il leva la tête vers elle alors que son grand-père arquait un sourcil, semblant partagé entre l'amusement et l'appréhension quant à ce qu'elle allait lui demander.

— Je vous écoute.

La blonde revendiquait ses droits, comme pouvoir poursuivre ses études et plus tard, exercer sa profession sans être gênée par ces fiançailles. John opina dans un hochement de tête.

— C'est entendu. Le but n’est point de perturber vos plans, loin de là.
— Tant que vous pouvez perpétuer notre famille et nous faire quelques descendants…

L’irlandais s’étrangla, les joues en feu. Cette remarque, qui était tout sauf nécessaire, ne fit que de rendre la relation entre lui et Leann encore plus embarrassante.

A vrai dire, elle s'attendait à un "oui" de la part du grand-père Meywood, mais lorsqu'il confirma ses attentes, elle hocha la tête en signe de remerciement. Il ne fallait pas oublier que si elle était obligée de demander cela, c'était uniquement car ses aïeux avaient eu la bonne idée de la fiancer. Réprimant un soupir frustré, elle entreprit une inspection minutieuse de ses ongles, signe d'une nervosité grandissante à cause du silence dans la salle.

Carol prit la parole à la suite de son mari, et ce qu'elle entendit ne la fit pas réagir plus que ça. Lorsqu'elle aperçut la réaction de Cole, elle souffla du nez, d'amusement, mais regretta aussitôt son geste en sentant le regard noir de sa grand-mère dans son dos.
Bien que cette remarque ne l'aie pas embarrassée plus que ça, elle l'avait énervée. Plus que de raison, car elle s'y était attendue depuis le moment où elle avait compris ce qu'il se passait.

Un instant plus tard, elle déclara en français, peu inquiète d'une quelconque compréhension de la part des deux familles. N'était-ce pas la vérité ?

- Une simple machine à pondre...

Au fond, elle espérait que quelques membres puissent comprendre, dans le seul but de voir leur tête. Le français, elle l'avait appris il y a des années, avec sa mère qui la fusillait du regard à tel point que, malgré son peu de considération pour ses réactions, elle n'osa pas se retourner pour la défier. L'insolence avait une limite, et les conséquences si elle la dépassait seraient terribles, si bien qu'elle ne souhaita pas prendre le risque.

Alors qu'il fixait les motifs dessinés sur le tapis, qui était devenu tout de suite beaucoup plus intéressant que tout le reste, la voix de Leann retentit à nouveau, brisant le silence.

— Une simple machine à pondre... souffla-t-elle en français, ce qui lui valut un regard noir de sa génitrice. Il en déduisit que cette dernière comprenait également cette langue. Il remarqua également des visages affichant un air gêné parmi le petit groupe que formait la famille de la troisième année.

La moitié de sa branche maternelle étant française, il avait naturellement appris le français avec sa mère et occasionnellement avec son oncle et ses cousines maternelles, qui ne parlaient pas du tout anglais, le forçant ainsi à exercer cette langue en leur présence.

— D’un point de vue, oui, répondit-il dans la même langue. Il se pencha légèrement et attendit qu’elle en fasse de même pour enchaîner d’une voix plus basse, afin d’éviter de se faire entendre par les autres : D’un autre, ils ne pourront plus perpétuer la famille ou peu importe le but de ces fiançailles sans nous. Ce qui nous donne un semblant de pouvoir sur eux, on pourrait donc leur imposer encore un peu plus de conditions, en restant dans la limite du raisonnable.

Vague tentative de se montrer un peu plus optimiste que d’habitude, et pour l’instant il peinait à trouver un quelconque un point positif dans cette affaire.